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parénétique, impliquant la double possibilité de l'effet obtenu ou manqué de l'exhortation morale. Au surplus la religion n'est point la théologie, et c'est l'âme religieuse qui, en se livrant à la volonté de Dieu sans réserve, donne à des croyances qu'on supposerait devoir leur être équivalentes, à ne considérer que la pure raison, un caractère moral particulier, étranger aux formules rationnelles du déterminisme des phénomènes.

L'influence sociale de ces croyances a été en conséquence très différente de celle qu'on pense déduire d'une comparaison simple et directe entre la conception juridique de l'ordre du monde fondée sur les notions de liberté, de responsabilité, de mérite et de démérite, de récompense et de châtiment, et la conception de l'impuissance morale de l'homme, du péché héréditaire, de la prédestination et de la grâce, du salut par la foi seule. L'espèce de déterminisme impliqué dans cette dernière doctrine religieuse éprouve une telle transformation, par l'effet des éléments moraux et religieux qui s'y joignent, que, si on veut les étudier psychologiquement, alors même qu'on ne rapporterait pas le péché à une liberté primitive, mais qu'on le rattacherait lui-même à un ordre nécessaire de la création, on trouvera que les idées de justice et d'imputabilité y sont conservées, avec un sens profond qui ne saurait appartenir à la simple théorie cosmique de la chaîne des choses; et que le principe des œuvres, l'effort moral pour l'amélioration individuelle et sociale, ne peuvent point en être éliminés. Michelet a commis une grave erreur, lorsque, dans quelques pages éloquentes de l'introduction de son Histoire de la Révolution française, il a opposé, avec une sorte de simplicité abstraite et trompeuse, la justice à la grâce, la volonté libre et ses mérites à la transmission du mal entre des générations solidaires.

« Ce principe charnel, matériel, dit Michelet, qui met la justice et l'injustice dans le sang, qui les fait circuler, avec le flux de la vie, d'une génération à l'autre, contredit violemment la notion. spirituelle de la justice qui est au fond de l'âme humaine. Non, la justice n'est pas un fluide qui se transmette avec la génération. La volonté seule est juste ou injuste. Le cœur seul se sent responsable; la justice est toute en l'âme; le corps n'a rien à voir ici...

:

« Le point de départ est celui-ci Le crime vient d'un seul, le salut d'un seul; Adam a perdu, le Christ a sauvé.

« Il a sauvé, pourquoi? parce qu'il a voulu sauver. Nul autre motif. Nulle vertu, nulle œuvre de l'homme, nul mérite humain ne peut mériter ce prodigieux sacrifice d'un Dieu qui s'immole. Il se donne, mais pour rien; c'est là le miracle d'amour; il ne demande à l'homme nulle œuvre, nul mérite antérieur.

«<< Que demande-t-il en retour de ce sacrifice immense? Une seule chose qu'on y croie, qu'on se croie en effet sauvé par le sang de Jésus-Christ. La foi est la condition du salut, non les œuvres de justice. Nulle justice hors de la foi. Qui ne croit pas est injuste. La justice sans la foi sert-elle à quelque chose? à rien.

<< Saint Paul, en posant ce principe du salut par la foi seule, a mis la justice hors de cour. Elle n'est désormais tout au plus qu'un accessoire, une suite, un des effets de la foi...

<< Saint Paul avait établi que l'homme ne peut rien par ses œuvres de justice, qu'il ne peut que par la foi. Saint Augustin démontre son impuissance en la foi même. Dieu seul la donne ; il la donne gratuitement, sans rien exiger, ni foi ni justice. Ce don gratuit, cette grâce est la seule cause du salut. Dieu fait la grâce à qui il veut...

«Que serait donc le mérite, si nous pouvions encore employer ce mot? Être aimé, élu de Dieu, prédestiné au salut.

« Et le démérite, la damnation!... Être haï de Dieu, condamné d'avance, créé pour la damnation...

<«< Que la justice soit un don!... Nous, nous l'avions crue active, l'acte même de la volonté. Et voilà qu'elle est passive, qu'elle se transmet en présent, de Dieu à l'élu de son cœur.

« Cette doctrine, formulée avec plus de dureté par les protestants, n'en est pas moins celle du monde catholique, telle que la reconnaît le Concile de Trente... >>

Dans les pages qui suivent, Michelet établit un rapprochement entre la doctrine religieuse de la grâce et le règne social de la faveur, pendant le cours de l'ère chrétienne, jusqu'à la Révolution française, qui fut « la réaction tardive de la justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce ». Il attribue à la même doctrine l'incapacité juridique et politique du christianisme. Il lui intente l'accusation classique à laquelle doit s'attendre le déterminisme en général, celle que les anciens ont connue sous le nom d'argos logos, argument de l'inaction: «< Si, dit-il, on restait fidèle au principe que le salut est un don, et non le prix

de la justice, l'homme se croisait les bras, s'asseyait et attendait; il savait bien que ses œuvres ne peuvent rien pour son sort. Toute activité morale cessait en ce monde. >>

Et la vie civile, l'ordre, la justice humaine, comment les maintiendrait-on ? Dieu aime et ne juge plus. Comment l'homme jugera-t-il? Tout jugement religieux et politique est une contradiction flagrante dans uue religion uniquement fondée sur un dogme étranger à la justice (1). »

Ce dernier reproche part d'une évidente confusion d'idées. Michelet n'est pas un «< théocrate », un partisan de l'unité de pouvoir, de l'identité de la religion et de l'ordre civil. Pourquoi donc fait-il un grief à la religion de ce qu'elle n'est point juridique de sa nature, ou comment peut-il apercevoir dans la religion une contradiction entre ce qui est de son ressort et ce qui ne la concerne point? Ce qu'il devait reprocher, non pas précisément à la religion, mais à l'Église, au catholicisme, c'était d'avoir usurpé des pouvoirs et d'avoir voulu être juridique, contrairement à la nature de son idée génératrice et de sa fin propre. En ce cas, l'accusation porterait, mais en un sens tout contraire à celui que Michelet formule. Le vice de l'établissement ecclésiastique, tant séculier que régulier, dans le monde et dans les couvents, a été de se modeler peu à peu sur une idée juridique, laquelle, à raison des temps. et pour des causes entièrement étrangères à l'Évangile, s'est trouvée être l'idée césarienne. La grande erreur est la conception d'un pouvoir «< spirituel », d'un empire de la foi, d'une administration des âmes par voie d'obéissance, de hiérarchie et de contrainte. Mais rien de cela ne provient du christianisme natif et ingénu, de celui-là seul dont on peut dire qu'il était fondé sur un dogme étranger à la justice.

On s'exprimerait plus exactement si l'on parlait à ce propos de croyance et non de dogme défini conciliairement, car ce dernier suppose un pouvoir de définition. Il y aurait à distinguer entre la justice civile des lois et des conflits, et la justice, vertu de l'âme juste et état de la société juste, absolument bonne, aspiration commune de la vie religieuse et des républiques idéales des philosophes. Il est certain que la justice, en ce dernier sens, a été le rêve du messianisme juif et du millénarisme chrétien. Il ne

(1) Michelet, Histoire de la Révolution française, t. 1, p. xxxш-XL, fra édi

l'est pas moins que les notions juridiques n'en sauraient être séparées psychologiquement la différence consiste seulement en ce que ces notions se présentent, quand il s'agit des âmes et des sociétés de fait, en des conditions de trouble ou de perversion qui exigent règlement, lois et jugements, au lieu que, dans l'état idéal de paix et de concorde, on les suppose satisfaites et spontanément régnantes. Mais même à ce point de vue de la perfection morale, on ne les dépouille pas comme on veut de la forme qu'elles prennent nécessairement dans le monde de l'expérience.

Il resterait toujours à savoir si, comme le pensait Michelet, la doctrine du salut par la foi et de la gratuité du salut a exercé dans l'histoire une influence contraire aux idées juridiques. S'il en était ainsi, nous trouverions plus conforme aux exigences de l'analyse psychologique et de la critique historique de formuler inversement la proposition, et de dire que l'affaiblissement des idées juridiques a favorisé la tendance de l'esprit religieux vers les doctrines de la prédestination et de la grâce, favorisé surtout les spéculations des théologiens qui ont interprété dans un sens antijuridique la loi de la solidarité humaine dans ses rapports avec le péché en tant qu'imputable aux personnes. Pour ce dernier point, la question ne nous paraît pas douteuse. Mais est-il vrai que, toute théologie à part, toute formule dogmatique à part, la croyance à l'action absolue de Dieu sur l'âme et sa destinée se soit trouvée historiquement en antagonisme avec l'idée de justice et avec la notion juridique de l'État? Cette opinion est contraire aux faits; il suffira de rappeler ceux qui suivent :

1° L'Église catholique visa pendant le moyen âge à l'établissement d'une théocratie qui était la franche négation des principes du droit naturel et de la liberté civile, par conséquent de la justice même et de l'État, en tant que le pouvoir spirituel posait sa souveraineté directe sur les consciences, indirecte et non pas moins effective sur les actes. Telle est encore aujourd'hui la doctrine. Or, le paulinisme et l'augustinisme purs, ou comme Luther, Calvin et les jansénistes les ont compris, n'ont été acceptés ni durant cette période, ni postérieurement à la Réforme, par l'Église catholique. La liberté et le mérite des œuvres ont toujours conservé une place qui, ne pouvant paraître que nominale à ceux qui portaient leur attention sur la coadmission de thèses contradictoires (1), témoignait par là d'autant plus clairement une ferme (1) Michelet cite incomplètement et prend à contre-sens le texte du Concile

volonté de repousser les conséquences du nécessitarisme absolu. Finalement, les Jésuites, c'est-à-dire les représentants les plus entiers du principe théocratique, ont été, aux yeux des théologiens leurs adversaires, des « semipélagiens ».

2o Le mouvement de la Réforme s'est dessiné, tout le monde le sait, par un retour de croyance énergique au principe pauliniste, au salut par la foi, à la pure gratuité du salut. Mais tout le monde sait aussi que le protestantisme a affranchi la conscience religieuse, rendu ses droits à la souveraineté civile, poussé au progrès politique, et rouvert, tant par le travail de ses écrivains et de ses penseurs que par l'exemple donné de l'émancipation de l'esprit, et par le spectacle de ses propres divisions, la grande école de liberté, fermée depuis plus de mille ans, et que les purs humanistes de la Renaissance, à eux seuls, n'auraient jamais trouvé la force de relever contre la puissance de l'Église.

3o Il est plus que douteux que l'essor philosophique et rationaliste de l'esprit, en Angleterre et en France, dans lequel on s'accorde à voir une des principales causes de la Révolution française, eût pu se produire sans ce précédent de l'affranchissement religieux, sans cette conquête du libre examen, qui a porté d'abord, en fait, sur les intérêts réputés les plus sacrés de la vie individuelle et des États, et qui, commençant par la critique de l'autorité spirituelle, a dû nécessairement arriver à subordonner l'autorité en général au jugement et à la conscience du penseur, et finir par soumettre à son investigation directe toutes les vérités et tous les principes. Ce n'est qu'après avoir ébranlé les fondements de l'Église qu'on a pu examiner librement ceux de la société et ceux mêmes de la raison.

de Trente (session VI, chap. VIII) où sont admises et expliquées la grâce pure et la justification gratuite de Paul. Ce passage signifie seulement que la justification ne peut être suffisamment méritée par rien de ce qui la précède chez l'homme; mais non pas que la liberté est nulle et les œuvres inutiles. Et Michelet voulant jeter tout le christianisme en bloc dans le déterminisme absolu, sans tenir aucun compte ni des contradictions internes de la théologie, ni du côté pratique de la prédication de l'Évangile, qui, chez Paul lui-même, implique une idée juridique (voyez I Cor., xv, 58 et II Timot., Iv, 8), Michelet a le tort grave de ne point parler des canons de ce même concile où l'opinion de la grâce, pure faveur, tantum favorem Dei, est condamnée, où le mérite des œuvres, la réalité et l'efficacité du libre arbitre sont reconnues, où enfin la nécessité du « sacrement de pénitence » est affirmée, dernier trait, le plus important de tous pour comprendre l'intérêt théocratique de l'Église dans le litige de la foi et des œuvres (Concile de Trente, session VI, canons 4, 5, 9, 11, 17, 20, 24, 29, 32).

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