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onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d'excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes, et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples.

* Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d'esprit pour se passer des charges et des emplois', et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire". Personne presque n'a assez de mérite pour jcuer ce rôle avec dignité3, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s'appelât travailler.

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* Un homme de mérite, et qui est en place *, n'est jamais in

apprennent le mieux cet indigne métier. Ce métier gåte tous les autres: le médecin néglige la médecine; le prélat oublie les devoirs de son ministère; le général d'armée songe bien plus à faire sa cour qu'à défendre l'Etat; l'ambassadeur négocie bien plus pour ses propres intérêts à la cour de son maître, qu'il ne negocie pour les véritables intérêts de son maître à la cour où il est envoyé. L'art de faire sa cour gate les hommes de toutes les professions et étouffe le vrai mérite. » Examen de conscience sur les devoirs de la royauté.

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1. Des charges. Ne semble-t-il pas que cela soit écrit de nos jours? Cette maladie n'a fait que croftre, et n'est pas près de se guérir.

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2. A ne rien faire. Otiari, n'avoir point d'affaires, d'occupations déterminées, à remplir son loisir comme bon il semble. Scipion le premier Africain avait coutume de dire qu'il ne travaillait jamais tant que lorsqu'il n'avait rien à faire.

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3. Avec dignité. C'était le vœu si fréquemment exprimé par Cicéron : « Du loisir avec dignité..

4. Le vide du temps. On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. On les accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices et des arts. On les charge d'affaires. On leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux, s'ils ne font en sorte, par leur industrie et par leur soin, que leur fortune et leur honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis, soient en bon état, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Aussi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux! Que pourrait-on faire de m'eux pour les rendre malleureux? Demandez-vous ce qu'on pourrait faire? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins; car alors ils se verraient, et ils penseraient à eux-mêmes; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi, après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relache, ils tâchent encore de ie perdre à quelque divertissement qui les occupe tout entiers et les dérobe à eux-mêmes.-Prenez garde! Qu'est-ce autre chose d'être surintendant, chancelier, premier président, que d'avoir un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés, pour ne pas leur laisser une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les envoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux. D PASCAL, Pensées.

5. Qui est en place. Qui a une place, un emploi important.

commode par sa vanité; il s'étourdit moins du poste qu'il occupe qu'il n'est humilié par un plus grand qu'il ne remplit pas, et dont il se croit digne: plus capable d'inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres, il ne pèse qu'à soi-même.

*Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l'on pourrait croire: il n'est point tel sans une grande modestie, qui l'éloigne de penser qu'il fasse le moindre plaisir aux princes s'il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage ; il est plus proche de se persuader qu'il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l'usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui, au contraire, qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir; et il fait sa cour avec d'autant plus de confiance, qu'il est incapable de s'imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu'il fait lui-même.

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* Un honnête homme se paye par ses mains de l'application qu'il

1. a Il s'étourdit moins, etc. L'orgueil du poste qu'il occupe ne lui fait pas perdre la raison.

2.

Une raison opposée. Ce n'est pas par vanité et par orgueil, comme on pourrait le croire.

3.

Proche de a vieilli; ou se sert plutôt de près de, qui n'est pas meilleur. 4. De son devoir. » Singulier usage et singulier devoir que celui de cette revue quotidie ine dont rois et courtisans s'acquittaient avec une égale gravité. Apprenons, dit Régnier, à

Faire la cour aux grands, et dans leurs antichambres,
Le chapeau dans la main, nous tenir sur nos membres,
Sans oser ny cracher, ny tousser, ny s'asseoir,

Et, nous couchant au jour, leur donner le bonsoir. Sat 4.

Montesquieu suppose un roi qui publie une ordonnance avec ce préambule: « Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions, ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu'ils nous ont présentées, lesquelles ont fait jusqu'ici la plus grande sollicitude du trône. Is nous ont représenté qu'ils n'ont pas manqué depuis notre avénement à la couronne, de se trouver à notre lever; que nous les avons toujours vus sur notre passage immobiles comme des bornes, et qu'ils se sont extrêmement élevés pour regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité, nous avons ordonné ce qui suit, etc.

5. Glorieux. La Bruyère dit: Celui que le vulgaire appelle glorieux, parce que ce mot se prenait encore en bonne part, même appliqué à une personne. « Glorieux, dit Furetière, celui qui a acquis de la glcire par son mérite, par son savoir, par sa vertu, ou de ce qui donne de la gloire. Cet auteur est bien glorieux d'avoir fait un si bel ouvrage.

6. Qu'il fait. Autrement veut ordinairement être suivi de ne.-L'emploi du verbe faire pour suppléer un verbe qui se trouve dans la phrase précédente est très-fréquent: Il s'ouvrira plutôt à vous, qu'il ne ferait à sa mère. LA FONTAINE, Psyché. Quel astre brille davantage dans le firmament que le prince de Condé n'a fait en Europe? BosSUET.Elle le reçut bien, comme elle fesait tous les passants, est urtout ceux de son pays.» J.-J. Rousseau.

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a à son devoir par le plaisir qu'il sent à le faire, et se désintéresse1 sur les éloges l'estime et la reconnaissance, qui lui manquent quelquefois.

* Si j'osais faire une comparaison entre deux conditions tout à fait inégales, je dirais qu'un homme de cœur pense à remplir ses devoirs, à peu près comme le couvreur songe à couvrir; ni l'un ni l'autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril; la mort pour eux est un inconvénient dans le metier et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère plus vain d'avoir paru à la tranchée 3, emporté un ouvrage ou forcé un retranchement, que celui-ci d'avoir monté sur de hauts combles ou sur a pointe d'un clocher: ils ne sont tous deux appliqués qu'à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que l'on dise de lui qu'il a bien fait.

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* La modestie * est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau: elle lui donne de la force et du relief.

Un extérieur simple est l'habit des hommes vulgaires; il est taillé pour eux et sur leur mesure. mais c'est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions; je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.

Certains hommes contents d'eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire

1. Se désintéresse. Et ne compte pas sur les éloges. L'expression est nouvelle et cependant fort juste, parce qu'elle fait antithèse avec le verbe payer qui est dans la phrase précédente.

2. Si j'osais.. Il y a des comparaisons basses d'elles-mêmes, qui deviennent nobies en quelque façon par le lieu où on les place et par la manière dont on les tourne. Le correctif que l'auteur met d'abord en disant: si j'osais faire une comparaison, adoucit celle qu'il fait, et ce qu'il considère dans le couvreur tient si peu de la bassesse du metier, que la comparaison n'a rien de choquant. BOUHOURS, Pensées ingénieuses.

3. Tranchée. Fossé qu'on creuse dans la terre pour approcher à couvert du corps de la place assiégée.

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4. Ouvrage.

En terme de fortification, dehors qu'on avance pour couvrir un bastion, une courtine, ou pour gagner du terrain.

5. La modestie. Cette comparaison ingenieuse est devenue proverbiale. 6. C'est une parure.. Turenne se cache, mais sa réputation le découvre; il marche sans suite et sans équipage, mais chacun dans son esprit le met sur un char de triomphe. On compte en le voyant les ennemis qu'il a vaincus, non pas les serviteurs qui le suivent tout seul qu'il est, on se figure autour de lui ses vertus et ses victoires qui l'accompagnent; il y a je ne sais quoi de noble dans cette honnête simplicité et moins il est superbe, plus il devient vénérable. FLÉCHIER. -La tournure oratoire rend l'art trop sensible et trop uniforme dans Fléchier; il n'a qu'un ton qui fatigue bientôt. Le travail du style est tout aussi grand dans La Bruyère, mais bien plus varie. Il ne laisse rien échapper que d'achevé et de parfait; mais cette perfection plait toujours parce qu'elle n'est jamais la mème.

que la modestie sied bien aux grands nommes osent être modestes', contrefont les simples et les naturels; 'emblables à ces gens d'une taille médiocre qui sc baissent aux portes, de peur de se heurter ".

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* Votre fils est bègue, ne le faites pas monter sur la tribune,' votre fille est née pour le monde, ne l'enfermez pas parmi les vestales. Xantus, votre affranchi, est faible et timide, ne différez pas, retirez-le des légions et de la milice. Je veux l'avancer, ditesvous comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres et de possessions; servez-vous du temps; nous vivons dans un siècle où elles lui feront plus d'honneur que la vertu. Il m'en coûterait trop, ajoutez-vous. Parlez-vous sérieusement, Crassus? songezvous que c'est une goutte d'eau que vous puisez du Tibre pour enrichir Xantus que vous aimez, et pour prévenir les honteuses suites d'un engagement où il n'est pas propre?

4. Osent être modestes. L'auteur revient avec beaucoup de grâce sur la pensée qui précède et en présente une face nouvelle. Lorsqu'il arrive à La Bruyère d'exprimer une de ces vérités vulgaires, qu'il sait rajeunir par la beauté du style, il ne semble pas assez satisfait de lui-même. Il n'aime pas à se tenir longtemps sur les idées de sens commun et du domaine public. Il cherche même alors quelque repli, quelque coin ignoré, qui lui appartienne en propre. Il est rare que d'une observation faite depuis longtemps, il ne fasse pas sortir une observation originale et inattendue. On retrouve dans ce passage la trace et l'effort de sa sagacité pénétrante. «Osent être modestes, est une alliance de mots originale et plaisante.

2. Contrefont les simples. Imitent, singent la simplicité et la noblesse.

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3. Se heurter. L'auteur est heureux dans ses comparaisons. En voilà plusieurs qui se suivent, et qui sont justes et agréables. Senèque aussi abonde en comparaisons ingénieuses, et prises dans la nature; mais il ne sait pas se borner en cela plus qu'en autre chose; il ies multiplie sans choix et sans raison, égayant et fatiguant à la fois le lecteur. La Bruyère ne dit que ce qui est nécessaire; un trait lui suffit, mais ce trait est toujours choisi avec goût.

4. Votre fils est begue. Du Harlay, avocat général, fils du premier président du Harlay. - Votre fille. Mademoiselle du Harlay.

5. Xanthus. M. de Courtenvaux, fils de Louvois. C'était, dit Saint-Simon, un fort petit homme, obscurément débauché, avec une voix ridicule, qui avait peu et mal servi, méprisé et compté pour rien dans sa famille et à la cour, où il ne fréquenta personne. Louvois, désolé de son incapacité et ne sachant qu'en faire, le fit commandant des Cent-Suisses, faute de mieux.

6. Servez-vous du temps. Utere temporibus, profitez du temps. C'est un véritable latinisme.

7. Dans un siècle..

L'argent, l'argent, dit-on; sans lui tout est stérile:
La vertu sans l'argent, n'est qu'un meuble inutile;
L'argent en honnête homme érige un scélérat;
L'argent seul au Palais peut faire un magistrat.

BOILEAU, Ep. 5, v. 85-88, édit. annotée par M. J. Travers

Y a-t-il un siècle où ces plaintes n'aient été répétées?

8. F'un engagement. D'un poste qu'il ne saurait remplir avec honneur.

* Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité '.

* S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?

* S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous en avez 3.

* Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux : semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes*, et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls ni descendants; ils composent seuls toute leur race.

* Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagernent à le faire; et s'il y a du péril, avec péril : il inspire le courage, ou il y supplée.

* Quand on excelle dans son art, et qu'on lui donne toute la perfection dont il est capable, l'on en sort en quelque manière, et l'on s'égale à ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé. V**. est un peintre, C**. un musicien, et l'auteur de Pyrame est un

1. Prospérité. La maxime vulgaire et fort juste dit qu'il ne faut pas abandonner ses amis dans l'adversité. La pensée de La Bruyère est originale et plus délicate. 2. S'il est heureux. Un descendant d'Harmodius reprochait à Iphicrate l'obscurité de sa naissance: Ma noblesse, répliqua ce grand homme, commence en moi; la vôtre finit en vous.

3. Si vous en avez. La scale noblesse c'est la vertu; sois Paulus, Drusus ou Cossus par les mœurs; préfère-les aux images de tes pères; si tu es consul, qu'elles marchent en avant même de tes faisceaux. J'examine d'abord si ton âme est honnête. As-tu mérité le titre d'homme juste par tes discours et tes actions, je reconnais un grand. Honneur à toi Gétulicus, à toi Silanus, de quelque sang que tu sois ne; felicitant ma patrie de t'avoir donné le jour, je fais à ton aspect éclater les mêmes transports que l'Égyptien qui retrouve Osiris. JUVENAL, Sat. 8.

4. Exquis s'emploie rarement en parlant d'un homme, et ne choque cependant point dans ce passage.

5. Les causes. On ignore les causes qui l'ont fait subitement paraître.

6. Notre engagement à le faire. Et que nous sommes engagés à le faire. 7. L'on en sort. On n'est pas seulement un grand artiste, on est un homme éminent. 8. V. Vignon, peintre d'histoire. C. Colasse, gendre de Lulli, et son froid imitateur, qui, d'enfant de choeur, devint mattre de la chapelle du roi. L'auteur de Pyrame. Pradon, que sa rivalité avec Racine et les satires de Boileau ont rendu plus célèbre que ses ouvrages. Un poète. Nous dirions un versificateur.

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