Page images
PDF
EPUB

>> me l'ont inspiré, mais uniquement le désir d'ac>> croître les lumières et le bonheur de l'espèce hu>> maine. Je me suis même efforcé de me rendre

très-intelligible pour que mes erreurs, si j'en >>> commets, soient plus faciles à réfuter, et moins >> durables; et je vous exhorte expressément à secouer sans scrupule le joug de toute autorité en >> fait de science, à commencer par la mienne. »

[ocr errors]

Telles sont les grandes vues du chancelier Bacon et l'immense projet qu'il a osé concevoir, on n'en saurait douter; car il n'y a presque pas un mot dans tout ce que je viens d'énoncer qui ne se trouve dans quelqu'un de ses écrits; et l'on peut même dire que tout le discours que je lui ai attribué n'est guère qu'un extrait de la magnifique préface qu'il a mise à la tête de son immortel ouvrage de l'Instauratio magna; à cela près cependant que je le fais s'exprimer sur quelques principes idéologiques et logiques, avec plus de précision qu'il ne l'a fait, et comme s'il était entré fort avant dans la route qu'il n'a fait qu'indiquer. Il fallait qu'un tel homme s'élevât parmi nous, pour que le genre humain sortît de la mauvaise route dans laquelle il était engagé, non pas depuis son origine, comme on le dit souvent mal à propos, mais depuis qu'il avait commencé à systématiser maladroitement ses connais

sances. Car Condillac a très-bien observé que les premières recherches de chaque homme, et par suite celles de l'espèce prise en masse, sont toujours conformes à la marche de la nature et par conséquent dans une bonne direction. Ce n'est qu'en avançant, et lorsqu'il commence à généraliser ses idées, que l'homme commence à s'égarer. Il perd alors de vue l'empreinte de ses premiers pas. Il fallait qu'un véritable miracle de notre intelligence eût lieu pour le ramener sur cette trace originelle et pour ainsi dire native, et pour que nos connaissances vinssent se replacer sur leur base primitive et fondamentale, et pussent recommencer à faire des progrès réels et sûrs, comme aux premiers jours de notre existence. Il fallait, en un mot, faire exactement ce qu'on fait à la chasse à courre, quand on s'aperçoit que les chiens ont abandonné l'animal qu'ils poursuivaient pour courir après un autre. On arrête, on abandonne tout. On retourne sur ses pas jusqu'à l'endroit où l'on était sûr d'être dans la bonne voie, jusqu'au point de départ, s'il le faut : et l'on recommence sa poursuite avec sécurité et succès.

Quand on songe combien il était difficile qu'une pareille idée se trouvât dans une tête humaine avec toute l'audace, toute l'activité, toutes les lumières, et tous les talens nécessaires pour la faire prévaloir,

on n'est pas surpris que ce phénomène ait été plus de dix-huit cents ans (à ne compter que depuis Aristote) sans nous apparaître. On est bien plus étonné qu'il ait jamais pu avoir lieu. Mais l'étonnement redouble quand on voit que ce hardi projet a été conçu par Bacon dès ses plus jeunes années, qu'il a senti tout ce qu'il a d'immense et même de gigantesque, qu'il n'en a pas été effrayé, qu'il a osé en rédiger et en publier le programme et la première ébauche avant d'avoir atteint l'âge de dix-huit ans, et qu'il a constamment travaillé toute sa vie, sinon à le mettre à fin, du moins à l'avancer. Cependant tout cela est prouvé, et par le témoignage de son éditeur Guillaume Rawley, et par une lettre que lui-même écrivit dans ses dernières années au père Fulgence, moine vénitien. Il y a plus; c'est que ces circonstances si extraordinaires étaient autant de conditions absolument nécessaires au succès. Pour qu'une entreprise pareille n'avortât pas complètement, et ne fût pas étouffée dans son germe, il fallait qu'il reçût un commencement de développement des mains mêmes de son auteur; et la durée de la vie d'un homme est si disproportionnée avec celle d'un tel travail, qu'il ne pouvait ni le commencer trop tôt, ni le continuer trop long-temps. Que de grandes pensées nous

avons vu périr sans fruit, pour n'avoir pas été préservées quelques années de plus des atteintes continuellement renouvelées de ceux qui auraient voulu les empêcher de naître, et qui ne sont parvenus à les anéantir qu'en abrégeant la vie de leurs défenseurs !... Heureusement celle du grand Bacon n'a pas eu ce triste sort; et d'elle renaîtra toujours tout ce qu'il y a de vérités sur la terre.

Il est donc très-intéressant pour l'histoire de l'esprit humain en général, et en particulier pour la science qui nous occupe, de bien voir comment Bacon a tracé le plan de cette grande rénovation et jusqu'à quel point il l'a exécutée.

Dans sa préface, il nous apprend lui-même que son ouvrage sera composé de six parties qu'il appelle,

1o Division des Sciences.

2o Nouvel Organe, ou Indices sur l'interprétation de la nature.

3o Phénomènes de l'Univers, ou Histoire naturelle et expérimentale devant servir de base à la Philosophie.

4o Échelle de l'Entendement.

Beaucoup de belles idées de Condorcet ne seraient point avortées, si on ne l'avait pas forcé de boire la ciguë.

5o Avant-coureurs ou connaissances anticipées de la Philosophie seconde.

6o Philosophie seconde, ou Science active.

Ces titres, dont quelques-uns ont besoin de commentaire pour être compris, nous avertissent, dès le début, que nous trouverons dans Bacon beaucoup de traces de cette mauvaise manière de philosopher, que lui-même voulait corriger. Au reste, il prend soin de nous expliquer très-bien son projet, et voici à peu près l'idée qu'il nous en donne.

Il annonce que la première partie, intitulée Division des Sciences, doit contenir une nouvelle distribution générale des sciences, laquelle comprendra non-seulement les sciences déjà connues, mais même celles qui manquent encore; et que relativement à ces dernières, il ne se bornera pas à une simple indication, mais qu'il donnera des vues et des moyens pour remplir les vides, et qu'il fera part des travaux auxquels il s'est déjà livré pour y parvenir.

La seconde partie, intitulée Novum Organum, ou indices sur l'interprétation de la nature, est destinée à montrer à l'intelligence humaine la marche à tenir pour accroître ses connaissances, et à lui enseigner une manière sûre d'arriver à la vérité. Comme l'objet de ce novum organum est préci–

« PreviousContinue »