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non-seulement il était galant, mais même qu'il était tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre' avec son amie: elle désira de les voir ensemble une seconde fois, pour être plus éclaircie; et une seconde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne craignait de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne lui connaît plus le mérite qui l'avait charmée, perd le goût de sa conversation, elle ne l'aime plus; et ce changement lui fait sentir que l'amour dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient tous les jours, s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent; la nouvelle s'en répand par toute la ville, et l'on publie que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu'ils aimaient. Émire l'apprend et s'en désespère. Elle ressent tout son amour; elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de revoir Ctésiphon mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse; il ne voit dans Émire que l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger; elle s'affaiblit, son esprit s'égare; elle prend son frère pour Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement; elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus; elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard; c'est sa folie: elle des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie.

4. Moins libre. Les degrés divers par lesquels descend et s'en va l'amitié, sont marqués avec beaucoup de sagacité. Ces details sont nécessaires, du reste, pour don ner la vie aux personnages. Emire n'est pas une abstraction, une allégorie; elle semble agir et penser devant nous. Il est probable, du reste, que l'auteur n'a fait que raconter une histoire véritable arrivée de son temps.

2. S'en desespere. » L'auteur n'insiste pas, lorsque les faits parlent d'eux-mêmes, et livre le reste a l'imagination du lecteur. Chose rare de son temps, dans une histoire d'amour, il n'y a pas de subtilité, ni de raffinement. La passion y est peinte en peu de traits, mais avec une franchise et une vigueur remarquables.

3. Qui lui est chere. L'histoire pouvait s'arrêter ici. Nous avons vu Emire renonçant à l'amitie, livrée à la passion, coupable déjà dans sa pensée; elle était bien assez punie Mais l'auteur veut profiter de l'impression qu'il a produite pour en produire une plus grande encore; et il s'élève dans la suite, avec sa man.ère discrète et contenue, à un ton de sensibilité et de poësie qu'il n'a pas toujours montrées partout.

4. Les dieux. La mention des dieux termine à propos cette touchante histoire, en rappelant à l'esprit la fatalité et la Vénus implacable des anciens.

[Chapitre IV.]

DU COEUR.

*Il y a un goût dans la pure amitié, où ne peuvent atteindre ceus qui sont nés médiocres '.

* L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et réciproquement, un homme regarde toujours une femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure; elle fait une classe à part3.

* L'amour naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié, au contraire, se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main! * Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour.

*Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie. L'amitié, au contraire, a besoin de secours : elle périt faute de soins, de confiance et de complaisance.

*Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite amitié.

* L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre.

* Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié 3; et celui qui est épuisé sur l'amitié n'a encore rien fait pour l'amour.

1. Médiocres. Pour entendre bien l'auteur, il faut songer que ce ne sont pas ser lement les talents de l'esprit, mais aussi l'élévation des sentiments qui tirent de la mé liocrité. Vauvenargues a dit par un retour touchant sur lui-même: On ne trouve nu le par l'amitié si vive et si solide que dans les esprits timides et sérieux, dont l'a e modérée connait la vertu; car elle soulage leur cœur oppressé sous le mystère et sous le poids du secret, détend leur esprit, l'élargit, les rend plus confiants et plus vi.s, se mêle à leurs amusements, à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux; c'est l'âme de toute leur vie..

2. Classe à part. Rien ne peut mieux s'appliquer à la longue et inébranlable lialson de La Rochefoucault et de madame de La Fayette.

3.

Néglige l'amitié. La première partie de cette pensée est empruntée à La Rochefoucault.

* L'amour commence par l'amour; et l'on ne saurait passer de la plus forte amitié qu'à un amour faible.

* Rien ne ressemble mieux à une vive amitié que ces liaisons que l'intérêt de notre amour nous fait cultiver.

* L'on n'aime bien qu'une seule fois; c'est la première : les amours qui suivent sont moins involontaires.

* L'amour qui naît subitement est le plus long à guérir.

* L'amour qui croît peu à peu, et par degrés, ressemble trop à l'amitié pour être une passion violente.

* Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million de fois plus qu'il ne fait, ne cède en amour qu'à celui qui aime plus qu'il ne voudrait '.

* Si j'accorde que dans la violence d'une grande passion on peut aimer quelqu'un pius que soi-même, à qui ferai-je plus de plaisir, ou à ceux qui aiment, ou à ceux qui sont aimés?

* Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir: ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer; et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres.

* Ceux qui s'aiment d'abord avec la plus violente passion contribuent bientôt chacun de leur part à s'aimer moins, et ensuite à ne s'aimer plus. Qui, d'un homme ou d'une femme, met davantage du sien dans cette rupture, il n'est pas aisé de le décider, Les femmes accusent les hommes d'être volages, et les hommes disent qu'elles sont légères.

* Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans l'amitié.

* C'est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire, par tout son procédé, d'une personne ingrate, une trèsingrate 2.

* Il est triste d'aimer sans une grande fortune, et qui nous donne les moyens de combler ce que l'on aime, et le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire.

* S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une grande pas sion, et qui ait été indifférente; quelques importants services qu'elle nous rende dans la suite de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat.

4. Qu'il ne voudrait.

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Pensée subtile et recherchée.

2. Une très-ingrate. L'auteur s'est plusieurs fois servi de cette gradation par superlatif.

* Une grande reconnaissance' emporte avec soi beaucoup de goût et d'amitié pour la personne qui nous oblige.

* Être avec des gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler. ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal 2.

2

Il n'y a pas si loin de la haine à l'amitié, que de l'antipathie. * Il semble qu'il est moins rare de passer de l'antipathie à l'amour qu'à l'amitié.

* L'on confie son secret dans l'amitié, mais il échappe dans l'amour.

* L'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en avoir le cœur celui qui a le cœur n'a pas besoin de révélation ou de confiance; tout lui est ouvert.

* L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui peuvent nuire à nos amis. L'on ne voit en amour de défauts dans ce qu'on aime, que ceux dont on souffre soi-même.

* Il n'y a qu'un premier dépit en amour, comme la première faute dans l'amitié, dont on puisse faire un bon usage.

* Il semble que s'il y a un soupçon injuste, bizarre, et sans fondement, qu'on ait une fois appelé jalousie; cette autre jalousie, qui est un sentiment juste, naturel, fondé en raison et sur l'expérience, mériterait un autre nom.

* Le tempérament a beaucoup de part à la jalousie, et elle ne suppose pas toujours une grande passion; c'est cependant un paradoxe qu'un violent amour sans délicatesse.

* Il arrive souvent que l'on souffre tout seul de la délicatesse; l'on souffre de la jalousie, et l'on fait souffrir les autres.

* Celles qui ne nous ménagent sur rien, et ne nous épargnent nulles occasions de jalousie, ne mériteraient de nous aucune

1. Une grande reconnaissance. L'auteur veut dire qu'on ne peut ressentir une très-grande reconnaissance que pour les services rendus par des gens que l'on aime. 2. Tout est égal. La conversation des amis ne tarit jamais, dit-on, Si cela est vrai, ce n'est que dans les engagemens médiocres auxquels la langue fournit en effet un babil facile. Mais amitié, amitié ! sentiment vit et alerte! Quels discours sont dignes de toi? Quelle langue ose être ton interprète ? Jamais ce qu'on dit à son ami peut-il valoir tout ce qu'on sent à ses côtés? Mon Dieu! qu'une main serrée, qu'un regard animé, qu'une étreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit disent de choses! Et que le premier mot qu'on prononce est froid après cela ! ■ J.-J. ROUSSEAU.

3.

Que de l'antipathie. » Sous-entendu : à l'amitié!

4. Tout lui est ouvert. L'auteur cherche, mais trouve presque toujours le mot le plus concis et le plus énergique.

jalousic, si l'on se réglait plus par leurs sentiments et leur conduite que par son cœur.

* Les froideurs et les relâchements dans l'amitié ont leurs causes; en amour il n'y a guère d'autre raison de ne s'aimer plus, que de s'être trop aimés.

* L'on n'est pas plus maître de toujours aimer, qu'on l'a été de ne pas aimer.

4

* Les amours meurent par le dégout, et l'oubli les enterre. Le commencement et le déclin de l'amour se font sentir par l'embarras où l'on est de se trouver seuls.

* Cesser d'aimer ', preuve sensible que l'homme est borné, et que le cœur a ses limites.

C'est faiblesse que d'aimer . c'est souvent une autre faiblesse que de guérir 2.

On guérit comme on se console: on n'a pas dans le cœur de quoi toujours pleurer et toujours aimer.

3

* Il devrait y avoir dans le cœur des sources inépuisables de douleur pour de certaines pertes. Ce n'est guère par vertu ou par force d'esprit que l'on sort d'une grande affliction l'on pleure amèrement, et l'on est sensiblement touché; mais l'on est ensuite si faible ou si léger, que l'on se console '.

1. Cesser d'aimer.» Les pensées touchantes et profondes qui suivent sont les plus remarquables de ce chapitre. Il y a quelquefois de la sécheresse dans le tour et dans le style de La Bruyère; il n'y en a point dans son caractère. Il aime dans l'homme jusqu'à ses faiblesses. Sa philosophie est austère et en même temps sympathique. I remarque l'infirmité du cœur humain aussi incapable de longtemps souffrir que de longtemps aimer; mais il ne s'en raille pas; il la plaint avec une émotion vraie, quoique contenue et discrète. Les pensées mélancoliques que les écrivains modernes se sont tant plu à développer n'étaient point aussi inconnues au XVIe siècle qu'on le croit généralement; seulement on ne leur donnait que le temps d'apparaitre, et l'on ne s'y livrait pas tout entier. On indiquait le mal, on s'en plaignait, et ne pouvant le guérir, on était plus facile à consoler.

2. Guérir. De guérir de l'amour. L'emploi de ce verbe sans complément est remarquable.

D

a

3. Sources inépuisables de douleur. Métaphore originale et cependant naturelle. Châteaubriand a exprimé la même pensée d'une manière touchante : Que dis-je? O vanité des vanités! Que parié-je de la puissance des amitiés de la terre! Voulezvous en connaître l'étendue? Si un homme revenait à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu'il fit revu avec joie par ceux-là mêmes qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire: tant on forme vite d'autres liaisons, tant on prend facilement d'autres habitudes, tant l'inconstance est naturelle à l'homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis. "

4. Console. Pascal a dit avec plus d'amertume et de mépris pour l'homme: D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelies, était le matin si trouble, n'y pense plus maintenant? Ne vous étonnez pas il est tout occupé à voir là où passera un cerf que les chiens poursaivent depuis six heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque plein de

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