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* Un homme peut tromper une femme par un feint attachement, pourvu qu'il n'en ait pas ailleurs un véritable.

Un homme éclate contre une femme qui ne l'aime plus, et se console: une femme fait moins de bruit quand elle est quittée, et demeure longtemps inconsolable.

* Les femmes guérissent de leur paresse par la vanité ou par

l'amour.

La paresse, au contraire, dans les femmes vives, est le présage de l'amour.

* Il est fort sûr qu'une femme qui écrit avec emportement est emportée; il est moins clair qu'elle soit touchée. Il semble qu'une passion vive et tendre est morne et silencieuse, et que le plus pressant intérêt d'une femme qui n'est plus libre, celui qui l'agite davantage, est moins de persuader qu'elle aime, que de s'assurer si elle est aimée.

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* Glycère n'aime pas les femmes, elle hait leur commerce et leurs visites, se fait celer pour elles; et souvent pour ses amis, dont le nombre est petit, à qui elle est sévère, qu'elle resserre dans leur ordre, sans leur permettre rien de ce qui passe l'amitié : elle est distraite avec eux, leur répond par des monosyllabes, et semble chercher à s'en défaire; elle est solitaire et farouche dans sa maison; sa porte est mieux gardée et sa chambre plus inaccessible que celles de Monthoron et d'Hémery; une seule Corinne y est attendue, y est reçue, et à toutes les heures. on l'embrasse à plusieurs reprises; on croit l'aimer; on lui parle à l'oreille dans un cabinet où elles sont seules; on a soi-même plus de deux oreilles pour l'écouter; on se plaint à elle de tout autre que d'elle; on lui dit toutes choses, et on ne lui apprend rien; elle a la confiance de tous les deux. L'on voit Glycère en partie carrée au bal, au théâtre, dans les jardins publics, sur le chemin de Venouze3, où l'on mange les premiers fruits; quelquefois seule en litière sur la route du grand faubourg, où elle a un verger délicieux, ou à la porte de

1. Monthoron ou Montauron. Trésorier de l'épargne, le même à qui Corneille dédia sa tragedie de CINNA, en le comparant à Auguste.

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2. D'Hémery ou plutôt Emeri, fils d'un paysan de Sienne, et protégé du cardinal Mazarin, fut d'abord contrôleur général sous le surintendant des finances Nicolas Bailleul, et devint lui-même surintendant après la démission du maréchal de La Meilleraye.

3. Venouze. Vincennes.

Canidie', qui a de si beaux secrets, qui promet aux jeunes femmes de secondes noces, qui en dit le temps et les circonstances. Elle paraît ordinairement avec une coiffure plate et négligée, en simple déshabillé, sans corps 2, et avec des mules: elle est belle en cet équipage, et il ne lui manque que de la fraîcheur. On remarque néanmoins sur elle une riche attache, qu'elle dérobe avec soin aux yeux de son mari; elle le flatte, elle le caresse, elle invente tous les jours pour lui de nouveaux noms; elle n'a pas d'autre lit que celui de ce cher époux, et elle ne veut pas découcher. Le matin, elle se partage entre sa toilette et quelques billets qu'il faut écrire. Un affranchi vient lui parler en secret; c'est Parmenon, qui est favori, qu'elle soutient contre l'antipathie du maître et la jalousie des domestiques. Qui, à la vérité, fait mieux connaître des intentions et rapporte mieux une réponse que Parmenon? qui parle moins de ce qu'il faut taire? qui sait ouvrir une porte secrète avec moins de bruit? qui conduit plus adroitement par le petit escalier? qui fait mieux sortir par où l'on est entré?

* Je ne comprends pas comment un mari qui s'abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre au contraire par ses mauvais endroits; qui est avare, qui est trop négligé dans son ajustement, brusque dans ses réponses, incivil, froid et taciturne, peut espérer de défendre le cœur d'une jeune femme contre les entreprises de son galant, qui emploie la parure et la magnificence, la complaisance, les soins, l'empressement, les dons, la flatterie.

* Un mari n'a guère un rival qui ne soit de sa main, et comme un présent qu'il a autrefois fait à sa femme; il le loue devant elle de ses belles dents et de sa belle tête; il agrée ses soins, il reçoit ses visites; et, après ce qui lui vient de son cru 3, rien ne lui pa raft de meilleur goût que le gibier et les truffes que cet ami lui envoie. Il donne à souper, et dit aux conviés : Goûtez bien cela, il est de Léandre, et il ne me coûte qu'un grand merci.

4. Canidie. La Voisia, devineresse que toute la cour allait consulter. Elle fut accusée de debiter en secret des poisons qu'on nommait alors poudre de succession On essaya de compromettre dans son procès la duchesse de Bouillon, comtesse de Soissons, et l'illustre maréchai de Luxembourg. Elle fut brûlée en place de Grève (1680), et mourut avec un certain courage.

2. Sans corps. Sans corset.

3. De son cru.

pleine de vérité.

Petite observation faite en passant sur l'amour de la propriété ot

* Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari, au point qu'il n'en est fait dans le monde aucune mention', vit-il encore, ne vit-il plus? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple d'un silence timide et d'une parfaite soumission: il ne lui est dû ni douaire ni conventions, mais à cela près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme, et elle le mari 2; ils passent les mois entiers dans une même maison sans le moindre danger do se rencontrer; il est vrai seulement qu'ils sont voisins. Monsieur paye le rôtisseur et le cuisinier, et c'est toujours chez madame qu'on a soupé. Ils n'ont souvent rien de commun, ni le lit, ni la table, pas même le nom : ils vivent à la romaine ou à la grecque chacun a le sien, et ce n'est qu'avec le temps, et après qu'on est initié au jargon d'une ville, qu'on sait enfin que M. B... 3 est publiquement, depuis vingt années, le mari de madame L...

* Telle autre femme, à qui le désordre manque pour mortifier son mari, y revient par sa noblesse et ses alliances, par la riche dot qu'elle a apportée, par les charmes de sa beauté, par son mé rite, par ce que quelques-uns appellent vertu.

* Il y a peu de femmes si parfaites, qu'elles empêchent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.

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* Les douleurs muettes et stupides sont hors d'usage, on pleure, on récite, on répète, on est si touchée de la mort de son mari, qu'on n'en oublie pas la moindre circonstance.

Ne pourrait-on point découvrir l'art de se faire aimer de sa femme ?

* Une femme insensible est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle doit aimer.

1. «Mention. » Qui connait M. de Montespan? Sait-on ce qu'étaient M. de Sévigné ou le mari de madame de La Fayette?

2. Mari. Le comte de Tonnerre disait, en parlant de la cour de Monsieur, qu'il ne savait ce qu'il faisait en demeurant dans cette boutique; que Monsieur était la plus sotte femme du monde, et Madame le plus sot homme qu'il eût jamais vu.

3. Monsieur B. Les clefs nomment ici le président de Bocquemart et sa femme, qui avait conservé le nom de d'Osambray. L'auteur, comme il le dit lui-même, se plat à employer des lettres initiales qui n'ont qu'une signification vaine et incertaine, afin de dégouter des applications. On voit que ces précautions ont été parfaitement inutiles.

4. « Stupides est ici dans le sens latin, ingentes dolores stupent, les grandes douleurs sont écrasantes, muettes, stupides. Corneille fait dire de niême à Cinna, lorsque Auguste lui a déclaré qu'il savait tout le secret de la conspiration. Je demeure stunde..

II Y avait' à Smyrne une très-belle fille qu'on appelait Émire, et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs, et surtout par l'indifférence * qu'elle conservait pour tous les hommes, qu'elle voyait, disait-elle, sans aucun péril, et sans d'autres dispositions que celles où elle se trouvait pour ses amies et pour ses frères; elle ne croyait pas la moindre partie de toutes les folies qu'on disait que l'amour avait fait faire dans tous les temps; et celles qu'elle avait vues ellemême, elle ne les pouvait comprendre ; elle ne connaissait que l'amitié 3. Une jeune et charmante personne, à qui elle devait cette expérience, la lui avait rendue si douce, qu'elle ne pensait qu'à la faire durer, et n'imaginait pas par quel autre sentiment elle pourrait jamais se refroidir sur celui de l'estime et de la confiance, dont elle était si contente: elle ne parlait que d'Euphrosine, c'était le nom de cette fidèle amie, et tout Smyrne ne parlait que d'elle et d'Euphrosine; leur amitié passait en proverbe . Émire avait deux frères qui étaient jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étaient éprises; et il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avait accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris. Un vieillard qui, se confiant en sa naissance et er ses grands

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4. Il y avait.» La Bruyère, qui a réuni dans son livre tous les genres d'éloquence, ne pouvait omettre la forme narrative, une des plus agréables et des plus instructives, et dont les moralistes se sont toujours servis. Les anecdotes et les apophthegmes, dont Plutarque parsème ses écrits, ont plus fait pour sa réputation que les dissertations qui les accompagnent. Sénèque est plein d'histoires fori intéressantes, Horace a inséré dans ses vers plusieurs charmantes anecdotes, et il a été imité en cela par Boileau, avec peut-être un peu trop de discrétion. C'est sous la forme de conte surtout que Voltaire a exprimé sa railleuse et triste philosophie; et ce genre a pris de nos jours une telle extension, qu'il ne semble plus vouloir laisser la place aucun autre. La nouvelle de La Bruyère, courte et sobre comme tout ce qu'il a écrit, est d'une trèsgrande beauté.

2. Par l'indifférence. L'auteur est dès la première ligne en plein dans son sujet, et il ne lui faut pas longtemps pour nous faire une idée complète du personnage principal. Madame de La Fayette, le modèle des bous contes, disait qu'une période retran chiée d'un ouvrage valait un louis, et un mot vingt sous.

3. L'amitié. Transition naturelle et facile.

4.

Cette expérience. A qui elle devait de connaître l'amitié.

5. Se refroidir sur. L'auteur s'est souvent servi de cette expression qui a un peu passé.

6. Proverbe. Plus on saura nous intéresser à cette amitié, plus sensible sera pour nous la rupture. Pas un mot n'est donné à une circonstance inutile; mais le trait principal et essentiel se développe et se prolonge.

7. Excellente beauté. Excellent s'employait alors comme en latin, dans tous les sens où nous dirions: très-grand, supérieur. L'auteur a dit ailleurs: Le pius excellent mérite »

biens, avait eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphait cependant; et c'était jusqu'alors au milieu de ses frères, d'un prêtre et d'un vieillard', qu'elle se disait insensible. Il sembla que le ciel voulût l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne ser. virent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir❜ dans la réputation d'une fille que l'amour ne pouvait toucher. De trois amants que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier, dans un transport amoureux, se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète; et le troisième mourut de langueur et d'insomnie 1. Celui qui les devait venger n'avait pas encore paru. Ce vieillard qui avait été si malheureux dans ses amours s'en était guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il voulait plaire; il désira de continuer de la voir, et elle le souffrit. Il lui amena un jour son fils, qui était jeune, d'une physionomie agréable, et qui avait une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu'il n'avait pas assez d'esprit, et désira qu'il en eût davantage. Il la vit seule, parla assez, et avec esprit; mais comme il la regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fût pas galant. Elle s'entretint de lui avec son amie, qui voulut le voir: il n'eut des yeux que pour Euphrosine, il lui dit qu'elle était belle; et Émire, si indifférente, devenue jalouse", comprit que Ctesiphon était persuadé de ce qu'il disait, et que

1. Vieillard. L'auteur ne craint pas de faire voir d'avance le dénouement. L'intérêt n'est pas dans une intrigue compliquée, mais dans l'agrément et la vérité des détails. 2. Que le ciel. Ce ton élevé serait hors de saison, si la scène n'avait été placée à Smyrne. Le souvenir de la mythologie et de la fatalité antique relève le sujet et lui donne la poésie.

3. L'affermir. Et qu'à faire croire d'elle pius que jamais, qu'elle était insensible 4. Insomnie.» Remorquez l'art avec lequel le narrateur tourne peu à peu notre esprit contre cette insensible, qu'il avait d'abord si vantée, et nous fait désirer sa punition.

5. Paru. On voit que La Bruyère n'ignorait pas l'art des transitions, dont la nature de son ouvrage et la manière dont il fut composé ne lui permirent pas de se servir partout.

6. Un jour. Ces circonstances sont simples, naturelles, et tout à fait vraisem blables.

7. Jalouse. Il était assez difficile de bien marquer ce changement; il y a loin de insensibilité complète à la jalousie. Et pourtant telle est la vérité des détails, qua en ne parait plus simple et plus naturel.

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