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dividu se prévaut, et de la valeur morale de ses actes, comparés à l'idéal de justice.

Consentons, pour un moment, à donner le nom de pessimisme au jugement porté sur le monde, sur l'ordre social et sur la vertu de l'homme, par la conscience morale et par la foi religieuse, unies en des affirmations concordantes touchant la droiture de la vie et ce que Dieu commande. Ce jugement de ce que valent en réalité les choses, comparativement à ce qu'elles devraient être, ce pessimisme ne diffère pas au fond de l'esprit du christianisme, qu'il faut suivre en remontant jusqu'à ses premières sources, dans le prophétisme hébreu, et en descendant jusqu'à nous, à travers tout ce qu'il y eut d'hommes qui s'en inspirèrent sans trop de mélanges impurs et de compromis, sans consentir à le soumettre à la politique mondaine du gouvernement de l'Église. Seulement, il faut remarquer que le pessimisme religieux est tout le contraire de la philosophie pessimiste de notre époque, en ce sens qu'il cherche en Dieu la justice et le salut que le monde ne peuvent donner, au lieu que cette philosophie athée conclut au désespoir et résout le problème du salut par le consentement au néant. La forme chrétienne de ce recours à Dieu, après la déclaration de l'incapacité morale de l'homme, après le renoncement à toute justification par soi d'un monde plongé dans le péché, c'est la croyance en un Christ porteur de la parole de vie, qui sauvera, par leur foi, ceux qui croiront en cette parole et s'uniront à lui pour vivre avec lui dans le sein de son Père céleste. L'amour supplée à l'irréalisable justice.

Quand la doctrine de l'absolu divin de connaissance et d'action se joint à cette croyance pour présenter au chrétien la vertu de l'homme comme impuissante non seulement pour la vie éternelle, mais même pour accomplir par soi quelque chose de méritoire, ou un acte qui se puisse dire réel; quand, d'une autre part, l'expérience et le bon sens lui enseignent que ni tous les hommes, ni le plus grand nombre probablement, ne pourront être gagnés à la foi, il est naturellement amené, de l'idée de cette foi dont ni la raison ni aucun mérite possible ne renferment une cause suffisante, à l'idée de la grâce pure et de la prédestination.

Ces dernières conséquences, en tant qu'exclusives du libre arbitre, sont des produits de spéculation théologique et ne sont pas nécessairement inhérentes à la doctrine du péché, de la rédemp

tion, de la grâce et du salut par la foi. S'il existe des contradictions (et, en effet, il y en a) dans les théories soit protestantes, soit catholiques, qui ont eu pour objet de concilier avec la liberté humaine un ordre d'idées essentiel au christianisme, ce n'est pas que la conciliation soit réellement impossible; mais on a voulu conserver les dogmes de la prescience divine absolue et de la toute-puissance, en un sens qui ne laisse subsister aucun acte possible en dehors de l'action même de Dieu. De là vient la contradiction fondamentale dans laquelle se débat la théologie, sans parler de quelques grandes doctrines philosophiques qui ont suivi sa trace; et c'est un frappant exemple de la disposition de l'esprit humain à méconnaître des évidences logiques dans l'intérêt de certains partis pris de la passion ou de la tradition.

Mais enfin ces conséquences, quelles qu'elles puissent être dans le prédestinatisme, suffisent-elles pour autoriser « l'argument de l'inaction », le reproche de supprimer, chez le croyant, toute activité morale? La question ne nous paraît point si simple que cela, même en ce qui touche la croyance déterministe considérée en général, ou sur le terrain philosophique, abstraction faite de tout rapport entre l'ordre nécessaire des choses et la volonté d'un Dieu qui commande certaines choses et en défend certaines autres. Qu'il nous soit permis de citer quelques lignes dans lesquelles nous avons résumé ailleurs ce que l'analyse psychologique nous apprend sur ce point. Il s'agit d'une objection contre le déterminisme, tirée de ce que le théoricien nécessitaire est obligé pratiquement d'agir sous l'empire de la croyance à la liberté morale, tandis qu'il devrait en tout et toujours se conformer et suivre le train des choses.

« Les défenseurs de la nécessité semblent répondre logiquement à cet argument. La nécessité même est pour eux un dernier refuge où ils se croient inaccessibles, et c'est elle qu'ils chargent d'une anomalie dont ils devraient être responsables. Si, disent-ils, nous nous comportons, dans la pratique, à la manière des autres hommes, en employant notre volonté, nos passions, nos actes, notre influence, pour déterminer des événements ordonnés à l'avance, et comme s'ils pouvaient pourtant ne pas se produire, c'est que notre volonté, nos passions, sont préordonnées aussi et nécessaires; et, dans le cas où elles n'existeraient pas, les événements dont elles sont des conditions n'existeraient pas non plus : dès lors le dogme de la nécessité ne conseille point l'inaction,

ainsi que tant de moralistes l'en accusent. Mais cette réponse ne va pas au cœur de la question. Pénétrons plus avant et demandonsnous ce qui arriverait si l'homme pratique n'oubliait jamais que tout est nécessaire, et si sa conviction de théorie demeurait véritablement présente aux modifications, aux déterminations queiconques de sa vie. Jugeons du caractère moral de la thèse nécessitaire, non sur les actes, produits journaliers de la raison pratique et de l'inaliénable apparence du libre arbitre, mais sur ceux qui conviendraient à l'hypothèse où l'agent aurait la conviction nette et continue de ne pouvoir faire à chaque instant que ce qu'il fait, vouloir que ce qu'il veut, désirer que ce qu'il désire. Supposons cette conscience inébranlable, autant que toujours présente, et telle en un mot qu'un maniaque pourrait seul la posséder. N'arrivera-t-il pas de deux choses l'une, ou que le sujet mis en expérience, étant de nature molle, peu passionnée, se croira dispensé de tout ce que nous appelons effort, lutte avec soi-même, lutte avec le dehors, courage, ardeur, peine volontaire, et que, abandonnant les choses à leur cours, il justifiera les effets de son humeur patiente ou de son cœur lâche par les arrêts du train nécessaire du monde? ou qu'animé de passions violentes et se croyant assuré d'un avenir qui comble ses vœux, il s'emportera à tous les excès du fanatisme, se commandant à lui-même les attentats qu'ordonne le ciel. Si c'est, au contraire, le désespoir qui l'envahit, il se plongera vivant dans la damnation et dans la mort de l'âme. Je parle de manie pour accuser plus fortement la vérité; mais n'avons-nous pas des exemples de ces caractères à tous les degrés, depuis le genre anodin jusqu'aux extrémités les plus sombres? Le dogme de la nécessité peut donc engendrer, chez l'homme qui le pratique sérieusement, l'inaction ou la fureur, la résignation ou le fanatisme, mais, dans tous les cas, il le jette hors des voies de la morale naturelle et commune. L'existence de la raison pratique la plus vulgaire est une antinomie dans le système nécessitaire. Si la morale est vraie, cette nécessité qui produit la morale se met en opposition avec elle-même. Si la morale est fausse, pareillement. Et, vraie ou fausse, la morale n'a guère moins d'universalité que la nature humaine (1). >>>

Les lignes qui précèdent appartiennent à une discussion de théorie sur les systèmes comparés du libre arbitre et de la néces

(1) Essais de critique générale, Psychologie, t. II, p. 325.

sité. Ici il s'agit exclusivement des conséquences morales qu'on peut prêter au déterminisme, et en particulier au déterminisme religieux. Quand la religion n'intervient pas, avec le commandement divin qui prescrit des pensées et une conduite comme seules et absolument bonnes, quels que soient les faits éternellement décrétés, nous remarquons déjà: 1° que le sentiment de la liberté s'impose pratiquement à l'agent, et ne permet point, chez lui, la production nette d'effets moraux, qui ne seraient attribuables à la conviction nécessitaire qu'au cas où celle-ci pourrait obtenir, dans la conscience, une place équivalente à celle que le sentiment de la liberté y occupe en fait; 2° que, dans la mesure où cette conviction peut influer sur les jugements et les actes, on conçoit aussi bien des effets d'énergie extrême et de fanatisme que de résignation et d'inaction: les derniers sous l'influence de l'idée que ce qui est ou arrive est tout ce qui peut et doit arriver, et qu'il n'y a qu'à suivre le cours spontané des choses, intérieurement comme extérieurement; mais les premiers, sous l'empire d'une pensée arrêtée et forte de ce qui sera, parce qu'on le désire, on le veut, on le prévoit et on l'attend. Ces résultats opposés, tous deux compatibles avec une même opinion de théorie sur la chaîne invariable des choses, vu l'ignorance où est l'agent de ce que l'avenir tient en réserve, dépendent des autres idées qu'il s'est faites, de sa puissance intellectuelle ou morale et de son caractère.

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Il est facile à présent de se rendre compte des modifications que la foi religieuse apporte à l'attitude déterministe de l'esprit ainsi expliquée. Sur le premier point, obligation imposée pratiquement au nécessitaire de penser et d'agir sous la condition de se représenter certaines pensées et certains actes, des siens et de ceux d'autrui, comme admettant, avant d'être, différentes possibilités d'être, la croyance à une volonté suprême qui commande telles ou telles de ces déterminations envisagées dans l'avenir, et qui en défend telles autres, s'ajoute à l'apparence, qu'on ne saurait éliminer, du libre arbitre, et à la conscience morale: elle arrête l'esprit sur la pente de l'acceptation universelle des faits que leur nécessité semble justifier.

Sur le second point, - résignation à l'inévitable, passivement conçu, ou énergie déployée pour la production de l'inévitable prévu, la même division et les mêmes tendances contraires s'observent, sous l'influence de la foi. La soumission à la volonté

de Dieu et le respect des « vues impénétrables de la Providence >>> engendrent dans certaines âmes une acceptation sui generis, profondément différente de celle qui peut naître de l'opinion du déterminisme mécanique, ou encore de la théorie du bien et du mal en tant que faits tout relatifs et mutuellement conditionnés dans l'ordre fatal d'un procès spontané du monde. La croyance à la prédestination personnelle est elle-même étroitement liée, jusque dans les cas excessifs du quiétisme, à l'idée d'un état de la conscience et d'une disposition de la volonté qui dénotent justification ou réprobation; et c'est là un trait essentiel auquel on ne peut rien trouver d'analogue en dehors du prédéterminisme de forme chrétienne.

L'histoire des sectes religieuses démontre surabondamment l'existence de l'autre espèce des conséquences possibles de la loi fataliste. L'enthousiasme, l'ardeur à l'action, les espérances conçues pour une rénovation rapide et radicale de la société et des mœurs, parce que telle est la volonté de Dieu, dont l'exécution est remise à ceux qui connaissent cette volonté et s'en donnent pour les garants auprès du monde, tout cela se rattache à aussi bon droit que la disposition résignée et quiétiste de l'âme aux prémisses logiques du prédéterminisme théologique. Si donc il s'agit des atteintes à la loi morale, c'est encore moins l'argument de l'inaction que celui du fanatisme et des crimes commis par les fanatiques religieux qui peut servir à combattre les doctrines dont Michelet a si mal étudié les conséquences sociales.

Quel que soit celui des effets qu'on imagine de la croyance au prédéterminisme divin, chez un individu donné, selon son caractère natif ou acquis, il faut toujours se souvenir que l'un et l'autre sont des excès en dehors de l'humanité moyenne et ordinaire, et que l'agent a pour le retenir dans les voies communes de la morale: 1° l'inévitable sentiment pratique des futurs contingents et de la possibilité des décisions contraires dans la conduite, ce qui a lieu également quand c'est du déterminisme philosophique qu'il s'agit ; et 2o la notion de la loi naturelle de justice, non seulement en elle-même ou dans la conscience, nous avons remarqué que l'apôtre Paul en admettait formellement l'existence à propos du devoir chez les païens, mais encore formulée dans le Décalogue, auquel il n'a jamais été dit que la foi et la grâce puissent autoriser à désobéir. Nous avons mainte

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