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nant à analyser, tout déterminisme à part, les rapports des doctrines du péché originel et de la grâce avec la morale.

Au premier abord, on pourrait croire que le péché originel étant défini par le christianisme sous une forme essentiellement religieuse, et mythique en outre ce qui cependant oblige le philosophe à interpréter, et ne le réduit pas à nier; et le mérite ou le démérite de l'homme étant estimés par rapport aux conséquences de ce premier péché, d'une part, et à l'intervention divine, de l'autre, et non point eu égard à l'intégrité du libre arbitre et à la pure loi morale; on pourrait croire, disons-nous, que les questions ici sont théologiques, et non pas philosophiques aussi, comme dans le cas où il s'agissait d'une conciliation cherchée entre la prévision certaine des événements par une intelligence supérieure et la liberté pour l'homme de ne les point produire. Mais il n'en est rien sous la forme où la théologie les a envisagés, les problèmes correspondent à des questions de morale et de philosophie de l'histoire, des plus profondes et des plus ardues, impossibles à éluder pour le penseur, à qui il ne suffit pas de considérer la personne abstraite et la situation de l'individu, libre ou non libre, en présence de l'idée du devoir, des passions et des nécessités naturelles, mais qui tient à se rendre compte aussi de la condition humaine, telle qu'elle résulte des origines de l'espèce, de son histoire, de la solidarité des générations successives, et de toutes les influences exercées sur l'individu par le milieu social. La question du péché originel, transportée de l'ordre religieux à l'ordre philosophique, est celle de la nature morale et des commencements moraux de l'homme : elle implique celle de l'essence du bien et du mal quant à la conscience, et s'étend à l'examen des idées de progrès ou de décadence dans les phases sociales. La question de la transmission du péché, ou de ses conséquences nécessaires, suivant la manière de l'entendre, intéresse les notions opposées l'une à l'autre d'imputabilité personnelle et de solidarité fatale, et pose le problème du libre arbitre en tant que demeuré intact, ou affaibli, ou anéanti chez l'individu par les effets de l'exercice antérieur de ce même pouvoir considéré collectivement. Enfin la doctrine de la grâce, qui semble exclusivement religieuse, conduit le théologien, quand les dogmes de la prédestination et de la toute action réelle de Dieu s'y joignent, à une conception du monde qui ne diffère des thèses plus abstraites du métaphysicien détermi

niste et panthéiste que par la présence de certains autres éléments de foi. Ces derniers sont, il est vrai, de fort grande conséquence pour la morale, je l'ai montré tout à l'heure, en essayant de caractériser le conflit du déterminisme et du libre arbitre au point de vue religieux; mais la logique et la philosophie revendiquent toujours l'examen de cette conception, en sa partie d'ordre rationnel, et notamment quant à la possibilité de l'accorder avec des croyances dont ses auteurs voudraient ne pas la séparer.

Pour entrer dans le débat du péché originel et de l'imputabilité, tel qu'il s'institua dans les premiers siècles de l'Église, la meilleure manière est de partir de la question simple et fondamentale que ne peut manquer de se poser en tout temps le penseur qui regarde l'homme comme la créature d'un Dieu tout bon et tout puissant: Pourquoi l'homme souffre-t-il? et pourquoi l'homme fait-il le mal? L'esprit juridique, dans la bouche des amis de Job, s'épuise déjà à soutenir, malgré l'évidence de la vie irréprochable du patriarche, que si Job est frappé, c'est qu'il est puni, et que s'il est puni, c'est qu'il a péché; et l'auteur, impuissant à trouver une conclusion plus satisfaisante pour son livre, essaie de confondre à la fois les plaintes amères de Job et les raisonnements de ses amis en évoquant le spectre de la puissance irrésistible de Dieu à qui nul n'a à demander compte ; après quoi cependant l'écrivain pieux rétablit Job dans ses biens: il n'a voulu que faire le recit d'une épreuve. Le même esprit juridique, un certain nombre de siècles plus tard et sous l'influence d'une vue plus pessimiste de la destinée humaine, généralisant le personnage de l'être souffrant, qui devient alors ou tout homme ou le premier ancêtre d'une race solidaire, Adam, déclare que décidément Job est pécheur et justement puni et n'a de salut à espérer que par grâce, dans une autre vie. L'état du problème moral n'est pas de ceux qui peuvent changer. On le retrouve le même, lorsque, longtemps après, un philosophe attaché à l'opinion des bêtes-machines, Malebranche allègue à l'appui de sa thèse l'argument qu'il ne se peut point que les bêtes souffrent, n'ayant pas péché. De nos jours on a vu un philosophe de l'école empiriste, Stuart Mill, déclarer qu'autant qu'il pouvait consentir à envisager l'hypothèse d'un créateur et d'une justice divine, la doctrine manichéenne, ou des deux principes, lui paraissait la plus capable d'expliquer les voies de la nature. Cette doctrine, en ses nombreuses variétés, celle de la chute individuelle

et de la responsabilité des âmes au sein d'une création éternelle, et celle de la corruption primitive et de la participation de tous. les membres de l'humanité à la coulpe et à la peine du péché sont les trois solutions du problème du mal qui se sont partagé les esprits durant les premiers siècles du christianisme. Cette dernière a triomphé dans l'Église. L'augustinisme et le pélagianisme n'en sont que deux interprétations rivales, l'une contraire au principe juridique, l'autre visant à le sauvegarder : il importe de remarquer, en effet, que Pélage et ses disciples ont accepté le principe du péché originel renfermé dans l'enceinte de l'humanité, et n'ont recouru pour expliquer le mal, ou pour en reculer l'explication, à aucune aventure des âmes antérieure à la vie de notre espèce, non plus qu'à aucune puissance malfaisante opposée à la puissance de Dieu dans l'œuvre de la création.

Reprenons l'examen du système origéniste (1) considéré dans ses rapports moraux. Il fallait que les textes de Paul, si formels en ce qui touche la réduction du péché à l'enceinte humaine, eussent acquis bien peu d'autorité pour que, deux siècles après les Épitres, il ait pu sortir du sein de la société chrétienne la moins suspecte, et se soutenir pendant longtemps, une doctrine comme celle d'Origène, qui remettait tout en question et rouvrait la voie à des spéculations du genre de celles qu'on avait si vivevement combattues dans le gnosticisme. Cette doctrine, comme celle de plusieurs des Pères les plus anciens, est éminemment favorable au libre arbitre : c'était chez eux une suite des tendances pratiques judéo-chrétiennes, et de l'idée naturelle du mérite des œuvres; mais cette doctrine est en même temps destructive de l'unité et de la simplicité de la conception chrétienne du monde. Sur l'un et l'autre de ces deux points, elle est en opposition parfaite avec celle d'Augustin, qui ne fut elle-même formulée que cent cinquante ans après. Origène admettait, à la vérité, l'œuvre de la grâce dans le salut, et l'incapacité de l'homme réduit à ses propres forces pour atteindre la justice. Il se serait mis entièrement hors du christianisme, en ne reconnaissant pas la situation, en elle-même irrémédiable, du pécheur, et la nécessité d'une rédemption. Mais, selon lui, le péché non seulement est un fait personnel chez chacun, de sorte que la chute particulière de l'auteur de notre race n'entraîne pas pour ses descendants une

(1) Voyez ci-dessus, 1. VIII, chap. v.

autre solidarité que celle qui provient d'imitation de la part de ces derniers; mais encore la condition humaine s'explique par un lien tout différent, qui attache chaque existence individuelle à des existences antérieures de la même âme, responsable de son passé. L'état corporel de tout individu naissant en ce monde, son caractère, la partie fatale de son être et de sa destinée sont déterminés par les suites d'une vie antécédente dont il a perdu la mémoire, et représentent une punition ou une récompense qui se proportionnent aux fautes commises ou aux mérites acquis. La liberté appelée à s'exercer sur le nouveau théâtre où elle a marqué sa place est secourue par la grâce, mais à condition de la demander et de la mériter, car c'est à elle de commencer, et non point à Dieu. Le monde est tout entier formé de ces êtres déchus, car tout a péché, les astres aussi bien que les anges tombés, ou démons, et tous les esprits unis à des corps. Les degrés de leur déchéance sont mesurés par ceux de leur participation à la matière.

Ce système devait tout naturellement conduire Origène à admettre les métempsycoses pythagoriciennes. On ne sait pas s'il y inclina en effet, ou s'il préféra laisser la nature des animaux dans le mystère. Sauf en ce point, qui reste indéterminé, toute la variété échelonnée de la création est donc l'œuvre des créatures elles-mêmes, que Dieu a faites égales entre elles et placées toutes dans les mêmes conditions. Origène suppose que ces êtres, primivement spirituels, ont été, sont et seront toujours en un certain nombre fini et fixe, et contenus dans un espace borné; car il voi clairement que la puissance divine, si elle n'est circonscrite, est impuissante à se comprendre elle-même, et, en d'autres termes, qu'un monde infini ne peut être l'objet d'une intelligence et exclut un dieu personnel. En cela, il se montre fidèle à l'idée de création. Il suppose également que ce monde créé, limité dans l'espace, accomplit une évolution limitée dans le temps, laquelle ramène les esprits dégagés du corps à leur origine première et les réconcilie avec leur auteur. Mais ce retour général, dont la liberté, par elle-même, ne renferme aucune garantie, exige une nouvelle intervention, qu'on est fort en peine de définir, de l'œuvre rédemptrice. Et cette solution du problème de l'univers moral est une solution inutile; cette fin n'est pas une fin; l'infinitisme, jusque-là contenu, déborde dans la doctrine, à cet endroit. L'évolution de cours limité qui prend les esprits dans la paix divine et les y ramène à travers le circuit de l'existence corporelle,

sous l'action combinée du libre arbitre et de la grâce, n'est, comme l'évolution fatale d'Héraclite et des stoïciens, qu'une phase de la vie universelle, avec cette différence que les phases d'Origène, au lieu de se reproduire et de se répéter toujours les mêmes, en vertu de la nécessité, admettent les déterminations variées des âmes libres. Mais ces mondes successifs détruisent l'unité de la création; l'acte créateur lui-même recule à l'infini, devient éternel, et il n'est pas plus intelligible ou moins contradictoire qu'une intelligence s'applique à la représentation de choses sans bornes dans le temps, qu'il ne l'est qu'une puissance s'étende actuellement à la production de choses sans bornes dans l'espace.

La prescience absolue de Dieu, qu'Origène admettait avec la généralité des théologiens, était donc à la fois impossible en son objet (l'acte contingent) et impossible quant au sujet intelligent et personnel auquel on devait l'attribuer. Si la liberté n'est pas un pur nom, c'est un sophisme évident de prétendre, avec Origène, que la prescience ne fait point la prédétermination vu qu'elle résulte de ce que les choses seront, et ne les fait pas être. En raisonnant ainsi, on accorde la certitude des futurs, et il n'importe guère que la prescience suive logiquement, au lieu de le précéder, l'événement qu'elle ne suit pas, mais qu'elle précède en fait, et qu'elle certifie. Toutefois si la prescience, entendue de la sorte, exclut tout indéterminisme, elle reste compatible avec l'idée que nous nous formons d'une intelligence donnée dans une personne; mais s'il faut en outre qu'elle ait porté d'avance sur les événements qui ont composé une infinité de mondes successifs dans le passé, et qu'elle ait porté et qu'elle porte sur une infinité de mondes successifs, encore à venir, toute idée de conscience réelle et de personnalité en Dieu devient insoutenable; on est manifestement rejeté dans un autre ordre de doctrines. La suite des évolutions libres des mondes finis doit céder la place aux périodes nécessaires d'une évolution infinie unique.

Des théories de la même famille, c'est-à-dire analogues au gnosticisme, sauf que les idées de création et de liberté y remplaçaient celles d'émanation et de nécessité, ont dû s'étendre sans trop d'opposition dans toutes les parties de l'Église soumises à l'influence alexandrine. Il faut traverser plus d'un siècle après la mort d'Origène, arriver à la fin du Iv°, pour trouver de violentes polémiques engagées et des synodes réunis pour la condamnation des doctrines de préexistence des âmes, de création éternelle, de

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