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Il est donc très certain qu'une révolution religieuse dont l'un des caractères essentiels est la négation (au regard de Dieu) de ce que l'Église avait tenu à professer touchant une certaine mesure de libre arbitre, un réel mérite des œuvres et une contribution de l'humanité à son propre salut, a été le point de départ de toutes les libertés modernes, libertés religieuses, philosophiques, civiles et politiques. Tel est positivement le fait; un pur historien, n'ayant point à regarder au delà, serait obligé de conclure que l'incompatibilité signalée par Michelet est imaginaire. Mais un logicien peut aller plus loin et reconnaitre que la contradiction est toute dans les mots. Il suffit de définir les acceptions ou applications diverses du mot liberté, pour s'apercevoir que les conclusions tirées des unes aux autres ne reposent sur rien; tandis que l'analyse des conditions du fait psychologique et historique montre une étroite dépendance entre l'idée de la servitude absolue de l'âme par rapport à Dieu, à Dieu seul, et l'idée de son affranchissement par rapport aux hommes et spécialement aux prêtres. Psychologiquement, si l'on considère la foi du chrétien déterministe, qui rapporte les différents mouvements de son àme, les uns aux actions de la nature (ou aux suggestions du Malin), les autres aux actions de la grâce, on peut dire que l'attitude de ce chrétien à l'égard des hommes et de leurs coutumes et traditions, à l'égard d'une Église quelconque et de son enseignement officiel, ou de son culte consacré, revient exactement à celle que les philosophes nomment l'autonomie de la conscience. Et, en effet, il est manifeste que l'ordre de dépendances où se sent être ce chrétien n'a nulle existence externe matérielle, et lui laisse sa liberté positive.

Historiquement, l'abandon du principe des œuvres en faveur de la foi signifie aussi l'affranchissement c'est l'Église dépossédée du pouvoir d'arrêter les conditions du salut, et du privilège de distribuer par les sacrements les moyens de l'obtenir sur la terre, et de donner des places dans le ciel. Par la prédestination gratuite, c'est-à-dire par la mise en rapport éternelle et sans intermédiaire aucun de la créature avec le Créateur, la fonction sacerdotale est supprimée, les commandements de l'Église et les sacrements deviennent inutiles. Il arrive infailliblement, sous l'empire de ces nouvelles idées, que toute autorité ecclésiastique, l'autorité de la foi d'un homme sur la foi d'un autre, anéantie; qu'il n'en peut plus rien subsister, hormis la simple

au fond

-

est

déclaration des termes d'une foi commune entre des hommes qui ont effectivement une foi commune et s'entendent pour un culte commun; que c'est à cela qu'une Église se réduit; - enfin que le Compelle intrare, même sous ses formes les plus adoucies, manque désormais de fondement. De là la tolérance, et, mieux que la tolérance, le respect chez autrui de la foi dont on exige le respect pour soi-même, et dont on ne connaît point ici-bas de juge.

D'une autre part, le droit de commander aux croyances, dénié à l'Église, n'a pu être accordé au magistrat civil, autrement qu'en des circonstances exceptionnelles, ou par l'effet d'erreurs et de préjugés sur les exigences du lien civil lui-même ; mais dès que l'ordre civil comporte des principes et des règles d'une autre nature que la foi ainsi ramenée au for intérieur et personnel, et soustraits au pouvoir spécialement spirituel qui prétendait s'y introduire, il doit arriver que le même croyant qui s'est jeté dans la plus absolue des doctrines sur la puissance de Dieu, l'infirmité et la sujétion de la nature humaine, de la volonté humaine, se trouve politiquement le plus indépendant des hommes et le plus disposé en théorie, puis en pratique, à définir et à revendiquer les « droits de l'homme et du citoyen ». L'esprit républicain a éclaté à la suite de la Réforme, dans les ouvrages des publicistes et dans les faits, autant que l'état politique des différentes nations a pu permettre aux idées de se produire.

Les conséquences qu'on suppose ordinairement du principe religieux de l'«< inutilité des œuvres » sont donc assez réfutées par l'histoire. Prenons cependant ce principe en lui-même. Il y a trois points à considérer: 1° les œuvres dans le sens ecclésiastique du mot; 2o les vertus morales, les bonnes œuvres, appréciées indépendamment de toute religion positive; 3° la thèse de l'impuissance de l'homme pour la justice, au total, d'après quelques principes qu'il se dirige. Le premier point est capital dans la question : quand Paul attaqua le mérite des œuvres, il s'agissait essentiellement des œuvres de la Loi, au sens juif, et de tous les assujettissements qu'elle comportait; sa doctrine fut donc une doctrine de délivrance, d'ailleurs toute conforme à l'esprit de l'Évangile. Et quand les Réformés du xvI° siècle revinrent à la théorie du salut par la foi seule, ils affranchirent les âmes d'une servitude non moins grave, puisque l'Église avait institué des devoirs nouveaux,

des œuvres à elle, des sacrements et des rites, faute desquels il n'y avait ni vertu, ni austérités, ni œuvres morales qui pussent être de la moindre utilité pour le salut, suivant elle, en sorte que le salut de chacun était mis à la discrétion du prêtre, docteur, directeur, confesseur et distributeur de pardons pour la vie éternelle.

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Si de là nous passons à la considération de la conscience morale, des actes moralement bons qu'elle inspire, et qui se trouvent subordonnés à la foi par la même doctrine, - subordonnés en tant que méritoires devant Dieu; et si nous cherchons à nous rendre compte de l'influence qu'une telle croyance peut exercer sur l'agent qui en est pénétré, il y a une importante distinction à faire entre les actes humainement méritoires et l'état ou acte suprême de l'âme qu'on pourrait appeler divinement méritoire. La valeur intrinsèque des premiers n'a jamais été contestée; Paul notamment a reconnu la notion du devoir, dans l'acception païenne, d'une manière expresse. Est-il juste de penser que le devoir est en danger d'être déprécié, ou que son observation doive devenir plus malaisée, par le fait que l'homme de foi l'envisagera dans un rang subordonné, relativement à l'espérance du salut, ou bien comme l'effet, non comme la cause de son espérance? Cette foi, il faut la supposer donnée (c'est l'hypothèse même), et il faut y joindre ce que ce même homme n'ignore pas, à savoir qu'il y a telle chose que des «< commandements de Dieu »>, et que celui qui a la foi doit obéir à la Loi. Va-t-il faire ce faux raisonnement que, puisque la foi suffit, on peut négliger, peutêtre mépriser les œuvres ? Mais, si c'est là un faux raisonnement, il n'y a pas de bonne doctrine à laquelle on ne puisse objecter en lui en prêtant de tels. Or, c'en est un certainement, puisque la foi et la grâce deviennent suspectes et doivent douter d'ellesmêmes, dans la mesure où elles se trouvent insuffisantes pour produire les fruits qui en sont attendus.

La faiblesse de l'agent, en présence des tentations, sera-t-elle plus grande, le « tremblement » de l'âme, après des actes commis ou des pensées conçues, qui sont certainement pour elle des signes redoutables, sinon des causes propres de « réprobation », sera-t-il moindre, parce que l'espérance pourra n'être point perdue tant que la foi demeurera? L'analyse de la conscience chrétienne prouve qu'il n'en est pas ainsi (1). Les partisans du salut par la

(1) On peut juger de l'état mental du croyant au salut gratuit, en considérant

foi seule ont toujours répondu aux objections de leurs adversaires que la foi, supérieure aux œuvres, loin d'être un empêchement à celles-ci, en devenait un principe; et cette réponse ne pourrait être équitablement repoussée que s'il était possible de démontrer que les mobiles psychiques des bonnes actions, soit ceux qui proviennent de la raison et de la Loi morale, soit ceux qu'ajoute la foi du croyant, sont affaiblis par la thèse de l'efficacité exclusive de la foi pour constituer le mérite qui sauve.

On achèvera de prendre une juste idée de l'état mental du prédestinatien, pour ce qui concerne les œuvres, en le comparant à l'attitude du catholique qui croit au libre arbitre et au mérite des œuvres, selon le Concile de Trente et les Jésuites. Ce dernier demande au prêtre la définition des œuvres qui sauvent, et, quand il a péché, il demande au prêtre de l'absoudre; il se remet ainsi d'aplomb et prêt à recommencer. Mais le premier regarde à Dieu seul, et n'a, pour juger de sa propre dignité ou indignité, de son état de grâce ou de délaissement, que ses actes mêmes et sa conscience, à laquelle il faut nécessairement qu'il les soumette pour apprécier leur degré de conformité à la loi divine.

Après avoir discuté la question du rapport de la foi et des œuvres, au point de vue du paulinisme et des premiers Réformés, il nous reste à nous mettre directement en face de la doctrine de l'impuissance de l'homme pour la justice, de la gratuité du salut, et de la prédestination, et à rechercher s'il est vrai qu'elle doive éteindre toute activité morale, ainsi que le pensait Michelet. Il y a quelques remarques à faire.

Premièrement, cette doctrine chrétienne n'est pas ordinairement le déterminisme pur, mais bien une doctrine de liberté pour ainsi dire antérieure et fondamentale, et de déterminisme secondaire et acquis, par suite de l'emploi que l'homme a fait de son

un de ces cas morbides dans lesquels les caractères de cet état se montrent, comme sur une échelle agrandie, en même temps qu'on doit s'attendre à y trouver quelquefois plus accusés les traits du parfait quiétisme, ou d'abandon absolu à Dieu (pour le ciel ou pour l'enfer) qui marquent l'extrémité de la dévotion prédestinatiste. Or, même là, et si l'on prend un des cas les plus excessifs, tel que celui du poète anglais Cowper, sur lequel les documents ne manquent pas, il est facile de s'assurer que la pensée des actions bonnes ou mauvaises (c'est-à-dire des actions que l'agent lui-même estime bonnes ou mauvaises), et la pensée d'être secouru ou abandonné de Dieu marchent de compagnie. Voir l'intéressante monographie de M. Léon Boucher William Cowper, Sa correspondance et ses poésies, 1874.

libre arbitre. L'idée du péché comme origine du mal implique la liberté, dans le sentiment chrétien, tout aussi essentiellement que la posent les théories philosophiques dans lesquelles on soutient que les notions morales en sont inséparables. Or, c'est là une différence radicale d'avec les systèmes nécessitaires, le plus souvent optimistes, qui regardent le mal, tant moral que physique, comme le corrélatif nécessaire du bien, et renfermé dans les conditions de l'existence. Que, maintenant, la théologie se jette en des difficultés insolubles, et aboutisse à des contradictions, pour accorder l'absolu divin de connaissance et d'action, avec la liberté humaine, même à son premier exercice; que la prescience absolue et la prédestination soient incompatibles avec la part d'indéterminisme que tout libre arbitre réel exige, il n'en est pas moins vrai que cette même théologie est forcée de supposer le libre arbitre avant le péché pour définir le péché. Rien de semblable n'existe pour le nécessitarisme philosophique. Il résulte de là que le sentiment chrétien, indépendant des spéculations théologiques, envisage le monde humain comme un produit de bonté divine, de liberté et de péché. Le fond des idées morales liées à la doctrine du libre arbitre est donc conservé.

Secondement, on apprécierait mal ce sentiment en lui-même et son caractère moral, si on ne le séparait pas des interprétations étroites de la légende du Paradis, et surtout de la confusion vicieuse entre le fait d'ordre naturel, le fait de la solidarité morale des générations humaines, et la fiction de la transmissibilité du péché et de l'imputation aux personnes autres que celle du pécheur. Ces théories sont, en partie, choses de théologiens, en partie, symboles commodes pour représenter la condition et la destinée de l'homme d'une manière figurée. Si nous les écartons, ce qui subsiste et ce qui nous intéresse, c'est le rapport de chaque personne à Dieu et à la perfection morale, d'une part, à sa « nature de péché », de l'autre ; c'est la conviction de la faiblesse et de l'impuissance de bien penser et de bien faire, à moins d'un secours de Dieu; et c'est la foi en Dieu, comme pouvant seul et voulant «< sauver ce qui a péri». Le fond de cette attitude de l'âme est le contraire de l'optimisme, le contraire de l'indulgence et du relâchement qui se montrent dans une appréciation favorable de la nature humaine, des affaires humaines, de la société empirique et du « Progrès ». Le principe dont elle relève est toujours une certaine facilité à se contenter de ce relâchement, et des mérites tels quels, dont l'in

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