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comme celui qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire: la levée d'un siége, une retraite, l'ont plus ennobli que ses triomphes; l'on ne met qu'après les batailles gagnées et les villes prises; qui était rempli de gloire et de modestie; on lui a entendu dire Je fuyais, avec la même grâce qu'il disait : Nous les battimes; un homme dévoué à l'État, à sa famille, au chef de sa famille 7; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s'il lui eût été moins propre et moins familier;

même, plein de ses projets et de sa conduite, l'ont fait passer pour timide, irrésolu, incertain; quoiqu'il donnât une bataille avec autant de facilité que M. de Gassion allait à une escarmouche. Le naturel ardent de M. le Prince (Condé) l'a fait croire impétueux dans les combats, lui qui se possède mieux dans la chaleur de l'action qu'homme du monde; lui qui avait plus de présence d'esprit à Lens, à Fribourg, à Norling et à Senef, qu'il n'en aurait eu peut-être dans son cabinet. SAINT-EVREMOND, Discours sur les historiens français.

4. La levée d'un siège. L'archiduc et le prince de Condé assiégeaient la ville d'Arras (1654). Turenne les assiégea dans leur camp, et força leurs lignes; les troupes de l'archiduc furent mises en fuite. Condé, avec deux régiments de Français et de Lorrains, soutint seul les efforts de l'armee de Turenne; et tandis que l'archiduc fuyait, il battit le maréchal d'Hocquincourt, il repoussa le maréchal de La Ferte, et se retira victorieux en couvrant la retraite des Espagnols vaincus. Aussi le roi d'Espagne lui écrivit ces propres paroles: J'ai su que tout était perdu, et que vous avez tout conserve. VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, c. 6.-Il est assez remarquable que La Bruyère n'ait pas craint de parler des exploits de Conde pendant sa revolte. 2. L'on ne met qu'après. On regarde comme inférieures. En latin, postponere. 3. De gloire et de modestie. Simple et belle antithèse.

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4. Je fuyais. Ce trait semblerait plutôt convenir à Turenne. Il ne se cachoit point, dit Mascaron, il ne se montroit point. Il parloit, lorsqu'il le falloit, et de ses victoires, et de ses désavantages, aussi attentif à relever la gloire des uns, qu'à déguiser le malheur des autres; aussi eloigné dans ses récits du faste de la modestie, que de celui de l'orgueil. Or. funèbre.

5. Dévoue à l'Etat. Il ne faut pas oublier cependant que Condé fit la guerre au roi dans la Fronde, et commanda ensuite les Espagols contre les Français. Ces trahisons étaient couvertes par l'eclat des services et la grandeur de la naissance. Il s'en faut de beaucoup, au reste, qu'on jugeât cette conduite avec autant de severite dans ce temps que dans le nôtre. La cour était tout pour les grands, la patrie peu de chose. Conspirer avec l'étranger etait un acte de pure canale, que les plus honnêtes gens s'etaient permis sous Richelieu, une forme d'opposition contre les ministres, dont la noblesse ne perdit que très-tard l'habitude. Cela n'empêchait pas de rentrer dans le devoir, de devenir un bon sujet et un assidu courtisan.

6. A sa famille. Condé háta sa mort en accourant auprès de sa belle-fille, la duchesse de Bourbon, qui avait été subitement attaquée de la petite-verole. Voyez l'Oraison funèbre de Bossuet.

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7. Au chef de sa famille. Louis XIV, avec les filles naturelles duquel il allia son fils et son neveu.

8. Moins propre. Minus proprium et domesticum. Il admirait le merite comme s'il n'en avait point eu lui-même, et que c'eût été pour lui une chose extrao: dinaire. Condé protégea Boileau, Racine, Molière, dans la conversation duquel il disait qu'il trouvait toujours quelque chose à gagner. Molière nous a transmis fui-même un mot du prince, hardi et heureux, sur le Tartuffe. Il recevait familièrement Bourdaloue et Bossuet, qui fireut son éloge.

un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n'a manqué que les moindres vertus '.

* Les enfants des dieux, pour ainsi dire, se tirent 3 des règles de la nature, et en sont comme l'exception : ils n'attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance.

* Les vues courtes *, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l'on remarque quelquefois dans un même sujet®: où ils voient l'agréable, ils en excluent le solide; où ils croient découvrir les grâces du corps, l'agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l'âme, la profondeur,

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4. Les moindres vertus. Condé était d'une humeur fort inégale, emportée quelquefois. La franchise de La Bruyère ne va pas ici plus loin que celle de Bossuet: Ce n'est plus ces promptes saillies qu'il savait si vite et si agréablement réparer, mais enfin qu'on lui voyait quelquefois dans les occasions ordinaires; vous diriez qu'il y a en lui un autre homme, à qui sa grande ame abandonne de moindres ouvrages, où elle ne daigne se mêler. Page 327 de l'édition de M. A. Didier.

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2. Les enfants des dieux. Fils, petits-fils, issus de rois. (Note de La Bruyère.) L'auteur a mis l'adresse à son compliment, crainte d'erreur. Il s'agit ici des descendants du grand Condé, associés un peu témérairement à la gloire de leur afeul. La Bruyère, dans un autre passage, s'est élevé contre la maxime latine et vulgaire, que les fils des héros ne sont que des sots. On conçoit, du reste, l'impression profonde et étrange que devait faire sur lui cette famille de Condé, brillante, héroïque, éloquente, et en même temps féroce, débauchée, jamais médiocre, et portant avec elle l'empreinte de la grandeur héréditaire. Elle se tirait des règles de la nature aussi bien par ses vices que par ses qualités.

3. Se tirent. Sortent des règles de la nature.

4. Ils naissent instruits. L'byperbole est poussée bien loin. Cela a le malheur de trop ressembler à la fameuse phrase de Mascarille : Les gens de qualite savent tout, sans avoir jamais rien appris.

5. Les vues courtes. Il semble que La Bruyère veuille ici parler de lui-même, et exprimer son étonnement pour ce mérite universel des princes qu'il admire, sans pouvoir se l'expliquer.

6. Un même sujet. Un même homme.

7. Y admettre. Y signifie ici en lui, en cette personne. Chez les écrivains du XVIIe siècle, qui font de cette particule un usage fréquent, y est le corrélatif de où et s'emploie de la même manière à la place de à, avec, en, dans, etc. On trouve y en relation avec des noms de choses et de personnes. Molière a dit :

Je ne distingue rien en celui qui m'offense,
Tout y devient l'objet de mon juste courroux.

Amphitryon, II, 6.

Cette phrase ne serait plus correcte de notre temps, non plus que celle de La Bruyère, et avec raison. Y est un véritable neutre, qui répond au latin illic, illuc, là, en cet endroit, et qui ne peut en conséquence s'appliquer qu'aux choses inanimées. C'est ma place et j'y tiens." C'est mon ami et je tiens à lui. C'est là la nuance qu'a con

sacrée l'usage, d'accord avec le sens véritable des mots.

la réflexion, la sagesse ; ils ôtent de l'histoire de SOCRATE qu'il ait dansé.

* Il n'y a guère d'homme si accompli et si nécessaire aux siens, qu'il n'ait de quoi se faire moins regretter '.

* Un homme d'esprit, et d'un caractère simple et droit, peut tomber dans quelque piége; il ne pense pas que personne veuille lui en dresser, et le choisir pour être sa dupe: cette confiance le rend moins précautionné, et les mauvais plaisants l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à perdre pour ceux qui en viendraient à une seconde charge; il n'est trompé qu'une fois.

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J'éviterai avec soin d'offenser personne, si je suis équitable; mais sur toutes choses un homme d'esprit, si j'aime le moins du monde mes intérêts 1.

* Il n'y a rien de si délié, de si simple, et de si imperceptible, où il n'entre des manieres qui nous décèlent. Un sot ni n'entre, ni ne sort, ni ne s'assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n'est sur ses jambes, comme un homme d'esprit.

* Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a rendue sans me connaître il prie des gens qu'il ne connaît point de le mener chez d'autres dont il n'est pas connu: il écrit à des femmes qu'il connaft de vue: il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est ; et là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle, et souvent, et

4. Regretter. Cette pensée est profonde et triste. La Bruyère avait pu voir combien peu le grand Condé lui-même avait été regretté de sa famille, qui redoutait sa hauteur et sa violence.

2. Charge. Métaphore empruntée à l'art de l'escrime, comme celle qui précède : l'entamant par cet endroit.

3.

Mais sur toutes choses. Mais surtout.

4. Mes intérêts. La brièveté et la concision relèvent cette pensée vraie, mais commune en elle-mèine.

5.

Délié. De si mince, de si insignifiant. Madame disait d'un marquis, grand parleur et grand rieur : Il n'y a pas jusqu'au ton de sa voix qui ne soit une sottise. 6. D'une visite. La préposition de est souvent employée comme dans le latin de, dans le sens de touchant, par, à cause de: »

Mais je hais vos messieurs de leurs honteux délais.
MOLIÈRE, Amphitryon, 1, 8.

Evrard a beau gémir du repas déserté,

Lui-même est au barreau par le nombre emporté.

BOILEAU, le Lutrin.

7. Quel il est.» Latinisme pour : qui il est.- Il y a peu de caractères qui aient été plus souvent tracés que celui-là; et soit que ce genre de sottise blesse plus vivement les Français, ou qu'il soit plus fréquent chez nous que partout ailleurs, il y a une infinité de mots pour l'exprimer: importun, important, fat; fâcheux, titre d'une comédie de Molière, nécessaire, etc.

ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres ni à soi-même; on l'ôte d'une place destinée à un ministre, il s'assied à celle du duc et pair: il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédicateur; il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur; il n'a pas, non plus que le sot, de quoi rougir 3.

* Celse est d'un rang médiocre, mais des grands le souffrent; il n'est pas savant, il a relation avec des savants; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup; il n'est pas habile, mais il a une langue qui peut servir de truchement, et des pieds qui peuvent le porter d'un lieu à un autre. C'est un homme né pour les allées et venues, pour écouter des propositions et les rapporter, pour en faire d'office, pour aller plus loin que sa commission, et en être désavoué; pour réconcilier des gens qui se querellent à leur première entrevue; pour réussir dans une affaire, et en manquer mille; pour se donner toute la gloire de la réussite, et pour détourner sur les autres la haine d'un mauvais succès ". It sait les bruits communs, les historiettes de la ville; il ne fait rien, il dit ou il écoute ce que les autres font; il est nouvelliste; il sait même le secret des familles : il entre dans de plus hauts mystères; il vous dit pourquoi celui-ci est exilé, et pourquoi on rappelle cet autre; il connaît le fond et les causes de la brouillerie des deux

1. Du duc et pair. Grand crime, difficile à pardonner. Saint-Simon rapporte quelque part avec joie, la mésaventure d'un infortuné président qui s'assit par mégarde à la place d'un duc. Etonné de cette folie, le grand seigneur prend un fauteuil, se plante devant l'usurpateur, et le serre de manière à l'empêcher de se remuer. Il fallut l'intervention des princes pour lui faire lâcher prise. Encore notre maladroit président fut-il contraint de faire de très-humbles et publiques excuses. Le duc fat felicite comme d'une victoire, par la cour et par la ville et par le roi lui-même. Et notez que c'était le duc de Coislin, l'homme le plus poli de France.

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2. Il regarde. Le portrait du fâcheux a été souvent tracé, et par des maîtres, mais jamais avec plus de verve et d'humeur. Ce petit tableau qui le termine est très-comique par la vérité et la naïveté de l'exécution.

3. Il n'a pas de quoi rougir.» Il ne peut, il ne sait rougir

4. Celse. On prétend que ce caractère s'applique au baron de Breteuil qui a été ambassadeur à Mantoue.

5.

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D'office. Pour prendre sur soi des propositions sans en être chargé.

6. Qui se querelleni. Voyez la scène de maître Jacques dans l'Avare, iv, 4.

7. La haine d'un mauvais succès. Le ridicule, l'odieux d'un mauvais succès. C'est tout à fait le sens du latin, invidia.

8. Les bruits communs. Les bruits qui courent la ville, qui sont du domaine public.

frères, et de la rupture des deux ministres : n'a-t-il pas prédit aux premiers les tristes suites de leur mésintelligence? n'a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union ne serait pas longue? n'était-il pas présent à de certaines paroles qui furent dites? n'entra-t-il pas dans une espèce de négociation? le voulut-on croire? fut-il écouté? à qui parlez-vous de ces choses? qui a eu plus de part que Celse à toutes ces intrigues de cour? Et si cela n'était ainsi, s'il ne l'avait du moins ou rêvé ou imaginé, songerait-il à vous le faire croire? aurait-il l'air important et mystérieux d'un homme revenu d'une ambassade?

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Ménippe est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui: il ne parle pas, il ne sent pas; il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres, qu'il y est le premier trompé *, et qu'il croit souvent dire

1. La rupture des deux ministres. Allusion à la rupture qui éclata entre Le Tellier, Louvois et Seignelai. Il s'agissait de savoir si l'on aiderait le roi Jacques à remonter sur le trône. Seignelai soutint qu'il y allait de la dignité de la France à entreprendre cette guerre; Louvois, qu'il ne fallait point se charger d'une affaire longue, onéreuse et desesperće. On prétend qu'il était secrètement pique contre le roi d'Angleterre, qui avait refusé d'appuyer les prétentions de son frère, l'archevêque de Reims, au chapeau de cardinal Louis XIV fut de l'avis de Seignelai. Mais l'on n'envoya que peu de troupes en Irlande; Jacques fut battu près de la Boyne, le 10 juillet 4690, s'enfuit à Dublin et repassa en France. Il mourut au vieux château de Saint-Germainen-Laye, le 16 septembre 1701.

2. Menippe. Villeroi si heureux à la cour et si malheureux à la guerre, sur lequel on a fait tant de couplets satiriques :

Villeroi,
Villeroi,

A fort bien servi le roi.
Guillaume, Guillaume.

Et lorsqu'il fut fait prisonnier à Crémone:

Palsembleu, la nouvelle est bonne

Et notre bonheur sans égal;
Nous avons recouvré Crémone
Et perdu notre général.

Le maréchal de Villeroi, dit Saint-Simon, était un grand homme, bien fait, avec un visage fort agréal le; fort vigoureux, sain, qui, sans s'incommoder, faisait tout ce qu'il voulait de son corps. Il était magnifique en tout, fort noble dans toutes ses manières; glorieux à l'excès, et bas aussi à l'excès, pour peu qu'il en eût besoin; et à l'égard du roi et de madame de Maintenon, valet à tout faire. Point méchant gratuitement. Sa politesse avait une hauteur qui repoussait. Il était brave de sa personne, mais sans capacité militaire; nulle instruction, ne connaissant ni les gens ni les choses. Il avait cet esprit de la cour et du monde, que le grand usage donne, et que l'intrigue et les vues aiguisent, avec ce jargon qu'on y apprend, qui n'a que le tuf, mais qui éblouit les sots. C'était un homme fait exprès pour présider à un bal, pour être juge d'un carrousel, et s'il avait eu de la voix, pour chanter à l'Opéra les rôles de rois et de heros, fort propre encore à donner des modes, et rien au delà. ■

3. Il répète. C'est ce que Montaigne appelle une suffisance relative et mendiée. 4. Le premier trompé. La naïveté de l'orgueil incapable est ici très-bien rendne.

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