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puis au moins acquiescer à cette doctrine '. Mais je pense, et je suis certain que je pense : or, quelle proportion y a-t-il de tel ou de tel arrangement des parties de la matière, c'est-à-dire, d'une étendue selon toutes ses dimensions, qui est longue, large et profonde, et qui est divisible dans tous ces sens, avec ce qui pense?

* Si tout est matière, et si la pensée en moi, comme dans tous les autres hommes, n'est qu'un effet de l'arrangement des parties de la matière, qui a mis dans le monde toute autre idée que celle des choses materielles? La matière a-t-elle dans son fond une idée aussi pure, aussi simple, aussi immatérielle qu'est celle de l'esprit ? Comment peut-elle être le principe de ce qui la nie et l'exclut de son propre être ? Comment est-elle dans l'homme ce qui pense, c'est-à-dire, ce qui est à l'homme même une conviction qu'il n'est point matière?

Il y a des êtres qui durent peu, parce qu'ils sont composés de choses très-différentes, et qui se nuisent réciproquement : il y en a d'autres qui durent davantage, parce qu'ils sont plus simples; mais ils périssent, parce qu'ils ne laissent pas d'avoir des parties selon lesquelles ils peuvent être divisés. Ce qui pense en moi doit durer beaucoup, parce que c'est un être pur, exempt de tout mélange et de toute composition; et il n'y a pas de raison qu'il doive périr car qui peut corrompre ou séparer un être simple, et qui n'a point de parties?

* L'âme voit la couleur par l'organe de l'œil, et entend les sons par l'organe de l'oreille; mais elle peut cesser de voir ou d'entendre, quand ces sens ou ces objets lui manquent, sans que pour cela elle cesse d'être, parce que l'âme n'est point précisé

4. A cette doctrine. Celie de Descartes que La Fontaine (Fables, x, 1) expose ainsi :

Ils disent donc

Que la bête est une machine;

Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d'àme; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine

A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein:

Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
La première y meut la seconde;

Une troisième suit: elle sonne à la fin.

Au dire de ces gens, la bête est toute telle.

Ti va sans dire que La Fontaine combat cette théorie, et défend l'honneur des têtes u'il fatt si bien penser et parier.

ment ce qui voit la couleur, ou ce qui entend les sons; elle n'est que ce qui pense. Or, comment peut-elle cesser d'ètre telle? Co n'est point par le défaut d'organe, puisqu'il est prouvé qu'elle n'est point matière; ni par le défaut d'objet, tant qu'il y aura un Dieu et d'éternelles vérités : elle est donc incorruptible.

* Je ne conçois point qu'une âme que Dieu a voulu remplir de l'idée de son être infini et souverainement parfait, doive être anéantie.

*

3

1

Voyez, Lucile, ce morceau de terre plus propre et plus orné que les autres terres qui lui sont contiguës: ici, ce sont des compartiments mêlés d'eaux plates et d'eaux jaillissantes; là, des allées en palissade qui n'ont pas de fin, et qui vous couvrent des vents du nord; d'un côté, c'est un bois épais qui défend de tous les soleils, et d'un autre un beau point de vue ; plus bas, une Yvette ou un Lignon, qui coulait obscurément entre les saules et les peupliers, est devenu un canal qui est revêtu *; ailleurs, de longues et fraîches avenues se perdent dans la campagne, et annoncent la maison, qui est entourée d'eau vous récrierez-vous, Quel Jeu du hasard! combien de belles choses se sont rencontrées ensemble inopinément! Non sans doute; vous direz au contraire, Cela est bien imaginé et bien ordonné; il règne ici un bon goût et beaucoup d'intelligence. Je parlerai comme vous, et j'ajouterai que ce doit être la demeure de quelqu'un de ces gens chez qui un NAUTRE 6 va tracer et prendre des alignements dès le jour même qu'ils sont en place. Qu'est-ce pourtant que cette pièce de terre ainsi disposée, et où tout l'art d'un ouvrier habile a été employé pour l'embellir? si même toute la terre n'est qu'un atome suspendu en l'air, et si vous écoutez ce que je vais dire?

Vous êtes placé, ô Lucile 7, quelque part sur cet atome, il faut

4. Ce morceau de terre. Le parc de Chantilly. Cette description donne de la nouveauté et de l'intérêt à l'argument fort juste, mais fort ancien, dont se sert La Bruyère.

2. D'eaux plates. De bassins

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3. Des allées en palissade. Allées où l'on plante des arbres qui portent des branches dès le bas, qu'on tend et qu'on étend, en sorte qu'ils paraissent comme une muraille couverte de feuilles. » FURETIÈRE.

D

4. Lignon. Noms propres au lieu du nom commun, petit ruisseau. »

5. Revêtu. Un canal dont les deux parois sont revêtues de pierres, de briques ou de gazon.

6. Un Nautre. André Le Nostre, fameux jardinier, qui a dessiné les jardins de Versailles, de Saint-Cloud, des Tuileries, etc.

7. Lucie. L'auteur donne à ses arguments la forme d'une conversation familière pour échapper à l'ennui d'une dissertation méthodique.

donc que vous soyez bien petit', car vous n'y occupez pas une grande place: cependant vous avez des yeux, qui sont deux points imperceptibles; ne laissez pas de les ouvrir vers le ciel : qu'y apercevez-vous quelquefois ? la lune dans son plein? Elle est belle alors et fort lumineuse, quoique sa lumière ne soit que la réflexion de celle du soleil: elle paraft grande comme le soleil *, plus grande que les autres planètes et qu'aucune des étoiles. Mais ne vous laissez pas tromper par les dehors; il n'y a rien au ciel de si petit que la lune sa superficie est treize fois plus petite que celle de la terre, sa solidité quarante-huit fois; et son diamètre de sept cent cinquante lieues n'est que le quart de celui de la terre3; aussi est-il vrai qu'il n'y a que son voisinage qui lui donne une s

1. Bien petit. La Bruyère a imité dans les pages suivantes un des plus beaur morceaux de Pascal: Que l'homme ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent. Qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il considère cette éclatante lumière, mise, comme une lampe éternelle, pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-même qu'un point très-délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament emLrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde, n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ces espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans tette pensée..... Mais pour présenter à l'homme un autre prodige aussi étonnant, qu'il echerche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre par exemple dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des uumeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet auquel il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dessus un abime nouveau. Je veux lui peindre non-seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de cet atome imperceptible.. La Bruyère n'a ni cette force ni cette imagination; il cherche à y suppléer, en appelant à son aide les détails et les décou vertes de la science, en mettant à la portée des gens du monde les principaux résultats des calculs astronomiques. Il suit en cela l'exemple des anciens, qui mêlaient volontiers les mathématiques à la philosophie. On regrette que Fénelon dans son Traité de l'existence de Dieu, n'ait pas cru devoir se servir des travaux de la science moderne; l'on admire au contraire dans la Connaissance de Dieu et de soi-même, de Bossuet, une érudition précise et solide sur les points les plus étrangers à ses études babituelles.

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2. Grande comme le soleil. Le diamètre apparent de la lune, observé lors du passage au méridien, varie de 29 minutes 1/3 à 33 1/2; celui du soleil de 34 mibutes 1/2 à 32 minutes 3/5; ainsi la lune nous parait tantôt plus grande, tantôt plus petite que le soleil; mais la différence est assez faible pour que l'auteur ait pu leur donner la même grandeur.

3. Le quart de celui de la terre. Si le diamètre de la lune n'était que le quart de diamètre terrestre, sa superficie serait 16 fois plus petite que celle de la terre, et sa tolidité 64 fois. Mais le rapport des deux diamètres est en réalité de 3 à 11: d'où i

grande apparence, puisqu'elle n'est guère plus éloignée de nous que de trente fois le diamètre de la terre, ou que sa distance n'est que de cent mille lieues '. Elle n'a presque pas même de chemin à faire en comparaison du vaste tour que le soleil fait dans les espaces du ciel; car il est certain qu'elle n'achève par jour que cinq cent quarante mille lieues : ce n'est par heure que vingtdeux mille cinq cents lieues, et trois cent soixante et quinze lieues dans une minute. Il faut néanmoins, pour accomplir cette course, qu'elle aille cinq mille six cents fois plus vite qu'un cheval de poste qui ferait quatre lieues par heure ; qu'elle vole quatre-vingts fois plus égèrement que le son, que le bruit, par exemple, du canon et du tonnerre, qui parcourt en une heure deux cent soixante et dix-sept lieues *.

Mais quelle comparaison de la lune au soleil pour la grandeur, pour l'éloignement, pour la course! vous verrez qu'il n'y en a aucune. Souvenez-vous seulement du diamètre de la terre, il est de trois mille lieues; celui du soleil est cent fois plus grand, il est donc de trois cent mille lieues. Si c'est là sa largeur en tous sens, quelle peut être toute sa superficie! quelle sa solidité! Comprenezvous bien cette étendue, et qu'un million de terres comme la nôtre ne seraient toutes ensemble pas plus grosses que le soleil ! Quel est donc, direz-vous, son éloignement, si l'on en juge par son apparence? Vous avez raison, il est prodigieux; il est démontré qu'il

résulte que les rapports des superficies et des volumes sont 13 1/2 et 49, nombres très-approches de ceux que donne l'auteur. Le rayon moyen de la terre est de 4433 lieues de 25 au degré; celui de la lune, de 391.

4. Cent mille lieues. La distance de la lune à la terre varie entre 56 et 64 rayons terrestres ; la distance moyenne est donc de 60 rayons, ou de 30 diamètres, comme le dit l'auteur. Ces 30 diamètres valent 85,960 lieues de 25 au degré, ou 98,000 lieues de poste, de 2,000 toises.

2. Dans une minute. La lune rétrogradant chaque jour de 130 vers l'orient ne parcourt en 24 heures que les 347/360 d'un cercle d'environ 400,000 lieues de poste de rayon; ce qui donne encore plus de 600,000 lieues par jour, au lieu de 540,000. Il faudrait changer proportionnellement les autres nombres du texte. Ces différences ne modifieraient du reste que fort peu le raport des chemins parcourus en 24 heures par la lune et par le soleil. Il nous semble d'ailleurs inutile d'insister sur cet article, le raisonnement de l'auteur perdant toute sa force, lorsqu'on ne voit, dans le mouvement diurne de la voûte céleste, qu'une apparence produite par la révolution de la terre autour de son axe.

3. Deux cent soixante-dix-sept lieues. Le son parcourt 332 mètres environ par seconde; ce qui fait plus de 300 lieues de poste en une heure, au lieu de 277.

4. Plus grosses que le soleil. Le diamètre du soleil est 140 fois plus grand que celui de la terre, et son volume 1,334,000 fois plus considérable. Si le centre da soleil coincidait avec celui de la terre, la lune serait comprise dans l'intérieur du globe solaire et se trouverait un peu plus qu'à moitié chemin du centre à la surface.

ne peut pas y avoir de la terre au soleil moins de dix mille diamètres de la terre, autrement moins de trente millions de lieues. peut-être y a-t-il quatre fois, six fois, dix fois plus loin; on n'a aucune méthode pour déterminer cette distance 1.

Pour aider seulement votre imagination à se la représenter, supposons une meule de moulin qui tombe du soleil sur la terre; donnons-lui la plus grande vitesse qu'elle soit capable d'avoir, celle même que n'ont pas les corps tombant de fort haut; supposons encore qu'elle conserve toujours cette même vitesse, sans en acquérir et sans en perdre; qu'elle parcourt quinze toises par chaque seconde de temps, c'est-à-dire, la moitié de l'élévation des plus hautes tours, et ainsi neuf cents toises en une minute; passons-lui mille toises en une minute, pour une plus grande facilité, mille toises font une demi-lieue commune : ainsi en deux minutes la meule fera une lieue, et en une heure elle en fera trente, et en un jour elle fera sept cent vingt lieues: or, elle a trente millions à traverser avant que d'arriver à terre, il lui faudra donc quarante et un mille six cent soixante-six jours, qui sont plus de cent quatorze années, pour faire ce voyage. Ne vous effrayez pas, Lucile, écoutez-moi : la distance de la terre à Saturne est au moins décuple de celle de la terre au soleil : c'est vous dire qu'elle ne peut être moindre que de trois cents millions de lieues, et que cette pierre emploierait plus de onze cent quarante ans pour tomber de Saturne en terre ".

Par cette élévation de Saturne élevez vous-même, si vous le pouvez, votre imagination à concevoir quelle doit être l'immensité du chemin qu'il parcourt chaque jour au-dessus de nos têtes : le cercle que Saturne décrit a plus de six cents millions de lieues de diamètre, et par conséquent plus de dix-huit cents millions de

1. Cette distance. La distance moyenne du soleil à la terre est de 24,v96 rayons terrestres et surpasse 34 millions de lieues, de 25 au degré.

2. Pour faire ce voyage. Un courrier qui parcourrait 100 lieues par jour, mettrait un peu plus de 14 jours pour aller du centre de la terre à sa surface, et 1,000 ans environ pour arriver au centre du soleil.

3. De Saturne en terre. En prenant pour unité la distance moyenne de la tere au soleil, celle de Saturne est 9 1,2; par suite la distance de la terre à Saturne est entre 8 1/2 et 10 1/2. La distance moyenne est donc, comme le dit l'auteur, de plus de 300 millions de lieues. Uranus, découvert en 1787 par Herschell, est à envirou 660 millions de lieues du soleil.

4. Par cette élévation.... élevez, est un vrai jeu de mots indigne d'un sujet aussi sérieux.

5. De diamètre. Saturne parcourt son orbite en 29 ans et demi, à peu près.

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