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ce qui perfectionne l'homme moral, l'homme intellectuel, l'homme artiste, tend à le pousser vers la folie. Il faut absolument que la vie matérielle et bestiale vienne apporter un certain contre-poids à toutes ces occupations qui élèvent l'esprit, mais qui peuvent le transporter dans une atmosphère pernicieuse pour la frêle machine cérébrale. - Toutes les professions et toutes les circonstances de la vie capables d'ébranler considérablement le cerveau et de constituer pour lui une véritable épine, une blessure qui aura pour résultat d'y faire naître une déviation de la nutrition, peuvent amener l'explosion de la folie, surtout lorsque le terrain se trouve préparé soit par l'hérédité, soit par les conditions antérieures de l'existence. C'est ainsi qu'elle peut apparaître chez le spéculateur auquel une perte considérable ou un gain inespéré font éprouver une émotion trop vive et trop instantanée; chez le soldat qui est vivement impressionné par le péril de la bataille, après avoir été préalablement miné par les fatigues et les privations; chez l'hommę de lettres qui voit échouer une œuvre qui a tant coûté à son centre intellectuel; chez un artiste, par le succès d'une composition qui avait déjà, antérieurement, imposé à son système nerveux un si haut degré de tension. Sans tenir compte de la profession, nous voyons signalée une longue série de circonstances dont l'efficacité est incontestable; les travaux intellectuels, quels qu'ils soient, qui congestionnent le cerveau et irritent les cellules elles s'échauffent par un travail qui a lieu sans trêve ni repos; les émotions morales, les chagrins prolongés, qui modifient les conditions vasomotrices du cerveau; les passions contenues, qui concentrent l'ébranlement dans le cerveau et l'empêchent d'aller s'user en manifestations extérieures ou viscérales; les commotions politiques, qui produisent un ébranlement beaucoup plus considérable que les émotions ordinaires et une grande exaltation fonctionnelle; le mysticisme religieux exagéré, qui porte aux fictions et qui équilibre mal le travail; l'alcool, qui produit à la fois la congestion du cerveau et l'éréthisme des cellules. En général, il ne fait que préparer la folie véritable pour la génération suivante. Le père alcoolisé transmet à son fils un état latent, un nervosisme qui deviendra folie. Il sème la folie dans le cerveau de ses descendants, et le germe se développe surtout lorsqu'il est, en outre, arrosé par les excès alcooliques du fils Il semble que l'aliénation est une œuvre de longue main, et qu'elle doit compter plusieurs aïeux dans la grande famille des maladies du

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système nerveux; mais l'alcool peut créer d'emblée une variété particulière d'aliénation mentale qu'on appelle delirium tremens, dont nous nous occuperons spécialement dans des leçons finales où nous traiterons des intoxications et des agents thérapeutiques du système nerveux. Alors aussi nous analyserons les effets des narcotiques, qui peuvent encore produire la folie en congestionnant et en irritant la substance cérébrale, mais qui agissent surtout par la couche optique et la voie des hallucinations. —La fièvre typhoïde, qui, nous l'avons vu, entraîne parfois des altérations secondaires du système nerveux ; celles-ci donnent lieu à des paraplégies lorsqu'elles restent localisées dans la moelle; à des convulsions, lorsqu'elles envahissent les centres locomoteurs encéphaliques; à la folie, lorsqu'elles prennent le cerveau pour le théâtre de leurs dévastations. Les fièvres intermittentes prolongées, qui, suivant Baillarger, agiraient en produisant l'anémie et en augmentant, par suite, la prédominance du système nerveux sur le système sanguin; et, suivant Guislain, en vertu de la cachexie et de l'appauvrissement du sang. Je crois qu'il faut tenir un très-grand compte des milliers d'embolies pigmentaires qu'enfante l'intoxication paludéenne. Le rhumatisme, qui peut transporter son effort anatomique des articulations sur les méninges et sur le cerveau. Les helminthes, qui, par action réflexe, peuvent provoquer aussi bien un travail inflammatoire du cerveau qu'une explosion motrice, comme les convulsions. La menstruation peut aussi exercer une influence incontestable sur la production de la folie. Il y a alors une impression viscérale qui, même dans les conditions ordinaires, vient assez titiller le cerveau pour provoquer des troubles passagers dans le caractère et l'intelligence. Que le système nerveux présente la prédisposition anatomique voulue, et une irrégularité quelconque de la fonction menstruelle pourra faire éclore la folie. C'est aussi par l'action réflexe des viscères génitaux que l'aliénation peut être engendrée, par la grossesse ou l'état puerpéral, ou l'allaitement. On a voulu voir dans la folie puerpérale le résultat de l'albuminurie, qui apparaît si souvent dans ces conditions. Mais il est évident que la modification de la sécrétion urinaire et l'aliénation sont ici deux effets concomitants d'une même cause, l'exaltation du système nerveux par une impression commune partie des organes de la génération. Les diverses productions viscérales et osseuses de la syphilis peuvent déterminer la folie lorsqu'elles prennent pour siége soit le cerveau, soit le crâne. Elle

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peut aussi, de même que le diabète, l'asthme et l'albuminurie, être liée à ce que les médecins appellent le vice dartreux, ce qui vient à l'appui de la thèse que nous avons défendue à propos du bulbe.

Monomanie.

Ce mot donne à penser que le genre de folie que les aliénistes désignent ainsi est surtout caractérisé par un délire qui porte sur un seul point déterminé, l'intelligence se montrant intacte sur tous les autres points. Il n'en est rien; les monomanes ne présentent pas un délire aussi circonscrit. Toutefois, ils se renferment dans un cercle d'idées assez étroit. Mais ce qui caractérise, avant tout, cette variété d'aliénation, c'est l'exagération du sentiment de personnalité, c'est l'immense orgueil dont le malade est rempli, et qu'il accuse par ses paroles, son maintien et par tous ses actes. Il marche la tête haute, parle d'une manière impérieuse, recherche la solitude, mais uniquement par dédain de ses semblables. Il se croit un délégué de Dieu, un grand génie, un général illustre, etc. C'est là son idée fixe, et toutes ses autres idées délirantes ne sont que les satellites de la première. Tandis que, chez le maniaque, l'éréthisme cellulaire est trèsmobile et très-instable; tandis qu'il parcourt en tous sens et rapidement toute la substance corticale, de façon à produire une grande incohérence dans les idées et une grande mobilité dans les sentiments, chez le monomaniaque, au contraire, il reste fixe dans un point déterminé, envoyant seulement autour de lui des courants dérivés, de façon à faire naître des idées secondaires qui sont toujours les conséquences parfaitement logiques de l'idée mère. Ainsi limité, le travail pathologique prend nécessairement des proportions plus grandes, et le délire partiel qu'il engendre n'en a que plus de vigueur et plus de ténacité. Par suite, la réflexion des cellules intellectuelles malades sur les cellules de détermination se trouve être plus puissante, et les actes qui sont la conséquence de l'idée sont beaucoup plus irrésistibles. Le retentissement sur la couche optique est tout aussi puissant et provoque des hallucinations en rapport avec l'idée dominante, qui viennent apporter au malade la sanction de l'existence de ce qu'il croit être. Il se crée un monde extérieur de personnes, d'objets, de paroles entendues qui, pour lui, viennent confirmer la haute idée qu'il a de lui-même. Ici, c'est l'idée folle qui JI. POINCARÉ.

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engendre l'hallucination, et non pas celle-ci qui engendre la folie. Ce phénomène secondaire est beaucoup plus constant dans la monomanie que dans la manie, où il manque même la plupart du temps, tout justement parce que, dans ce dernier cas, l'ébranlement en se disséminant dans toute la couche corticale, a beaucoup moins de tendance à en franchir les limites. Dans l'étiologie de ce genre d'aliénation mentale, on retrouve exactement les mêmes causes que pour la manie; mais il est évident que sa forme spéciale doit tenir à ce que la cause déterminante a agi d'une façon à la fois intense et exclusive, et a concentré ainsi l'éréthisme dans un département déterminé du cerveau. Car, si les monomanies peuvent provenir de toutes les causes capables de faire éclater la folie, il est bien certain qu'une monomanie donnée est toujours le résultat d'une seule de ces causes, qui s'est montrée à la fois persistante ou répétée et violente.

Lypėmanie.

Elle est caractérisée par des idées tristes. C'est une folie dépressive. Il y a une période d'incubation où les malades se montrent taciturnes; ils recherchent la solitude. A cette tristesse sans délire succède la véritable folie lypémaniaque. Ils se croient ruinés, poursuivis ou damnés, suivant les préoccupations antérieures. Ils s'imaginent avoir commis des crimes atroces. La lypémanie engendre le dégoût de la vie et conduit au suicide. Tandis que, dans la manie, il y a, pour ainsi dire, exubérance de la vie non-seulement intellectuelle, mais même physique, puisque les sécrétions et toutes les autres fonctions nutritives se trouvent activées; dans la lypémanie, au contraire, tous les actes de la vie se montrent affaiblis. Les sécrétions diminuent; le tissu adipeux disparaît; la peau devient sèche et aride. L'appétit manque; les digestions se font mal. On retrouve même les aliments non digérés dans les excréments, qui, du reste, sont trèsrares. La respiration se fait avec une mollesse extrême. Elle semble n'être plus qu'un simulacre de la fonction normale. Les mouvements du thorax sont superficiels et irréguliers; ils se font souvent par saccades. On dirait qu'ils n'ont plus pour but d'introduire de l'air dans les poumons, et qu'ils ne sont plus qu'un mode d'expression d'un sentiment moral pénible. C'est un spasme émotionnel. L'hématose se fait incomplétement, même indépendamment des échanges

qui s'opèrent dans le poumon. C'est là une preuve incontestable que le système nerveux a réellement de l'influence, sans doute par l'intermédiaire des glandes vasculaires sanguines et de leurs nerfs excitateurs, sur ce phénomène qu'on regarde comme de nature purement chimique. Le cœur a une impulsion lente et faible; il est sujet à de grandes irrégularités. Il est de la dernière évidence que le pneumogastrique, le bulbe et la moelle, établissent une solidarité de souffrance entre le centre affectif et les organes respiratoires et circulatoires. Ces troubles finissent par amener une teinte cyanosique de la peau, des infiltrations séreuses et des congestions passives. La motilité, qui n'est au fond qu'une des conséquences de la vivacité et de l'activité des pensées, se sent naturellement de l'affaissement des causes qui peuvent la mettre en jeu. Les mouvements sont lents et manquent d'énergie, de même que les idées. Les vibrations sont si faibles et si paresseuses dans les cellules intellectuelles, qu'elles ne peuvent éveiller que des vibrations du même caractère dans les cellules déterminantes. Aussi il y a de l'indécision dans tous les actes comme dans toutes les pensées. La sensibilité elle-même peut être éteinte. Dans tous les cas, elle est amoindrie. Les lypémaniaques paraissent n'être plus impressionnés par le froid ni par la chaleur.

Les cellules affectives semblent, seules, être dans un état d'exaltation. Car, au point de vue des sentiments, ces malades sont d'une susceptibilité excessive. Les circonstances les plus insignifiantes les impressionnent d'une manière douloureuse. Tout les froisse. L'effet émotionnel se trouve considérablement multiplié. Le moindre bruit les fait tressaillir. Dans leur éréthisme, ces cellules engendrent surtout des passions dépressives, telles que la haine, la défiance, la crainte, le soupçon. C'est pourquoi la vie de nutrition se trouve enrayée. Les sentiments doivent être considérés comme étant les sensations internes de la couche corticale du cerveau. Les cellules affectives sont les organes des sens, la couche optique des sensations psychiques. Les sentiments normaux sont les sensations vraies, nées dans le cerveau; les sentiments morbides de la lypémanie sont les hallucinations de ces cellules spéciales; de même que les cellules sensorielles, les éléments affectifs peuvent, dans leur éréthisme, aller ébranler les cellules intellectuelles et provoquer ainsi des idées déraisonnables. On a dit à tort que le lypémaniaque pensait beaucoup et que son calme extérieur cachait un violent délire intérieur. En réalité, toutes ses pensées se reportent sur la cause de son cha→

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