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[ Chapitre Ier

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

* Tout est dit', et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

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* Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments *; c'est une trop grande entreprise".

* C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule; il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique dans les affaires; il a fait imprimer un ouvrage moral qui est rare par le ridicule.

* Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.

4. Tout est dit. On a tout dit, si l'on croit les hommes qui n'ont rien à dire Heureusement l'erreur est évidente. En quelque genre que ce soit, l'art est semblable à la nature son modèle: il a des règles comme la nature a des lois; il n'a point de bornes, puisque la nature est infinie. J. CHÉNIER, Tableau de la littérature au XVIIIe siècle. La Bruyère a suffisamment prouvé qu'il n'était pas un de ceux qui n'ont rien à dire. Ce mot est ici une simple formule de modestie, une précaution oratoire et rien de plus.

2. Et qui pensent. Tournure vive, assez familière aux écrivains du xvne siècle, dont le style était formé sur celui des anciens : les Grecs et les Latins emploient souvent ce tour, pour insister davantage sur une pensée et la mieux faire remarquer, — xai TaŬTa-Hominem tantum nudum (natura) et in nuda humo, natali die, abjicit ad lacrymas, et has protinus vitæ principio. » PLINE, Hist. nat. VII. « La nature a jeté l'homme au jour de sa naissance nu sur la terre nue, l'a livré aux larmes, et dès les premiers moments de sa vie..

3. Glaner.» Expression charmante; comparaison à peine indiquée, et qui s'achève dans l'esprit du lecteur.

4. Les habiles »> Habile a presquechangé de signification. On ne le dit plus guère, pour dire docte et sçavant; et on entend par un homme habile, un adroit et qui a de la conduite. « BOUHOURS. Entreliens d'Ariste. La Bruyère, qui s'est souvent servi de cette expression, ainsi que Molière, dans le sens où elle est ici. n'a pu la rajeunir et l'empêcher de tomber en désuétude.

5. Sentiments. » Ce mot s'employait au xVII° siècle surtout dans le sens l'opinion. « J'ai un certain valet nomm Mascarille, qui passse au sentiment de beaucoup de gens pour une manière de bel esprit. »> MOLIÈRE. les précieuses ridicules. Le jugement des académiciens sur le Cid est intitulé: Sentiments de l'Académie sur le Cid.

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6. Entreprise. Molière s'est servi de la même expression dans le même sens : C'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. » 7. « C'est un métier »> C'est-à-dire que, pour faire un livre, il ne suffit pas d'avoir les idées; il faut encore de l'art l'habitude de la composition et du style etc La Bruyère insiste beaucoup sur les difficultés de l'art d'écrire, et sur la perfection qu'un auteur sérieux doit donner à son œuvre.

Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux; l'impression est l'écueil.

* Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbaticns, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

* Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable, la poésie 1, la musique, la peinture, le discours public. Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poëte!

Certains poëtes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine le temps de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes *; et 4. La poésie. On peult faire le sot partout ailleurs, mais non en la poësie; Mediocribus esse poetis

Non di, non homines, non concessere columnæ.

[Personne ne pardonne la médiocrité aux počtes, ni les dieux, ni les hommes, ni les colounes. HOR. Art. poet. 372.]

Pleast à Dieu que cette sentence se trouvast au front des boutiques de touts nos imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de versificateurs!

Verum

Nil securius est malo poeta..

[Mais rien n'est si confiant qu'un mauvais poète. MART. XII, 63.]

MONTAIGNE, Essais, 11, 47.

2. Sujets. Expression piquante: sujets à de longues suites de vers pompeux, comme on est sujet à une indisposition, à une maladie.

3. Croit que cela lui platt. Cette admiration naïve pour des choses que l'on ne comprend pas, est plaisamment indiquée par cette phrase de Voltaire parlant d'un vieux poěte: On me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le lisant.

4. Qu'il y comprend moins. Voyez la 6e scène du i acte du Médecin malgré lui: quand Sganarelle a terminé sa burlesque et inintelligible démonstration, chacun se récrie:

Géronte. Ah! que n'ai-je étudié!

Jacqueline. L'habile homme que v❜là !

Lucas. Oui, çà est si biau que je n'y entends goutte! 5. S'entendaient eux-mêmes.. J'ai out dire que le fameux évêque du Belley, Jean-Pierre Camus, étant en Espagne, et ne pouvant entendre un sonnet de Lope de Végue. qui vivait alors, pria ce poëte de le lui expliquer; mais que Lope ayant lu et

qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre: je suis détrompé.

* L'on n'a guère vu, jusques à présent, un chef-d'œuvre d'esprit, qui soit l'ouvrage de plusieurs': Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Énéide, Tite-Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons.

* Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

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* Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes, ou, pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

* La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros: ainsi, je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens *.

* Amas d'épithètes, mauvaises louanges; ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

relu plusieurs fois son sonnet, avoua șincèrement qu'il ne l'entendait pas lui-même. » BOUHOURS, Muniere de bien penser.

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4. De plusieurs. Leibnitz a judicieusement remarqué que, dans l'espace d'une seule année, cent hommes qui rassembleront leurs forces et leurs lumières pour les diriger vers un même but, feront plus pour l'avancement d'une science que ne pourra faire un seul homme dans l'espace de cent ans; mais verra-t-on jamais sortir un chef-d'œuvre de poësie, d'éloquence, de peinture et de musique, des idees combinées et reunies d'une société de poetes, d'orateurs, d'artistes? C'est par la commaLication des faits. des observations, des expériences, des découvertes, que la science s'accroit et se perfectionne; or la sensibilité, l'imagination, le génie, sont incommunicables. C'est dans un discours sur Homère que l'abbé Arnault s'exprime ainsi : ni lui, ni La Bruyère ne semblent avoir soupçonné qu'on se demanderait un jour si Iliade n'est pas l'ouvrage de plusieurs.

2. Et qui l'aime. Les passages suivants de Voltaire sont ici un excellent commentaire de La Bruyère: Il ne suffit pas, pour le gout, de voir, de connaître la beauté d'un ouvrage; il faut le sentir, en être touché. Il ne pas suffit d'en être touché d'une manière confuse. il faut démêler les différentes nuances; rien ne doit échapper à la promptitude du discernement. »

3. Et l'on dispute des goûts.» « On dit qu'il ne faut pas disputer des goûts; et on a raison, quand il n'est question que du goût sensuel, de la répugnance qu'on a pour certaine nourriture, de la préférence qu'on donne à une autre; on n'en dispute pas, parce qu'on ne peut corriger un defaut d'organes. Il n'en est pas de même dans les arts: comme ils ont des beautes réelles, il y a un bon goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore; et l'on corrige souvent le défaut d'esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu'on ne peut ni réchauffer ni redresser; c'est avec eux qu'il ne faut point disputer les goûts, parce qu'ils n'en ont point. VOLTAIRE.

4. Historiens. Voyez dans FENELON, Dialog, des morts, le dialogue d'Achille et d'Homère, et l'ode d'Horace, Iv, 9: Ne forte credas interitura.

5. Amas d'épithètes. Les titres ne servent de rien pour la postérité; le nom

* Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre '. Moïse', HOMÈRE, PLATON, VIRGILE, HORACE, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

* On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture 3: on a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien: ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même, on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation ®.

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Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens, et reprendre enfin le simple et le naturel !

On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les

d'un homme qui a fait de grandes choses impose plus de respect que toutes les épihètes. VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, c. 43.

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4. Bien déflair. Il ne s'agit pas d'une définition sèche et technique; bien définir, c'est avoir une conception nette et precise de son objet. Bien peindre, ren-tre cette pensée si clairement conçue, d'une manière sensible et frappante. La Bruyère dit en parlant des avares: De telles gens ne sont ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes; ils ont de l'argent. C'est là définir. Vous voyez le fleuriste planté, et qui a pris racine au milieu de ses tulipes. C'est ce qui s'appelle peindre. - Image et précision, dit Voltaire; ces deux mots sont tout un traité de rhétorique...

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2. Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit. Note de La Bruyère.

3. Ce qu'on a fait de l'architecture. Fénelon s'est servi de la même comparaison et presque du même langage. Il a traité assez longuement, et avec autant de grâce que de raison, la question si débattue des anciens et des modernes. Nous renvoyons à la Lettre sur les occupations de l'Académie française, § x, et aux notes de M. Despois.

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4. Que la barbarie avait introduit. Tout le monde alors partageait ce mepris fort injuste pour les chefs-d'œuvre du moyen age. Perrault lui-même, lorsqu'il s'agissait d'architecture, était Grec comme La Bruyère et Fénelon.

5. Ce qu'on ne voyait plus, devenu moderne. Voici une tournnre tout à fait antique. Ce que est un véritable pronom neutre, et il est ici à la fois sujet et regime, comine cela se pratique souvent en latin.

6. Leur imitation. Comme les jeunes artistes copient longtemps d'après l'antique, ne pensez-vous pas que l'imitation des jeunes littérateurs devrait etre la même, et qu'avant de tenter quelque chose de nous, nous devrions aussi nous occuper de traduire d'après les poètes et les orateurs anciens? Notre goût, fixé d'abord par des beautés sévères que nous nous serions pour ainsi dire appropriées, ne pourrait plus rien souffrir de médiocre et de mesquin DIDEROT, Correspondance.

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7. Avant que.... les hommes aient pu. On a élevé la question de savoir si avant que devait être suivi de ne. Les bons écrivains sont presque unanimes pour la suppression de la négative.

8. On se nourrit. » Les partisans des modernes avaient le malheur d'avoir contre

presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages'; et quand enfin l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent eur nourrice".

Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses ouvrages

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits; il les cite, et ils sont si beaux qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects 6, et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité on les récuse.

• L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer 7.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme.

eux tous ceux qu'ils auraient pu opposer avec le plus d'avantage aux anciens. Boileau et Racine surtout les accablaient de l'autorité de leur nom, de leur science et de leurs sarcasmes. La dispute dura néanmoins longtemps, et on peut lui attribuer en grande partie l'affaiblissement des études classiques dans le XVIIIe siècle. Perrault ne savait pas le grec; Saint-Evremond ne voulait rien souffrir de ce qui n'avait pas le ton de la cour; Lamotte pour défigurer Homère, n'eut qu'à le traduire; Fontenelle avait fait de trop méchants vers, pour estimer la poésie. Tous avaient de l'esprit, mais de ce bel esprit qui excelle dans les petites choses et ne peut atteindre ni comprendre les grandes.

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1. On en renfle ses ouvrages. Métaphore heureuse et précise. Son latin et son grec, dit Montaigne, l'ont rendu plus sot et plus presomptueux qu'il n'estoit party de la maison. Il en debvoit rapporter l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffle; et la seulement enflée, au lieu de la grossir. Et Voltaire :

Seule elle demeura

Avec l'orgueil, compagnon dur et triste:
Bouffi, mais sec, ennemi des ébats,

Il renfle l'âme, et ne la nourrit pas.

2. Drus. Terme de fauconnerie qui se dit des oiseaux qui sont prêts à s'envoler du nid. On le dit figurément de ce qui est déjà crù, qui se porte bien. Cet enfant est bien dru, bien grand pour son age. En vieux français, il signifiait gaillard.. FURETIÈRE.

3. Nourrice. » Comparaison à la fois jolie et malicieuse.

4. On peut conjecturer que La Bruyère désigne ici Charles Perrault, de l'Académie française, qui venait de faire paraitre son Paralleie des anciens et des modernes. 5. De ses ouvrages. Voyez dans une lettre de Boileau à Antoine Arnauld la liste plaisante des ouvrages de Perrault, Peau d'Ane mise en vers, l'Amour Godenol, Elègie à Iris, etc.

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6. Ils sont suspects. Louange détournée et délicate à l'adresse de Racine et de Boileau.

7. Les estimer. Les juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meil leur. C'est le sens latin, æstimare.

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