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mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grâce, et d'une manière qui plaise et qui instruise'.

*HORACE OU DESPRÉAUX l'a dit avant vous. Je le crois sur votre parole; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie et que d'autres encore penseront après moi?

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[Chapitre II.]

DU MÉRITE PERSONNEL.

Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite, n'être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu'il laisse, en mourant, un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer 1?

* De bien des gens il n'y a que le nom qui vale 15 quelque chose quand vous les voyez de fort près, c'est moins que rien : de loin ils imposent.

* Tout persuadé que je suis que ceux que l'on choisit pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession font

4. Qui instruise..

Ridiculum acri

Fortius ac melius magnas plerumque secat res.

HOR.

La satire, en leçons, en nouveautés fertile,
Sait seule assaisonner le plaisant et l'utile, etc.
BOILEAU, Sal. ix.

On voit qu'ils ne disent pas précisément la même chose.

2. Une chose vraie. La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premièrement, qu'à qui les dict apres : ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l'entendons et voyons de mesme. MONTAIGNE, Essais, 1, 25.

3. Le plus excellent mérite. Ce superlatif est admis par l'Académie, et se retrouve dans nos meilleurs écrivains. Montaigne intitule le chapitre 36 du liv. I, de ses Essais: Des plus excellents hommes. J'aurais voulu faire voir, dit Moliere, que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais juges. Préface des Précieuses Ridicules.

4. Remplacer. Cette pensée ressen ble beaucoup à celle qui commence le premier chapitre : Tout est dit, etc. Après avoir loué dans le passé tant de rivaux qui ont pensé et parlé avant lui, La Bruyère semble encore se défier de l'avenir, bien convaincu à la fois de son inutilité et de son merite.

5. Qui vale, au lieu de qui vaille. C'est l'orthographe que La Bruyère a toujours suivie. Il aurait voulu que le verbe valoir se conjuguat comme prévuloir qui en dérive, et qui fait prétale au subjonctif et non prevaille. Mais l'usage n'a jamais varié pour le verbe valoir et son subjonctif, et l'usage fait loi.

6. Selon son génie. Génie, du latin genius, talent inné et naturel de chacun.

bien, je me hasarde de dire qu'il se peut faire qu'il y ait au monde plusieurs personnes connues ou inconnues, que l'on n'emploie pas, qui feraient très-bien; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors on n'avait pas attendu de fort grandes choses.

Combien d'hommes admirables, et qui avaient de très-beaux génies, sont morts sans qu'on en ait parlé ? Combien vivent encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais?

* Quelle horrible peine à un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui n'est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n'a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un fat qui est en crédit!

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Ce mot avait, au XVIIe siècle, un sens voisin de son étymologie, et beaucoup plus modeste que celui qu'il a pris plus tard et qu'il a conservé. L'auteur dit un peu plus bas: Le génie et les grands talents manquent souvent; nous renverserions cette gradation; et dans la même page: Combien d'hommes admirables et qui avaient de trèsbeaux génies;» l'épithète était nécessaire de son temps, où la valeur des mots n'était pas encore surfaite: elle serait inutile du nôtre.

4. Font bien. Font leur devoir, et avec éclat. L'expression est juste et concise, et il est regrettable qu'elle tombe en désuétude. Horace a dit: Si chartæ sileant, quod bene feceris. Si les livres ne disent point que vous avez bien fait. - Montaigne: De ceulx mesmes que nous voyons bien faire (sur le champ de bataille) trois mois ou trois ans aprez qu'ils y sont demeurez, il ne s'en parle non plus que s'ils n'eussent jamais esté. Essais, 11, 16.—Et Bossuet: Dans les grandes actions, il faut uniquement songer à bien faire, et laisser venir la gloire après la vertu. Or. funèbre du prince de Condé, p. 304 de l'édition annotée de M. A. Didier.

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2. Je me hasarde. Cette précaution oratoire est ironique. La vérité que l'auteur annonce avec tant de circonspection est si frappante, qu'elle est commune. Le contraste entre la timidité et l'évidence de sa pensée lui donne un tour original et un peu recherché. — Vauvenargues a dit avec plus de concision et de franchise: Les plus grands ministres ont été ceux que la fortune avait placés plus loin du ministère. » 3. Sans qu'on en ait parlé. Peut-être, dans ces tombes abandonnées, gisent des hommes dont le cœur fut inspiré du souffle céleste, dont la main aurait soulevé le sceptre d'un grand empire, ou tiré de la lyre un son mélodieux Mais la science n'avait jamais déroulé à leurs yeux ses longues pages, riches des dépouilles du temps; la panvreté avait retenu ieur noble essor ei tari la source du génie. Ainsi, dans le fond de l'Ocean sont cachées les perles à i eclat pur et brillant, ainsi, dans des plages inconnues, les fleurs s'épanouissent au matin, et livrent au souffle de l'air silencieux leur parfum que jamais mortel ne respira. Peut-être est là enseveli queique Hampden, qui aurait combattu avec énergie les tyrans de la patrie; peut-être est là couché quelque Milton muet et sans gloire, quelque Cromwell pur du sang de ses concitoyens. traduit de GRAY, le Cimetière de Campagne.

4. Au niveau d'un fat. Lorsque parut le livre de La Bruyère, ses habitudes etaient prises, sa vie réglée; il n'y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint no l'éblouit pas; il y avait songé de longue main, l'avait retournée en tous sens, et savait fort bien qu'il aurait pu ne pas l'avoir, et ne pas valoir moins pour cela. Loué, attaqué, recherché, il se trouva seulement peut-être un peu moins heureux après qu'avant son succès, et regretta sans doute, à certains jours, d'avoir livré au public une si grande part de son secret. SAINTE-BEJVE.

* Persoune presque ne s'avise' de lui-même du mérite d'un autre.

Les hommes sont trop occupés d'eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres de là vient qu'avec un grand mérite et une plus grande modestie l'on peut être longtemps ignoré.

* Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions: tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait.

*Il est moins rare de trouver de l'esprit que des gens qui se servent du leur, ou qui fassent valoir celui des autres, et le mettent à quelque usage.

* Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces derniers plus de mauvais que d'excellents que pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui prend sa scie pour raboter?

Il n'y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire un grand nom; la vie s'achève ", que l'on a à peine ébauché son ouvrage.

* Que faire d'Egésippe, qui demande un emploi? le mettra-t-on dans les finances ou dans les troupes? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt seul qui en décide; car il est aussi capable de manier de l'argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes : il est propre à tout, disent ses amis; ce qui signifio toujours qu'il n'a pas plus de talent pour une chose que pour une

4. Ne s'avise. La pensée suivante explique celle-ci qui est d'une concision obscure et affectée.

2. Pénétrer, voir ce que valent les autres; discerner, les distinguer de ceux qui leur sont inférieurs.

3.

Les seules occasions. C'est ce qui explique comment certaines époques sont si fécondes et d'autres s. stériles en grands hommes.

4. Le mettent. L'emploient, l'appliquent à quelque usage.

5. Il y a plus d'outils. Ce caractère dépend de celui qui précède; il s'agit des gens qui ne savent pas tirer parti de leur esprit. Ces comparaisons familières et piquantes se rencontrent fréquemment dans La Bruyère. On sait que Platon, dont il faisait sa lecture favorite, en a rempli ses divins dialogues. Il fait dire par les sophistes à Socrate: Ne parlerez-vous donc jamais que de cordonniers et de maçons? ne cesserez-vous de nous tenir ce langage trivial et grossier? Les écrivains du xvue siècle n'ont peut-être pas encore assez imité le tour fan ilier, simple et måle que les anciens, et surtout les Grecs, donnaient à leur pensée; mais ils étaient toutefois encore bien éloignés de cette dignité soutenue et affectee, de cette noblesse perpétuelle du style, qui ne prévalut que plus tard, et que Buffon érigea en règle pour son siècle.

6. La vie s'achève. Il est difficile de ne pas voir ici une allusion à l'auteur Inimême et à l'apparition tardive de son livre.

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autre; ou, en d'autres termes, qu'il n'est propre à rien '. Ainsi la plupart des hommes, occupés d'eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement dans un âge plus avancé qu'il leur suffit d'être inutiles ou dans l'indigence, afin que la république soit engagée à les placer ou à les secourir; et ils profitent rarement de cette leçon si importante: que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail, que la république elle-même eût besoin de leur industrie et de leurs lumières; qu'ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu'elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l'embellir.

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Nous devons travailler à nous rendre très-dignes de quelque emploi ; le reste ne nous regarde point, c'est l'affaire des autres.

* Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir: maxime inestimable et d'une ressource infinie dans la pratique, utile aux

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Propre à rien. Socrate se raille fort agréablement des ambitieux qui se croient capables de tout, parce qu'ils ne savent rien: Des qu'Euthydème aura l'âge, il ne manquera pas de profiter de la premiere delibération publique, pour demander la parole, car il est prêt sur tous les sujets. Il pourra, ce me semble, tirer un bien bel exorde, et bien oratoire, des précautions qu'il a prises afin de paraitre n'avoir rien à apprendre de personne. Evidemment, au debut de sa harangue, il s'exprimera ainsi : Ne croyez pas, Athéniens. que j'aie jamais rien appris, ou que la réputation des gens. de savoir ou de merite m'ait jamais attiré auprès d'eux, ou que j'aie jamais voulu recevoir les leçons de qui en savait plus que moi; croyez plutôt que j'ai fait tout le contraire. Je me suis bien applique à ne rien apprendre de personne, et même à le faire voir; toutefois les bonnes idées que le hasard va m'inspirer, je vais vous les communiquer sur-le-champ. Que l'on consulte l'assemblée sur le choix d'un des mé decins nommés et payes par la ville, le même discours lui servira: il pourra tout aussi bien débuter par cet exorde: «Ne croyez pas, Atheniens, que j'aie jamais appris la mé decine, ou que j'aie jamais recherche et ccouté les leçons d'un médecin, quel qu'il fot. Je me suis bien appliqué à fui: les médecins et ce qu'ils enseignent, et à faire voir que je n'en savais pas le premier mot. Toutefois choisissez-moi pour vous medica menter; j'essayerai à vos risques et périls de devenir un peu plus savant. » Tous ceux qui étaient là ne purent s'empêcher de rire de cette belle harangue; et Socrate continuant: C'est une chose admirable, dit-il, que ceux qui veulent passer pour habiles sur la cithare, sur la flùte, en équitation ou en quoi que ce soit, travaillent sans cesse, se fatiguent et souffrent pour savoir leur metier, et non pas tous seuls, mais upres de ceux qui passent pour les maitres, dont le suffrage impose et donne la répu lation; et que nos grands politiques, qui veulent nous persuader et nous gouverner, s'imagineni devenir subitement capables de tout, d'instinct, sans étude et sans préparation. XENOPHON, Memorables, IV, 2.

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2. Atin que.

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Il faudrait plus correctement pour que.. 3. La republique.» Res publica, la chose publique, la patrie, l'État. 4.. Leçon. Ils profitent rarement de ce précepte, que...

5. Tels que

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Eos, tales qui. L'emploi de ce mot est très-fréquent dans La Bruyère, et c'est un véritable latinisme.

6. Portée. Et que la république trouvat son intérêt à faire leur fortune. Il n'y a pas beaucoup de suite dans ces métaphores.

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faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l'esprit, qu'elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos; pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves; qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets' et à leurs équipages; qui les priverait du plaisir qu'ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner; qui les traverserait dans le goût qu'ils ont quelquefois à mettre les sots en vue, et à anéantir le mérite * quand il leur arrive de le discerner: qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie; qui ferait d'une cour orageuse, pleine de mouvements et d'intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité sur leurs visages; qui étendrait leur liberté; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l'habitude du travail et de l'exercice; qui les exciterait à l'émulation, au désir de la gloire, à l'amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent

4. Leurs entremets. Les grands n'auraient plus d'autres avantages sur le commun des hommes, que de manger mieux et de se promener en voiture.

2. Du plaisir.» Vous voyez des puissants, dit Senèque, qui ont la malheureuse vanité de retarder sans cesse l'exécution de leurs promesses, pour ne point diminrer la foule de leurs solliciteurs; les favoris des rois prennent plaisir à prolonger le spectacle qu'ils nous donnent de leur orgueil; ils se croiraient moins grands, s'ils ne nous faisaient souvent et longtemps sentir combien ils sont plus grands que nous; ils ne peuvent rien faire du coup et sur-le-champ; leurs injures vont vites, mais leurs bienTaits savent se faire attendre. Des Bienfaits, 11.

3. Qui les traverserait. Qui les empêcherait de satisfaire leur goût.

4. Anéantir le mérite. Empêcher les hommes de mérite de sortir du néant. L'auteur s'est servi plusieurs fois de cette expression énergique.

5. De la dignité. Il règne dans tout ce morceau un ton de fierté et de noblesse qui honore La Bruyère. Perdu dans la foule des serviteurs des princes, obscur et sans importance, malgré son mérite, pouvait-il ne pas être indigne d'un état sociai où la faveur était tout et la capacité rien? Il ne faut pas oublier que presque tous les grands ecrivains du XVIIe siècle, que Molière lui-même représente la cour comme l'arbitre du goût et la protectrice des talents. La Rochefoucauld exprimait l'opinion générale de son temps sur un ton moitié sérieux, moitié ironique: Les rois font des nommes comme des pièces de monnaie; ils les font valoir ce qu'ils veulent, et l'on est forcé de les recevoir selon leur cours, et non pas selon leur véritable prix. Marimes. La Bruyère, en reclamant, au nom de la dignité humaine, les droits du travail et du merite, et en les opposant à l'esclavage avilissant des cours, se rapproche déjà des hardiesses du XVIe siècle.

6. Courtisans vils, etc. Toutes ces epithètes sont justes, mais bien vives et bien remarquables pour le temps. Fenelon, dont le style est si different de La Bruyère, mais qui se rapproche souvent de lui par la bardiesse de son esprit independant et aventureux, écrivait au duc de Bourgogne: Le metier d'adroit courtisan perd tout dans un Etat. Les esprits les plus courts et les plus corrompus sont souvent ceux qui

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