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d'aristocrates. Parlez moi de Laignelot! c'est celui-là un lapin! Du pain et du fer, qu'il dit, voilà tout ce qu'il faut à de vrais républicains. J'étais au club quand il est arrivé pour la première fois. Il vous a dégainé son sabre, l'a mis sur la table devant lui, guise de plume, et a dit : Citoyens, j'arrive de Rochefort où j'ai mis au pas les aristocrates, les accapareurs et les modérés ; j'amène avec moi le barbier de la république, et j'espère qu'il aura le plaisir de faire jouer un peu ici le rasoir national... Alors il a présenté au club le vengeur public.

Le bourreau!

Qui donc tout le monde a donné l'accolade fraternelle au citoyen, et, pour prouver qu'on avait des principes solides, on l'a nommé tout de suite président du club, comme pour dire aux aristocrates qu'il était temps de tirer leur cravate.

Un

peu

Et les exécutions ont commencé alors? : mais ça n'a pas duré, parce que Laignelot est parti, et que Jean-BonSaint-André s'en est allé avec l'escadre. II

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faut espérer qu'ils recommenceront à leur retour. Nous avons bien besoin de ça, ma foi, car les affaires ne vont guère. Il n'y a plus de voyageurs, et il ne faut pas moins que les chevaux et les enfants aient leur avoine.

-

Tu as des enfants? demandai-je au voiturier, désirant détourner la conversation.

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Parbleu! il n'y a que les aristocrates qui n'ont point d'enfants. J'en ai six, moi. L'aîné n'a que douze ans, mais c'est déjà un patriote fini. Il a été reçu membre de la société régénérée.

Est-ce que les enfants font partie de votre club? dis-je avec étonnement.

Le voiturier cligna des yeux et se mit à sourire d'un air de mystérieux orgueil.

Pas ordinairement, mais voilà la chose. Le garçon est fort sur l'écriture; son maître lui a fait faire un exemple ousqu'il y avait :

« Le monde ne sera heureux que lorsqu'on « aura étranglé le dernier des rois avec les boyaux du dernier des prêtres. »

་་

Et puis, il l'a envoyé, avec les dix premiers de sa classe, porter son cahier à Laignelot, qui a été si content de la bonne éducation qu'on donnait à ces garçons, qu'il les a fait recevoir membres du club. Si bien que ces douze mousses-là ont un banc à part ousqu'ils viennent chanter la Marseillaise et arranger le gouvernement avec leurs

anciens.

En ce moment, nous passions devant l'auberge d'un village; le postillon s'interrompit tout à coup et arrêta ses chevaux.

Attention! dit-il, j'ai un voyageur à

prendre ici.

Il descendit et entra dans l'auberge. J'éprouvrai une véritable contrariété en apprenant que j'allais avoir un compagnon de route. J'ai toujours eu un éloignement décidé pour ces espèces de cohabitations improvisées des voitures publiques qui vous forcent à faire ménage pendant tout un jour avec un inconnu; mais les circonstances augmentaient singulièrement cet éloignement naturel. L'aspect seul d'un étranger devenait un motif d'inquiétude à cette épo

que où la dénonciation arrivait de toutes párts, où un mot vous tuait, où le silence même pouvait devenir une cause de soupçons. Il fallait surveiller ses gestes, ses regards, ses impressions; mettre sa peur en faction devant sa pensée; parler, non pour être compris, mais pour ne pas l'être. Prévoyant l'ennui et la fatigue de cette laborieuse dissimulation, je m'en effrayais d'avance. Par bonheur, je n'en eus pas besoin. L'étranger que le voiturier était allé chercher se présenta sur le marchepied, et je me reculai pour lui faire place.

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Pardon de vous déranger, citoyen, me

dit-il en saluant.

Je me sentis soulagé. La politesse de cet homme venait de me dire son opinion. En ne me tutoyant pas, il avait fait une profession de foi et un acte de courage. Je me tins moins sur mes gardes, et l'entretien s'engagea.

Nous apprimes bientôt réciproquement que nous avions des amis communs ; c'était déjà se connaître. La conversation devint alors facile et familière. Mon compagnon de

route connaissait Brest, qu'il avait visité peu auparavant, et il m'en parla longuement.

Cependant nous avancions toujours, et le pays que nous traversions offrait un aspect de plus en plus désolé. Ces campagnes que j'avais vues autrefois si mouvantes de moissons et de feuillées, si parfumées de sarrasin fleuri, si résonnantes de mugissements de troupeaux et de chants de pâtre, je les trouvais arides, mornes, dévastées. Les manoirs, qui élevaient naguère au milieu des arbres leurs tourelles à toits pointus et leurs girouettes armoriées, dépouillés maintenant de leurs ombrages et noirs des traces de l'incendie, dressaient leurs squelettes décharnés des deux côtés du chemin. Les christs de carrefour gisaient abattus au fond des douves marécageuses, et les fontaines, souillées par les ronces et les feuilles mortes, avaient perdu leurs vierges protectrices. Parfois, quand nous traversions un hameau, une église se montrait à nous avec ses frèles sculptures, ses dentelles de granit et sa flèche aérienne; mais à peine si quel

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