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son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quitter. C'est un homme qui est de mise ' un quart d'heure de suite, qui le moment d'après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu'un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l'héroïque; et, incapable de savoir jusqu'où l'on peut avoir de l'esprit, il croit naïvement que ce qu'il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir: aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui n'a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même, et il ne s'en cache pas, ceux qui passent le voient, et qu'il semble toujours prendre un parti, ou décider qu'une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c'est le jeter dans l'embarras de savoir s'il doit rendre le salut ou non; et pendant qu'il délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa vanité l'a fait honnête homme, l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était pas. L'on juge en le voyant qu'il n'est occupé que de sa personne ; qu'il sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie; qu'il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.

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4. Qui est de mise. La métaphore est originale; l'auteur compare ce fat à un vieil habit qui est de mise un instant, mais qui perd bientôt son lustre emprunté et qui montre la corde.

2. Envie à personne. N'est-ce pas du mème homme que Fénelon disait dans l'Examen de conscience des devoirs de la royauté, qui est une sanglante satire de Louis XIV et de sa cour: Un prince montre la grossièreté de son goût et la faiblesse de son jugement, lorsqu'il ne sait pas discerner combien ces esprits si hardis, et qui ont l'art d'imposer, sont superficiels et pleins de défants méprisables. Un prince sage et pénétrant n'estime ni les esprits évaporés, ni les grands parleurs, ni ceux qui décident d'un ton de confiance, ni les critiques dédaigneux, ni les moqueurs, qui tournent tout en plaisanterie. il méprise ceux qui trouvent tout facile, qui applaudissent à tout ce qu'il veut, qui ne consultent que ses yeux ou le ton de sa voix, pour deviner sa pensée et pour l'approuver. Il recule loin des emplois de confiance ces hommes qui n'ont que des dehors saus fond.

3. Le voient. Voient qu'il se parle à lui-même.

4. Et qu'il. Le verbe gouverne d'abord un pronom et ensuite un verbe, construction plus rapide que régulière. Virgile a dit: Discite justitiam moniti, et non temnere divos que cet exemple vous apprenne la justice, et à ne pas mépriser les Dieux ; ► et Racine (Iphigénie, 1, 2), par une licence moins forte :

Achille seul, Achille à son amour s'applique!
Voudrait-il insulter à la crainte publique,
Et que le chef des Grecs irritant les destins,
Préparat d'un hymen la pompe et les festins?

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3. Se relayent. Expression vive et comique. Si la modestie est une vertu necessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes ?

• Celui qui logé chez soi dans un palais, avec deux appartements pour les deux saisons, vient coucher au Louvre dans un entresol, n'en use pas ainsi par modestie. Cet autre qui, pour conserver une taille fine, s'abstient du vin et ne fait qu'un seul repas, n'est ni sobre ni tempérant; et d'un troisième qui, importuné d'un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l'on dit qu'il achète son repos, et nullement qu'il est libéral. Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection.

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* La fausse grandeur est farouche' et inaccessible: comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près, plus on la connaît, plus on l'admire: elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue": son caractère est noble et facile,

Je vois de tous côtés des hommes qui parlent sans cesse d'eux-mêmes; leurs conversations sont un miroir qui représente toujours leur impertinente figure. Ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé : ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison inépuisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part! MONTESQUIEU. -Ce dernier trait est bien recherché. La Bruyère n'aurait point voulu de plaisanterie scientifique.

1. Farouche. Massillon a dit de même dans son sermon sur l'aumône: Une charité si sèche et si farouche..

2. Ne se montre pas de front. Expression ingénieuse que l'auteur éclaircit et développe dans ce qui suit.

3. La véritable grandeur. M. de Turenne.

4.

5.

Toucher. Voyez la notice de M. Suard, en tête du volume.

Retenue. La Bruyère peut ici soutenir la comparaison avec un des plus beaux passages de Bossuet: La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur, et de vait être en même temps le premier attrait que nous aurions en nous-mêmes pour gagner les autres hommes. La grandeur qui vient par-dessus, loin d'affaiblir la bonté, n'est faite que pour l'aider à se communiquer davantage, comme une fontaine publique qu'on élève pour la répandre. Les cœurs sont à ce prix; et les grands dont la bonté n'est pas le partage, par une juste punition de leur dédaigneuse insensibilité, demeureront privés éternellement du plus grand bien de la vie humaine, c'est-à-dire des douceurs de la société. Jamais homme ne les goûta mieux que le prince dont nous parlons; jamais homme ne craignit moins que la familiarité blessat le respect. Est-ce fà celui qui forçait les villes et qui gagnait les batailles? Quoi! il semble avoir oublié ce haut rang qu'on lui a vu si bien défendre! Reconnaissez le héros qui, toujours égal à lui-même, sans se hausser pour paraitre grand, sans s'abaisser pour être civil er obligeant, se trouve naturellement tout ce qu'il doit être envers tous les hommes > Oraison funèbre du prince de Condé, p. 317 de l'édition annotée de M. A. Didier,

inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands, et très-grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits.

* Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même; il tend à de si grandes choses, qu'il ne peut se borner à ce qu'on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur; il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur, et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d'efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple; mais les hommes ne l'accordent guère, et il s'en passe'.

* Celui-là est bon, qui fait du bien aux autres : s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très-bon; s'il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté qu'elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître; et s'il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin: elle est héroïque, elle est parfaite.

[Chapitre III.]

DES FEMMES.

* Les hommes et les femmes conviennent rarement sur le mérite d'une femme; leurs intérêts sont trop différents : les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu'elles plaisent aux hommes; mille manières qui allument dans

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1 Et il s'en passe. Il entre beaucoup de sagesse, et peut-être un peu d'orgueil, dans ce mépris calme et réfléchi de la gloire. La Bruyère pouvait se trouver heureux à l'hôtel de Condé. Indépendant et respecté sous le patronage des princes, degagé des soucis de la vie et de la famille, menant une vie de loisir et de travail, recherche d'amis illustres, goûtant en secret le plaisir de ces observations satiriques que le public devait si tard connaitre, sûr de son mérite et de son caractère, il se laissa difficilement tenter à la gloire, et n'en fut pas enivré. Vauvenargues, aussi fier et plus sensible, dévoré par la maladie, voyant sa vie se consumer avant d'avoir produit aucun fruit, presque ignoré et incertain lui-même de son génie, laisse attendrir sa sagesse à l'idée de cette gloire, sa récompense, qu'il appelle d'une manière si touchante Les premiers feux de l'aurore ne sont pas plus doux que les preutiers regards de la gloire. Si les hommes n'aimaient pas la gloire, ils n'auraient ni assez de talents ni assez de vertus pour la mériter.

2. Conviennent. Sont rarement d'accord. C'est le sens latin du mot.

3. Par les mêmes agrements que.» Il faudrait, selon l'usage moderne, par les mêmes agréments par lesquels elles plaisent. On voit combien la tournure de La Bruyère est plus rapide. Que est ici employé dans le sens de l'ablatif latin, quo, quibus. Molière a dit de même: Je regarde les choses du côté qu'on me les montre. L'Ecole

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ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l'aversion et l'antipathie.

* Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle, attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin; un esprit éblouissant qui impose, et que l'on n'estime que parce qu'il n'est pas approfondi 3. Il y a dans quelques autres une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur, et qui est comme une suite de leur haute naissance; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent *, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux.

* J'ai vu souhaiter d'être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusqu'à vingt-deux, et après cet âge devenir un homme.

* Quelques jeunes personnes ne connaissent point assez les avantages d'une heureuse nature, et combien il leur serait utile de s'y abandonner *; elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et

des Femmes, 1, 1. Et l'on a pu vous prendre par l'endroit seul que vous êtes prenable. Premier placet au Roi.

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1. Forment. Engendrent, donnent naissance à; c'est le sens latin de formare. 2. Qui ne va pas plus loin. Cette grandeur est toute superficielle et extérieure. Madame la baronne, dit Voltaire d'une manière assez plaisante, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très-grande considération, et faisait les honneurs de sa maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. ‣ 3. Il n'est pas approfondi. Parce qu'on ne l'approfondit point.

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4. Un mérite paisible, mais solide. Expressions charmantes et pleines de sens. L'auteur manie l'éloge avec la même sobriété et la même force que la satire. Molière s'est efforcé de nous représenter ce mérite paisible et solide, dans le caractère admirable et unique au théâtre d'Elmire :

J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,

Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est arme de griffes et de dents
Et veut au moindre mot devisager les gens.
Me préserve le ciel d'une telle sagesse!

Je veux une vertu qui ne soit point diablesse.

C'est l'idée que, dans un morceau plus relevé, Bossuet veut nous donner de l'infor tunée Madame: Elle allait s'acquérir deux puissants royaumes par des moyens agréables: toujours douce, toujours paisible autant que généreuse et bienfaisante, son creait n'y aurait jamais été odieux; on ne l'eût point vue s'attirer la gloire avec une ardeur inquiète et precipitée; elle l'eût attendue sans impatience, comme sure de la posseder... Rien n'a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'elever, s'est trouve, par sa naturelle situation, au-dessus des accidents les plus redoutables. » Oraison funèbre, pag. 66-67 de l'édit. de M. A. Didier. 5. Qui échappent. Toutes ces figures sont originales et gracieuses. On peut rapprocher ce caractere de celui de la véritable grandeur, dans le chapitre précédent. On voit que l'auteur admirait vivement et du fond de l'âme tout ce qu'il rencontrait de grand et d'aimable, et que ce n'est point sa faute, si dans ses tableaux véridiques la sottise occupe une plus grande place que le mérite et la vertu.

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6. De s'y abandonner. De se livrer à leur heureuse nature.

si fragiles, par des manières affectées et par une mauvaise imitation, leur son de voix et leur démarche sont empruntés; elles se composent, elles se recherchent', regardent dans un miroir si elles s'éloignent assez de leur naturel : ce n'est pas sans peine qu'elles plaisent moins.

* Chez les femmes, se parer et se farder n'est pas, je l'avoue, parler contre sa pensée ; c'est plus aussi que le travestissement et la mascarade, où l'on ne se donne point pour ce que l'on paraît être, mais où l'on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer : c'est chercher à imposer aux yeux, et vouloir paraître selon l'extérieur contre la vérité; c'est une espèce de menterie3.

Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre queue et tête *.

* Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes elles peuvent sans doute, dans la manière de s'embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leur goût et leur caprice; mais si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire, si c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu'elles s'enluminent, j'ai recueilli les voix, et je leur prononce', de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes; que le rouge seul les vieillit et les déguise; qu'ï's haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage, qu'avec de fausses dents en la bou che, et des boules de cire dans les mâchoires; qu'ils protestent série usement contre tout l'artifice dont elles usent pour se rendre

1. Se recherchent. Ce verbe ne s'emploie plus guère aujourd'hui qu'au participe passé être affecté, recherché.

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2. Se faire ignorer. Locution peu usitée pour ne point se faire reconnaître.. 3. Menterie. Cette pensée n'est pas présentée avec assez de clarté; l'auteur veut dire Parler contre så pensée est un mensonge coupable; se travestir est un mensonge presque innocent; se farder, imposer aux yeux, est une troisième sorte de mensonge qui tient le milieu entre les deux autres, moins coupable que le premier et plus répréhensible que le second.

4. Entre queue et tète. Les femmes cherchaient à grandir leur taille par des chaussures à hauts talons et des coiffures très-élevées. Ces coiffures étaient à trois étages, garnies de rubans larges, disposes symetriquement sur trois rangs superposés, et n'avaient pas moins d'un pied et demi de hauteur. Elles se terminaient en pointe. Voy. Caylus, Recueil d'antiquités, t. 6, p. 226.) L'auteur a rendu par une comparaison à la fois triviale et recherchée l'impression que cette mode bizarre produisait sur lui. 5. A elles-mêmes. Elles veulent seulement se plaire les unes aux autres. S'enluminent. Qu'elles se peignent le visage.

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7. Prononce est ici dans le sens latin, proclamer le jugement, la sentence. 8. Haissent à est une expression qui a vieilli, on ne sait pourquoi.

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