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lieues de circonférence. Un cheval anglais qui ferait dix lieues par heure n'aurait à courir que vingt mille cinq cent quarante-huit ans pour faire ce tour 1.

Je n'ai pas tout dit, ô Lucile, sur le miracle de ce monde visible, ou, comme vous parlez quelquefois, sur les merveilles du hasard, que vous admettez seul pour la cause première de toutes choses! il est encore un ouvrier plus admirable que vous ne pensez : connaissez le hasard, laissez-vous instruire de toute la puissance de votre Dieu. Savez-vous que cette distance de trente millions de lieues qu'il y a de la terre au soleil, et celle de trois cents millions de lieues de la terre à Saturne, sont si peu de chose, comparées à l'éloignement qu'il y a de la terre aux étoiles, que ce n'est pas même s'énoncer assez juste que de se servir, sur le sujet de ces distances, du terme de comparaison ? Quelle proportion, à la vérité, de ce qui se mesure, quelque grand qu'il puisse être, avec ce qui ne se mesure pas? On ne connaît point la hauteur d'une étoile; elle est, si j'ose ainsi parler, immensurable'; il n'y a plus ni angles, ni sinus, ni parallaxes, dont on puisse s'aider. Si un homme observait à Paris une étoile fixe, et qu'un autre la regardât du Japon, les deux lignes qui partiraient de leurs yeux pour aboutir jusqu'à cet astre ne feraient pas un angle, et se confondraient en une seule et même ligne, tant la terre entière n'est pas espace par rapport à cet éloignement. Mais les étoiles ont cela de commun avec Saturne et avec le soleil : il faut dire quelque chose de plus. Si deux observateurs, l'un sur la terre et l'autre dans le soleil, observaient en même temps une étoile, les deux rayons visuels de ces deux observateurs ne formeraient point d'angle sensible. Pour concevoir la chose autrement, si un homme était situé

1. Pour faire ce tour.» Voir la fin de la note 2, page 435.

2. Immensurable. Qu'on ne peut mesurer. Cette expression n'est pas adoptée par l'usage, quoique elle soit fort bonne. Incommensurable n'a pas le même sens, et se dit de deux lignes comparées l'une à l'autre, et qui n'ont point de mesure commune, quelque petite qu'elle soit. Le côté du carré est incommensurable avec sa diagonale. La distance qui nous sépare de la voie lactée est immensurable.

3. D'angle sensible. Quelques astronomes prétendent que pour certaines étoiles, telles que Sirius et la Lyre, cet angle peut être déterminé et s'élève à une seconde. En admettant cette hypothèse, l'étoile fixe la plus rapprochée serait encore à environ 3,450 milliards de lieues, c'est-à-dire 400,000 fois plus éloignée de nous que le soleil. Pour nous faire une idée de cette distance, nous remarquerons que la lumière nous arrive du soleil en un peu plus de huit minutes, et que par conséquent elle parcourt 4 millions de lieues environ par minute. Malgré cette prodigieuse vitesse, la lumière de Sirius ou de la Lyre mettrait encore 18 mois à nous parvenir

dans une étoile, notre soieil, notre terre, et les trente millions de lieues qui les séparent, lui paraîtraient un même point. cela est démontré.

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On ne sait pas aussi la distance d'une étoile d'avec une autre étoile, quelque voisines qu'elles nous paraissent. Les Pléiades se touchent presque, à en juger par nos yeux : une étoile paraît assise sur l'une de celles qui forment la queue de la grande Ourse à peine la vue peut-elle atteindre à discerner la partie du ciel qui les sépare, c'est comme une étoile qui paraît double. Si cependant tout l'art des astronomes est inutile pour en marquer la distance, que doit-on penser de l'éloignement de deux étoiles qui en effet paraissent éloignées l'une de l'autre, et à plus forte raison des deux polaires? Quelle est donc l'immensité de la ligne qui passe d'une polaire à l'autre? et que sera-ce que le cercle dont cette ligne est le diamètre ? Mais n'est-ce pas quelque chose de plus que de sonder les abîmes, que de vouloir imaginer la solidité du globe, dont ce cercle n'est qu'une section? Serons-nous encore surpris que ces mêmes étoiles, si démesurées dans leur grandeur, ne nous paraissent néanmoins que comme des étincelles? N'admirerons-nous pas plutôt que d'une hauteur si prodigieuse elles puissent conserver une certaine apparence, et qu'on ne les perde pas toutes de vue ? Il n'est pas aussi imaginable combien il nous en échappe. On fixe le nombre des étoiles, oui, de celles qui sont apparentes le moyen de compter celles qu'on n'aperçoit point, celles, par exemple, qui composent la voie de lait', cette trace lumineuse qu'on remarque au ciel dans une nuit sereine du nord au midi, et qui, par leur extraordinaire élévation, ne pouvant percer jusqu'à nos yeux pour être vues chacune en particulier, ne font au plus que blanchir cette route des cieux où elles sont placées? Me voilà donc sur la terre comme sur un grain de sable qui ne tient à rien, et qui est suspendu au milieu des airs : un nombre presque infini de globes de feu d'une grandeur inexprimable et qui confond l'imagination, d'une hauteur qui surpasse nos con

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4. Voie de lait. On l'appelle plus ordinairement voie lactée.

2. Suspendu. «Qui se considérera de la sorte s'effrayera sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abimes de l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu'à les rechercher avec présomption. PASCAL.

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ceptions, tournent, roulent autour de ce grain de sable, et tra versent chaque jour, depuis plus de six mille ans, les vastes et im menses espaces des cieux. Voulez-vous un autre système, et qui ne diminue rien du merveilleux? La terre elle-même est emportée avec une rapidité inconcevable autour du soleil, le centre de l'univers' je me les représente tous ces globes, ces corps effroyables qui sont en marche; ils ne s'embarrassent point l'un l'autre, ne se choquent point, ils ne se dérangent point: si le plus petit d'eux tous venait à se démentir et à rencontrer la terre, que deviendrait la terre? Tous au contraire sont en leur place, demeu. rent dans l'ordre qui leur est prescrit, suivent la route qui leur est marquée, et si paisiblement à notre égard, que personne n'a l'oreille assez fine pour les entendre marcher, et que le vulgaire ne sait pas s'ils sont au monde. O économie merveilleuse du hasard! l'intelligence même pourrait-elle mieux réussir? Une seule chose, Lucile, me fait de la peine. ces grands corps sont si précis et si constants dans leur marche, dans leurs révolutions et dans tous leurs rapports, qu'un petit animal relégué en un coin de cet espace immense qu'on appelle le monde, après les avoir observés, s'est fait une méthode infaillible de prédire à quel point de leur course tous ces astres se trouveront d'aujourd'hui en deux, en quatre, en vingt mille ans : voilà mon scrupule, Lucile; si c'est par hasard qu'ils observent des règles si invariables, qu'est-ce que l'ordre? qu'est-ce que la règle ?

Je vous demanderai même ce que c'est que le hasard : est-il corps, est-il esprit? Est-ce un être distingué des autres êtres. qui ait son existence particulière, qui soit quelque part? ou plu tôt n'est-ce pas un mode, ou une façon d'être? Quand une boule rencontre une pierre, l'on dit : C'est un hasard; mais est-ce autre chose que ces deux corps qui se choquent fortuitement? Si par ce

4. Le centre de l'univers. Le soleil n'est pas le centre de l'univers, mais seule ment de notre système planétaire.

2. Paisiblement. Molière s'est moqué de cette théorie des tourbillons: il fait dir Trissotin:

Je viens vous annoncer une grande nouvelle.
Nous l'avons en dormant, Madame, échappé belle.
Un monde près de nous a passé tout du long,
Est chu tout au travers de notre tourbillon;
Et s'il eût, en chemin, rencontré notre terre,
Elle eût été brisée en morceaux comme verre.

Les Femmes savantes, IV, 3.

hasard ou cette rencontre la boule ne va plus droit, mais obliquement; si son mouvement n'est plus direct, mais réflecni; si elle ne roule plus sur son axe, mais qu'elle tournoie et qu'elle pirouette, conclurai-je que c'est par ce même hasard qu'en général la boule est en mouvement? Ne soupçonnerai-je pas plus volontiers qu'elle se meut, ou de soi-même, ou par l'impulsion du bras qui l'a jetée? Et parce que les roues d'une pendule sont déterminées l'une par l'autre à un mouvement circulaire d'une telle ou telle vitesse, examinai-je moins curieusement quelle peut être la cause de tous ces mouvements, s'ils se font d'eux-mêmes ou par la force mouvante d'un poids qui les emporte? Mais ni ces roues, ni cette boule, n'ont pu se donner le mouvement d'eux-mêmes, ou ne l'ont point par leur nature, s'ils peuvent le perdre sans changer de nature il y a donc apparence qu'ils sont mus d'ailleurs, et par une puissance qui leur est étrangère. Et les corps célestes, s'ils venaient à perdre leur mouvement, changeraient-ils de nature? seraient-ils moins des corps? Je ne me l'imagine pas ainsi ; ils se meuvent cependant, et ce n'est point d'eux-mêmes et par leur nature. Il faudrait donc chercher, ô Lucile, s'il n'y a point hors d'eux un principe qui les fait mouvoir, qui que vous trouviez, je l'appelle Dieu.

Si nous supposions que ces grands corps sont sans mouvement on ne demanderait plus, à la vérité, qui les met en mouvement mais on serait toujours reçu à demander qui a fait ces corps, comme on peut s'informer qui a fait ces roues ou cette boule; et quand chacun de ces grands corps serait supposé un amas fortuit d'atomes qui se sont liés et enchaînés ensemble par la figure et la conformation de leurs parties, je prendrais un de ces atomes, et je dirais Qui a créé cet atome? est-il matière? est-il intelligence? a-t-il eu quelque idée de soi-même, avant que de se faire soimême ? Il était donc un moment avant que d'être, il était et il n'était pas tout à la fois; et s'il est auteur de son être et de sa manière d'être, pourquoi s'est-il fait corps plutôt qu'esprit? Bien plus, cet atome n'a-t-il point commencé? est-il éternel, est-il infini? ferez-vous un dieu de cet atome1?

1. Atome. La dialectique de La Bruyère est pleine de vigueur et de vivacité; on voit qu'il avait sérieusement étudié Platon et Descartes, dont il exprime ici les idées avec autant de verve que les siennes propres.

* Le cirun a des yeux ; il se détourne à la rencontre des objets qui lui pourraient nuire; quand on le met sur de l'ébène pour le mieux remarquer, si, dans le temps qu'il marche vers un côté, on lui présente le moindre fétu, il change de route: est-ce un jeu du hasard que son cristallin, sa rétine et son nerf optique?

L'on voit, dans une goutte d'eau que le poivre qu'on y a mis tremper a altérée, un nombre presque innombrable de petits animaux, dont le microscope nous fait apercevoir la figure, et qui se meuvent avec une rapidité incroyable, comme autant de monstres dans une vaste mer', chacun de ces animaux est plus petit mille fois qu'un ciron, et néanmoins c'est un corps qui vit, qui se nourrit, qui croit, qui doit avoir des muscles, des vaisseaux équivalents aux veines, aux nerfs, aux artères, et un cerveau pour distribuer les esprits animaux 3.

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Une tache de moisissure de la grandeur d'un grain de sable paraît, dans le microscope, comme un amas de plusieurs plantes très-distinctes, dont les unes ont des fleurs, les autres des fruits; il y en a qui n'ont que des boutons à demi ouverts; il y en a quelques-unes qui sont fanées de quelle étrange petitesse doivent être les racines et les filtres qui séparent les aliments de ces petites plantes? et si l'on vient à considérer que ces plantes ont leurs graines ainsi que les chênes et les pins, et que ces petits animaux dont je viens de parler se multiplient par voie de génération comme les éléphants et les baleines, où cela ne mène-t-il point? Qui a su travailler à des ouvrages si délicats, si fins, qui échappent à la vue des hommes, et qui tiennent de l'infini comme les cieux, bien que dans l'autre extrémité? Ne serait-ce point celui qui a fait les cieux. les astres, ces masses énormes, épou

1. Comme autant de monstres, etc. Comparaison heureuse, qui agrandit le sujet. 2. Un cerveau. L'existence, chez les animaux microscopiques, d'organes appropriés aux diverses fonctions de la vie, a été mise hors de doute par de nombreuses expériences et spécialement au moyen du microscope solaire.

3. Les esprits animaux. On entendait par là une sorte de fluide, qui transmettait aux muscles la volonté de l'esprit. Cette hypothèse est aujourd'hui complétement abandonnée par la science.

4. Ne mène-t-il point. Bernardin de Saint-Pierre a développé ces idées avec beaucoup de grâce et d'éloquence; nul n'a mieux parlé que lui des harmontes de la nature. Buffon, au contraire, dans son grand ouvrage, n'a peut-être pas fait ressortir d'une manière assez éclatante la puissance divine: ce qui le frappe surtout dans la nature, c'est la grandeur de l'homme, qui lutte avec elle, qui la dompte et l'améliore 5. Les cieux. L'antithèse de Pascal entre l'infini de grandeur et l'infini de petitesse est rappelée ici d'une manière fort heureuse.

25.

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