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on s'est trop exclusivement préoccupé de déterminer l'état de la circulation cérébrale pendant le sommeil et qu'on a trop perdu de vue le but du phénomène, ainsi que la nature de ses véritables causes. On est arrivé ainsi à faire d'une circonstance secondaire et ayant le droit de varier, la base même du mécanisme du sommeil. Tout, dans la nature, s'use en travaillant et ne produit quelque chose qu'en perdant de la matière. Dans une machine industrielle, quand un piston a fourni un trop grand nombre d'excursions, il est détérioré; il ne peut plus fonctionner et demande des réparations. Avant même d'être usé par le frottement d'une manière appréciable, il donne lieu à une production de calorique qui elle-même amène des dégâts. Les organes de la machine animale, y compris le cerveau, obéissent aux mêmes lois. Un travail trop rapide les échauffe et les rend incapables de continuer leur travail d'une manière utile, avant même qu'ils aient épuisé toute la matière nécessaire à leur production dynamique. Un travail trop prolongé les use, les émacie, et ils ont besoin d'un certain temps pour faire un nouvel approvisionnement. Il faut que, pendant un moment, ils reçoivent sans rien donner, par la raison. qu'auparavant on leur avait fait donner plus qu'ils ne recevaient. 11 leur faut, en un mot, des périodes d'inertie. Le bon sens nous indique que c'est là le but du sommeil. Pris dans son acception la plus générale, ce mot devrait s'appliquer à toute espèce de repos, même partiel. Chaque fonction, chaque système anatomique, peut avoir son sommeil particulier et se reposer pendant que tout le reste de l'économie continue à travailler. Quand, à la suite d'une longue marche, on se trouve surmené, qu'on est devenu incapable de fournir aucun mouvement, qu'on ne peut plus que conserver une station réduisant les efforts musculaires à leur plus simple expression, on conserve longtemps cette situation sans s'endormir complétement, sans cesser de voir, d'entendre et de penser; c'est alors le sommeil particulier du système musculaire, mais, dans le langage physiologique, comme dans le langage philosophique, on conserve cette désignation pour le repos presque général auquel nous sommes forcés de nous livrer d'une manière périodique. Ce qu'il y a de plus caractéristique chez l'homme endormi, c'est qu'il est devenu inaccessible aux stimulations exercées sur lui par tout ce qui l'entoure; c'est qu'il a rompu avec le monde extérieur. Ce qu'on appelle le véritable sommeil, c'est la cessation momentanée et plus ou moins complète de la vie de relation. La fatigue des organes de cette grande fonction, voilà la

véritable cause du sommeil. Un travail de réparation, voilà quel est son but.

La rupture avec le monde extérieur est donc la seule chose qui distingue l'homme qui dort de' celui qui ne fait que se reposer. C'est la seule condition, ou tout au moins la condition indispensable de la formation du sommeil. Or, ce sont les organes des sens qui nous mettent en rapport avec le monde ambiant; ce sont les seules portes par lesquelles les agents extérieurs puissent pénétrer en nous et venir ébranler notre système nerveux. Il faut donc, pour que le sommeil soit possible, que ces portes se ferment, ou plutôt que les éléments nerveux périphériques des organes des sens soient devenus inertes et restent immobiles, malgré les sollicitations ondulatoires de la lumière et du son. Ce degré d'inertie, ils l'acquièrent le plus souvent d'eux-mêmes, en vertu de leur propre fatigue; mais il peut être préparé et précédé par la fatigue des autres organes. Ainsi, pendant qu'on se livre à une locomotion forcée, les cellules intellectuelles et sensorielles fournissent fort peu de travail : elles ne sont pas fatiguées en elles-mêmes, et elles pourraient encore fournir leur produit dynamique spécial presque dans les proportions ordinaires, au moment où le système musculaire vient d'être obligé de céder au besoin de repos. Si elles ne le font pas, c'est d'abord parce que l'immobilité et l'isolement diminuent un peu l'apport des stimulants sensoriels, d'où tendance à l'engourdissement; mais c'est surtout parce que, dans tous les actes de la vie, le tissu mis en jeu a besoin du concours du sang qui fournit à la fois le combustible et le comburant à la machine. Or, cet élément d'action est commun à tous les tissus, à toutes les fonctions. Quand il a fourni beaucoup dans un point, il ne peut pas alimenter suffisamment les autres parties. A côté de l'usure des rouages de l'économie, il faut donc aussi tenir compte de l'usure du sang. C'est ainsi que le sommeil des muscles peut entraîner à sa suite celui de l'intelligence et des organes des sens. Tous les autres départements de la machine générale, quoique en bon état, sont obligés de chômer, faute du moteur liquide.

Chez les gens de cabinet, le sommeil est surtout motivé par les cellules intellectuelles; mais l'origine est ici forcément complexe, car le travail intellectuel, même le plus abstrait, met toujours en scène les organes des sens; ceux-ci cèdent même souvent les premiers dans cette circonstance, cela tient à ce qu'au fond leur travail est pour chaque élément plus continu que dans le cerveau. La rétine,

le labyrinthe membraneux, ne peuvent pas échapper aux ébranlements incessants qu'ils reçoivent de tous côtés pendant la veille, même quand l'esprit n'y prête aucune attention. De plus, ces ébranlements portent sur un petit nombre de cellules nerveuses périphériques et toujours sur les mêmes. Dans le cerveau, le travail provoqué par les sens se répartit sur un plus grand nombre de cellules. II porte tantôt sur les unes, tantôt sur les autres; d'où repos intermittent pour chacune d'elles. Pour toutes ces raisons, dans la vie à occupations variées, les organes des sens sont toujours les premiers épuisés, et c'est avec raison que les philosophes ont dit eux-mêmes que le sommeil commençait par ces agents sensitifs.

Reste à savoir si cette inertie indispensable des organes sensoriels nécessite l'anémie ou la congestion du cerveau. Du moment où il est de la dernière évidence que le sommeil doit avoir pour but de donner à l'économie la possibilité de réparer les pertes éprouvées par ses organes, je ne comprends pas qu'on puisse accepter l'anémie comme une condition sine qua non. Car, si le sang comble son déficit à l'aide des aliments, les tissus réparent leurs pertes à l'aide du sang, et, par conséquent, il faut que, pendant la période de réparation, le sang continue à apporter à l'encéphale les matériaux qu'il a luimême empruntés au monde extérieur. L'anémie est donc impossible, car le but serait manqué; elle produirait une syncope et non un sommeil physiologique, c'est-à-dire un sommeil réparateur. L'anémie incomplète ne serait pas non plus une très-bonne condition, elle n'empêcherait pas le sommeil, mais elle ne le rendrait pas suffisamment efficace. Je crois que le sommeil est possible quelles que soient les conditions de la circulation cérébrale; mais que ces conditions le rendent plus ou moins utile et lui sont plus ou moins favorables. La seule condition indispensable, c'est l'inertie fonctionnelle des éléments nerveux. Si, pendant la durée de cette inertie, les cellules continuent à recevoir du sang, elles l'emploient à leur propre nutrition, à l'entretien de leur propre matière: si elles en reçoivent peu, cette réparation nutritive est insuffisante; si elles en reçoivent trop, cet afflux les embarrasse, les engorge, peut même les détériorer. Le sommeil devient du coma. Si elles n'en reçoivent pas du tout, il y a à la fois inertie fonctionnelle et inertie nutritive; c'est la syncope. Entre ces deux points extrêmes, tous les degrés possibles peuvent se présenter. Enfin, si la répartition du sang n'est pas égale, si l'épuisement fonctionnel n'est pas général, il en résulte un travail partiel

de la couche optique et de la couche corticale qui engendre les rêves.

Maintenant, dans les conditions tout à fait naturelles, y a-t-il réellement un certain degré de congestion favorisant la réparation, allant peut-être même jusqu'à engourdir en même temps par compression les éléments, sans gêner leur nutrition? C'est possible, c'est même probable; mais ce n'est pas là une condition indispensable, ce n'est qu'un moyen de perfectionnement qui contribue à engendrer l'inertie et qui alimente davantage la nutrition. Je suis même porté à penser que cette congestion adjuvante est le résultat d'un relâchement vaso-moteur du sympathique cervical, de sorte que cette modification de ce nerf viendrait, avec la fatigue des organes des sens, marquer le début du sommeil.

En résumé, je pense que, dans le sommeil parfait, il y a un concours de circonstances dont les résultats partiels convergent vers le même but: 1o fatigue des muscles; 2° fatigue des cellules intellectuelles, qui ne peuvent plus transformer les impressions en idées; 3o fatigue et inertie des éléments sensoriels, qui ne peuvent plus ni recueillir, ni transmettre les impressions et qui suppriment ainsi les coups de fouet capables de forcer l'encéphale à l'activité; 4o paralysie des vaso-moteurs de la tête et par suite congestion à action à la fois engourdissante et nutritive. Mais de toutes ces conditions une seule est réellement indispensable, c'est la troisième; parce que c'est elle qui opère la rupture entre le moi et le monde extérieur, rupture qui constitue l'essence même du sommeil.

H. POINCARE.

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TRENTE-SEPTIÈME LEÇON.

Anatomie pathologique générale.

MESSIEURS,

Les détails histologiques dans lesquels nous sommes entrés à propos de l'anatomie pathologique de la moelle et de la protubérance, nous permettront de restreindre beaucoup l'étude des altérations dont le cerveau est susceptible; car les lésions anatomiques conservent toujours les mêmes caractères principaux, quel que soit le terrain dans lequel elles se trouvent implantées ou apparaître. Toutefois, le milieu, grâce aux conditions spéciales qu'il présente, fait souvent naître pour elles des particularités qui, dans les hémisphères cérébraux, acquièrent une grande importance. Ce sont ces particularités qu'il importe de connaître avant d'aborder la physiologie pathologique des centres intellectuels.

Par une singulière disposition d'esprit, on a voulu nier la possibilité de la congestion cérébrale, alors qu'on continuait à admettre ce genre d'altération pour tous les autres organes. On a dit : Il ne peut pas y avoir d'engorgement sanguin dans le cerveau, parce que tout est calculé dans l'organisation vasculaire de la cavité crânienne pour assurer toujours au sang un cours libre et rapide. Les veines et les artères cérébrales, au lieu d'être parallèles entre elles comme partout ailleurs, sont au contraire en prolongement les unes des autres, de sorte que le liquide qui les parcourt se trouve marcher constamment en ligne directe. D'autre part, grâce à l'aponévrose cervicale qui maintient béantes les veines du cou, et grâce à l'incompressibilité des sinus, la circulation veineuse de l'encéphale profite de l'aspiration accélératrice due aux mouvements d'inspiration. Sans doute, toutes ces dispositions, dont nous nous attacherons à faire ressortir le mécanisme et tous les avantages dans l'étude des méninges, sont incontestables, mais elles prouvent seulement que la nature, dans sa haute prévoyance, a voulu atténuer autant que

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