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dans son sein et sous sa robe: s'il l'a un jour envoyée chez le teinturier pour la détacher, comme il n'en a pas une seconde pour sortir, il est obligé de garder la chambre. Il sait éviter dans la place la rencontre d'un ami pauvre, qui pourrait lui demander 1 comme aux autres quelque secours; il se détourne de lui, et reprend le chemin de sa maison. Il ne donne point de servantes à sa femme, content de lui en louer quelques-unes pour l'accompagner à la ville toutes les fois qu'elle sort. Enfin, ne pensez pas que ce soit un autre que lui qui balaie le matin sa chambre, qui fasse son lit et le nettoie. Il faut ajouter qu'il porte un manteau usé, sale, et tout couvert de taches; qu'en ayant honte lui-même, il le retourne quand il est obligé d'aller tenir sa place dans quelque assemblée.

DE L'OSTENTATION.

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Je n'estime pas que l'on puisse donner une idée plus juste de l'ostentation, qu'en disant que c'est dans l'homme une passion de faire montre d'un bien ou des avantages qu'il n'a pas. Celui en qui elle domine s'arrête dans l'endroit du Pirée où les marchands étalent, et où se trouve un plus grand nombre d'étrangers; il entre en matière avec eux, il leur dit qu'il a beaucoup d'argent sur la mer; il discourt avec eux des avantages de ce commerce, des gains immenses qu'il y a à espérer pour ceux qui y entrent, et de ceux surtout que lui qui leur parle y a faits. Il aborde dans un voyage le premier qu'il trouve sur son chemin, lui fait compagnie, et lui dit bientôt qu'il a servi sous Alexandre; quels beaux vases et tout enrichis de pierreries il a rapportés de l'Asie, quels excellents ouvriers s'y rencontrent, et combien ceux de l'Europe leur sont inférieurs 3. Il se vante dans une autre occasion d'une lettre qu'il a reçue d'Antipater, qui apprend que lui troisième est entré dans la Macédoine. Il dit une autre fois que, bien que les magistrats lui aient permis tels transports de bois qu'il lui plairait sans payer de tribut, pour éviter néanmoins l'envie du peuple, il n'a point voulu user de ce privilége. Il ajoute que pendant une grande cherté de vivres, il a distribué aux pauvres citoyens d'Athènes jusqu'à la somme de cinq talents ; et s'il parle des gens qu'il ne

4. Par forme de contribution. Voyez les chapitres de la Dissimulation et de l'Esprit chagrin. (Note de La Bruyère.)

2. Port à Athènes, fort célèbre. (Note de La Bruyère.)

3. C'était contre l'opinion commune de toute la Grèce. (Note de La Bruyère.)

4. L'un des capitaines d'Alexandre le Grand, et dont la famille régna quelque temps dans la Macédoine. (Note de La Bruyère.)

5. Parce que les pins, les sapins, les cyprès, et tout autre bois propre à construire des vaisseaux, étaient rares dans le pays attique, l'on n'en permettait le transport en d'autres pays qu'en payant un fort gros tribut. (Note de La Bruyère.)

6. Un talent attique dont il s'agit valait soixante mines attiques; une mine, cent dragmes; une dragme, six oboles. Le taient attique valait quelque six cents écus de notre monnaie. (Note de La Bruyère.

connaît point, et dont il n'est pas mieux connu, il leur fait p: endre des jetons, compter le nombre de ceux à qui il fait ces largesses; et qual qu'il monte à plus de six cents personnes, il leur donne à tous des noms convenables; et, après avoir supputé les sommes particulières qu'il a données à chacun d'eux, il se trouve qu'il en résulte le double de ce qu'il pensait, et que dix talents y sont employés, sans compter, poursuit-il, les galères que j'ai armées à mes dépens, et les charges pu bliques que j'ai exercées à mes frais et sans récompense. Cet homme fastueux va chez un fameux marchand de chevaux, fait sortir de l'écurie les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres, comme s'il voulait les acheter. De même il visite les foires les plus célèbres, entre sous les tentes des marchands, se fait déployer une riche robe, et qui vaut jusqu'à deux talents; et il sort en querellant son valet de ce qu'il ose le suivre sans porter de l'or sur lui pour les besoins où l'on se trouve Enfin, s'il habite une maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu'un qui l'ignore que c'est une maison de famille, et qu'il a héritée de son père; mais qu'il veut s'en défaire, seulement parce qu'elle est trop petite pour le grand nombre d'étrangers qu'il retire chez lui3.

DE L'ORGUEIL

Il faut définir l'orgueil, une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l'on n'estime que soi. Un bomme fier et superbe n'écoute pas celui qui l'aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire; mais sans s'arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu'on peut le voir après son souper. Si l'on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu'on en perde jamais le souvenir; il le reprochera en pleine rue à la vue de tout le monde. N'attendez pas de lui qu'en quelque endroit qu'il vous rencontre, il s'approche de vous, et qu'il vous parle le premier : de même, au lieu d'expédier sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au lendemain matin, et à l'heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les rues de la ville la tête baissée sans daigner parler à personne de ceux qui vont et viennent. S'il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les régaler. Il ne lui arrive point de rendre visite à personne, sans prendre la précaution d'envoyer quelqu'un des siens pour avertir qu'il va venir. On ne le voit point chez lui lorsqu'il mange ou qu'il se varfume 3. Il ne se donne pas la peine de régler lui.

4. Coutume des antiens. (Note de La Bruyère.).

2. Par droit d'hospitalité. (Note de La Bruyère.)

3. Le manuscrit du Vatican ajoute: Si on le choisit pour arbitre, il juge la cause en marchant dans les rues; s'il est élu pour quelque magistrature, il refuse, en affir. mant par serment qu'il n'a pas le temps de s'en charger. WALEEENAER.

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4. Voyez le chapitre de la Flatterie. (Note de La Bruyère.)

5. Avec des builes de senteur. (Note de La Bruyère.)

même des parties; mais il dit négligemment à un valet de les calculer, de les arrêter, et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre, Je vous prie de me faire ce plaisir, ou de me rendre ce service; mais, J'entends que cela soit ainsi; j'envoie un homme vers vous pour recevoir une telle chose; je ne veux pas que l'affaire se passe autrement; faites ce que je vous dis promptement, et sans différer. Voilà son style.

DE LA PEUR, OU DU DEFAUT DE COURAGE.

Cette crainte est un mouvement de l'âme qui s'ébranle, ou qui cède en vue d'un péril vrai ou imaginaire; et l'homme timide est celui dont je vais faire la peinture. S'il lui arrive d'être sur la mer, et s'il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c'est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte; aussi tremble-t-il au moindre flot qui s'élève, et il s'informe avec soin si tous ceux qui navigent avec, lui sont initiés : s'il vient à remarquer que le pilote fait une nouvelle manoeuvre, ou semble se détourner comme pour éviter un écueil, il l'interroge, il lui demande avec inquiétude s'il ne croit pas s'être écarté de sa route, s'il tient toujours la haute mer, et si les dieux sont propices 2. Après cela il se met à raconter une vision qu'il a eue pendant la nuit, dont il est encore épouvanté et qu'il prend pour un mauvais présage. Ensuite, ses frayeurs venant à croître, il se déshabille et ôte jusqu'à sa chemise, pour pouvoir mieux se sauver à la nage; et, après cette précaution, il ne laisse pas de prier les nautoniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible, dans une expédition militaire où il s'est engagé, entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fondement, et que les coureurs n'ont pu discerner si ce qu'ils ont découvert à la campagne sont amis ou ennemis. Mais si l'on n'en peut plus douter par les clameurs que l'on entend, et s'il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses pieds; alors, feignant que la précipitation et le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup de temps à la chercher, pendant que d'un autre côté son valet va par ses ordres savoir des nouvelles des ennemis, observer quelle route ils ont

4. Les anciens navigeaient rarement avec ceux qui passaient pour impies, et ils se faisaient initier avant de partir, c'est-à-dire, instruire des mystères de quelque diviaité, pour se la rendre propice dans leurs voyages. Voyez le chapitre de la Superstition. (Note de La Bruyère.)

2. Ils consultaient les dieux par les sacrifices, ou par les augures, c'est-à-dire, par le vol, le chant et le manger des oiseaux, et encore par les entrailles des bêtes. (Nate de La Bruyère.)

prise, et où en sont les affaires. Et dès qu'il voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant d'une blessure qu'il a reçue, il accourt vers lui, le console et l'encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l'importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre. Si pendant le temps qu'il est dans la chambre du malade, qu'il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge: Ah! dit-il avec imprécation, puisses-tu être pendu, maudit sonneur qui cornes incessamment, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir! Il arrive mème que, tout plein d'un sang qui n'est pas le sien, mais qui a rejailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat, qu'il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami: il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu'ils sont d'un même pays; et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des ennemis, et l'a apporté dans sa tente.

DES GRANDS D'UNE RÉPUBLIQUE.

La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un État populaire, n'est pas le désir du gain ou de l'accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s'agrandir, et de se fonder, s'il se pouvait, une souveraine puissance sur celle du peuple. S'il s'est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d'aider. de ses soins le premier magistrat dans la conduite d'une fête ou d'un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s'en acquitter. Il n'approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d'Homère i! n'a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux, quand un seul les gouverne 1.

Son langage le plus ordinaire est tel: Retirons-nous de cette multitude qui nous environne; tenons ensemble un conseil particulier, où le peuple ne soit point admis; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature. Et s'il se laisse prévenir contre une personne d'une condition privée, de qui il croie avoir reçu quelque injure, Cela, ditil, ne se peut souffrir; et il faut que lui ou moi abandonnions la ville. Vous le voyez se promener dans la place sur le milieu du jour, avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre; repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas; dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre, que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen de vivre; qu'il ne peut plus tenir contre l'horrible foule des plaideurs, ni 4. Hom., Iliade, 11, 204, 203.

supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats; qu'il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique, ou sur les tribunaux auprès d'un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte; et qu'il n'y a pas un seul de ces orateurs dévoués au peuple, qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c'est Thésée1 qu'on peut appeler le premier auteur de tous ces maux' et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.

D'UNE TARDIVE INSTRUCTION.

Il s'agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence dans un âge avancé par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise d'apprendre des vers par cœur, et de les réciter à table dans un festin, où, la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court 3. Une autre fois il apprend de son propre fils les évolutions qu'il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l'usage, à la guerre, de la lance et du bouclier. S'il monte un cheval que l'on lui a prêté, il le presse de l'éperon, veut le manier, et, lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement et se casse la tête. On le voit tantôt, pour s'exercer au javelot, le lancer tout un jour contre l'homme de bois ; tantôt tirer de l'arc, et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches; vouloir d'abord apprendre de lui; se mettre ensuite à l'instruire et à le corriger, comme s'il était le plus habile. Enfin, se voyant tout nu au sortir d'un bain, il imite les postures d'un lutteur, et, par le défaut d'habitude, il le fait de mauvaise grâce, et il s'agite d'une manière ridicule.

1. Thésée avait jeté les fondements de la république d'Athènes en établissant l'égalité entre les citoyens. (Note de La Bruyère.)

2. Le manuscrit du Vatican ajoute: «Quand cesserons-nous d'être ruinés par des charges onéreuses qu'il faut supporter, et des galères qu'il faut équiper? » WALCKENAER. 3. Voyez le chapitre de la Brutalité. (Note de La Bruyère.)

4. Le manuscrit du Vatican fournit ici une addition importante: Il se joint à des jeunes gens pour faire une course avec des flambeaux, en l'honneur de quelque héros. S'il est invité à un sacrifice fait à Hercule, il jette son manteau, et saisit le taureau pour le terrasser ; et puis il entre dans la palestre pour s'y livrer encore à d'autres exercices. Dans ces petits théâtres des places publiques, où l'on répète plusieurs fois de suite le même spectacle, il assiste à trois ou quatre représentations consécutives, Four apprendre les airs par cœur. Dans les mystères de Sabasius (de Bacchus), il cherche à être distingué particulièrement par le prêtre. Il aime les courtisanes, enfonce leurs portes, et plaide pour avoir été battu par un rival. » WALCKENAER.

5. Une grande statue de bois qui était dans le lieu des exercices pour apprendre à darder. (Note de La Bruyère.)

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