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Si tous les hommes parlaient la même langue, nous ferions toujours prêts à croire qu'il y aurait une connexion nécessaire entre les mots et les idées. Or tous les hommes ont ici le même langage, en fait d'imagination. La nature leur dit à tous: Quand vous aurez vu des couleurs pendant un certain temps, votre imagination vous représentera à tous de la même façon les corps auxquels ces couleurs femblent attachées. Ce jugement prompt et involontaire que vous formerez vous fera utile dans le cours de votre vie; car s'il fallait attendre, pour eftimer les distances, les grandeurs, les fituations de tout ce qui vous environne, que vous euffiez examiné des angles et des rayons vifuels, vous feriez morts avant de favoir fi les chofes dont vous avez befoin font à dix pas de vous ou à cent millions de lieues, et fi elles font de la groffeur d'un ciron ou d'une montagne. Il vaudrait beaucoup mieux pour vous être nés aveugles.

Nous avons donc très-grand tort quand nous difons que nos fens nous trompent. Chacun de

faire une impreffion moins forte, et découvrir peu à peu de nouveaux objets, ne pourrait-il pas fe former une idée de l'efpace en tout fens, et y ordonner tous les objets qui frappent fes regards? Sans doute fes idées d'étendue, de distance, ne feraient pas rigoureufement les mêmes que les nôtres, puifque le fens du toucher n'aurait pas contribué à les former: fans doute fes jugemens fur le lieu, la forme, la distance, feraient plus fouvent erronés que les nôtres, parce qu'il n'aurait pu les rectifier par le toucher. Mais il eft très-probable que c'eft à quoi fe bornerait toute la différence entre lui et nous,

nos fens fait la fonction à laquelle la nature l'a deftiné. Ils s'aident mutuellement, pour envoyer à notre ame, par les mains de l'expérience, la mesure des connaissances que notre être comporte. Nous demandons à nos fens ce qu'ils ne font point faits pour nous donner. Nous voudrions que nos yeux nous fissent connaître la solidité, la grandeur, la distance, &c. mais il faut que le toucher s'accorde en cela avec la vue, et que l'expérience les feconde. Si le père Mallebranche avait envisagé la nature par ce côté, il eût attribué peut-être moins d'erreurs à nos fens, qui font les fources de toutes nos idées.

Il ne faut pas fans doute étendre à tous les cas cette espèce de métaphyfique que nous venons de voir. Nous ne devons l'appeler au fecours que quand les mathématiques nous font infuffifantes; et c'eft encore une légère erreur qu'il faut reconnaître dans le père Mallebranche. Il attribue, par exemple, à la seule imagination des hommes des effets dont les règles d'optique rendent raison, du moins en partie. Il croit que, fi les aftres nous paraissent plus grands à l'horizon qu'au méridien, c'est à l'imagination feule qu'il faut s'en prendre. Nous allons dans le chapitre suivant expliquer ce phénomène, qui depuis cent ans a exercé tant de philofophes.

CHAPITRE VI.

Pourquoi le foleil et la lune paraiffent plusgrands à l'horizon qu'au méridien.

VALLIS fut le premier qui crut que la longue interpofition des terres, et même des nuages, fait paraître le foleil et la lune plus grands à l'horizon qu'au méridien. Mallebranche fortifia cette opinion de toutes les preuves que lui fournit la fagacité de fon génie. Régis eut avec lui une difpute célèbre fur ce phénomène ; it l'attribuait aux réfractions qui se font dans les vapeurs de la terre, et il fe trompait; car les réfractions font précisément l'effet contraire à celui que Régis leur attribuait; mais le père Mallebranche ne se trompait pas moins, en foutenant que l'imagination, frappée de la longue étendue des terres et des nuages à notre horizon, fe représente le même aftre plus grand au bout de ces terres et de ces nuées, que lorsqu'étant parvenu à fon plus haut point, il eft vu fans aucune interpofition.

Les plus fimples expériences démentent le fyftême de Mallebranche. J'eus, il y a quelques années, la curiofité d'examiner de fuite ce phénomène. Je fis faire des tuyaux de carton de fept à huit pieds de long, d'un demi-pied de

diamètre; je fis regarder le foleil à l'horizon par plufieurs enfans, dont l'imagination n'était point du tout accoutumée à juger de la grandeur de l'aftre par l'étendue qui paraît entre l'aftre et les yeux. Ils ne voyaient pas même ni le terrain ni les nuages. Le tube ne leur laiffait que la vue du foleil, et tous le virent plus grand qu'à midi. Cette expérience et plufieurs autres me déterminaient à imaginer une autre caufe; et j'avais déjà le malheur de faire un fyftême, lorsque la solution mathématique de ce problème par M. Smith me tomba entre les mains, et m'épargna les erreurs d'une hypothèse. Voici cette explication qui mérite d'être étudiée.

Il faut d'abord établir que fuivant les règles de l'optique, le ciel nous doit paraître une voûte furbaiffée. En voici une preuve familière. Notre vue s'étend diftinctement jufqu'au point où les objets font dans notre œil un angle de la huit millième partie d'un pouce au moins, felon les obfervations de Hoocke.

Un homme OP (figure 11), haut de cinq pieds, regarde l'objet AB, auffi haut de cinq pieds, et diftant de vingt-cinq mille pieds; ille voit fous l'angle AOB; mais cet angle AOB n'étant pas dans l'œil de la huit millième partie d'un pouce, il ne le diftingue pas; mais s'il regarde l'objet C, l'angle eft encore plus petit.

Il le voit comme fi cet objet était en AD; ainfi tout ce qui eft derrière C devient encore moins diftinct; les maifons, les nuages qui feront derrière C, doivent paraître rafer l'horizon vers C; tous les nuages baiffent donc pour nous à l'horizon à la diftance de vingt-cinq mille pieds, c'eft-à-dire, à environ une lieue de trois mille pas et deux tiers, et ils s'abaiffent par degrés par conféquent tous les nuages qui s'élèvent en g (figure 12), à environ trois quarts de lieue de hauteur, doivent nous paraître rafer notre horizon. Ainfi au lieu de voir les nuages gg auffi hauts que le nuage n, nous voyons les nuages gg toucher la terre, et le nuage n élevé environ à trois quarts de lieue au-deffus de notre tête; nous ne devons donc voir le ciel ni comme un plafond, ni comme un cintre circulaire, mais comme une voûte furbaiffée, dont le grand diamètre BB eft environ fix fois plus grand que le petit AD.

Nous voyons donc le ciel en cette manière BAB; et quand le foleil ou la lune font en B à l'horizon, ils nous paraiffent plus éloignés (à nous qui fommes en D) d'environ un tiers que quand ces aftres font en A; or nous devons les voir fous les angles qui viendront à nos yeux de B et de A. Il refte donc à examiner ces angles (figure 13). Il femblerait d'abord qu'ils devraient être plus petits quand l'objet

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