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remède, et qui quelquefois est un poison lent: c'est un bien de famille, mais amélioré en ses mains; de spécifique qu'il était contre la colique, il guérit de la fièvre quarte, de la pleurésie, de l'hydropisie, de l'apoplexie, de l'épilepsie. Forcez un peu votre mémoire, nommez une maladie, la première qui vous viendra en J'esprit l'hémorragie, dites-vous? i la guérit. Il ne ressuscite personne, il est vrai; il ne rend pas la vie aux hommes; mais il .es conduit nécessairement jusqu'à la décrépitude, et ce n'est que par hasard que son père et son aïeul, qui avaient ce secret, sont morts fort jeunes 2. Les médecins reçoivent pour leurs visites ce qu'on leur donne, quelques-uns se contentent d'un remercîment; Carro Carri est si sûr de son remède et de l'effet qui en doit suivre, qu'il n'hésite pas de s'en faire payer d'avance, et de recevoir avant que de donner : si le mal est incurable, tant mieux, il n'en est que plus digne de son application et de son remède : commencez par lui livrer quelques sacs de mille francs, passez-lui un contrat de constitution, donnez-lui une de vos terres, la plus petite, et ne soyez pas ensuite plus inquiet que lui de votre guérison. L'émulation de cet homme a peuplé le monde de noms en O et en I, noms vénérables, qui imposent aux malades et aux maladies. Vos méde cins, Fagon, et de toutes les facultés, avouez-le, ne guérissent pas toujours, ni sûrement; ceux, au contraire, qui ont hérité de leurs pères la médecine pratique ❝, et à qui l'expérience est échue

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4. Il ne ressuscite personne. Inférieur en cela à l'illustre Sganarelle du Médecin malgré lui.

2. Jeunes. N'est-ce pas là le langage bouffon des charlatans de toutes les époques? Ils ont toujours parlé de même, et n'ont jamais manqué de dupes qui les ont crus sur parole.

3. Plus digne. Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrotes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues. avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine: c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes et l'envie que j'aurais de vous rendre service.» MOLIÈRE, Le Malade imaginaire, ¡II, 44. 4. Constitution. Rente, pension.

5. Fagon, à cette époque médecin de la Dauphine, fut nommé médecin da roi en 1693. Il avait étudié avec une sorte de passion la botanique, qu'il professa au jardin des Plantes. Il encouragea les travaux et les voyages de Tournefort. Il poursuivit avec une louable sévérité les charlatans si nombreux et si fort en vogue de son temps. Il a laissé sur le quinquina un opuscule auquel La Bruyère fait allusion.

6. La médecine pratique. La médecine empirique, celle qui se passe de science et d'études, et n'emploie que de certaines recettes mystérieuses.

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par succession, promettent toujours et avec serments qu'on guérira. Qu'il est doux aux hommes de tout espérer d'une maladie mortelle, et de se porter encore passablement bien à l'agonie! La mort surprend agréablement et sans s'être fait craindre on la sent plutôt qu'on n'a songé à s'y préparer et à s'y résoudre. O FAGON ESCULAPE! faites régner sur toute la terre le quinquina et l'émétique; conduisez à sa perfection la science des simples, qui sont donnés aux hommes pour prolonger leur vie ; observez dans les cures, avec plus de précision et de sagesse que personne n'a encore fait, le climat, les temps, les symptômes et les complexions; guérissez de la manière seule qu'il convient à chacun d'être guéri; chassez des corps, où rien ne vous est caché de leur économie, les maladies les plus obscures et les plus invétérées; n'attentez pas sur celles de l'esprit, elles sont incurables. Laissez à Corinne, à Lesbie, à Canidie, à Trimalcion, et à Carpus, la passion ou la fureur des charlatans.

* L'on souffre dans la république les chiromanciens et les devins, ceux qui font l'horoscope et qui tirent la figure, ceux qui connaissent le passé par le mouvement du sas ceux qui font voir dans un miroir ou dans un vase d'eau la claire vérité; et ces gens sont en effet de quelque usage: ils prédisent aux hommes qu'ils feront fortune, aux filles qu'elles épouseront leurs amants; consolent les enfants dont les pères ne meurent point, et charment l'inquiétude des jeunes femmes qui ont de vieux maris : ils trompent enfin à très-vil prix ceux qui cherchent à être trompés.

* Que penser de la magie et du sortilége? La théorie en est obscure, les principes vagues, incertains, et qui approchent du visionnaire ; mais il y a des faits embarrassants, affirmés par des hommes graves qui les ont vus, ou qui les ont appris de personnes

4. Le quinquina était alors tout nouveau. Un Anglais l'avait mis à la mode en guérissant le Dauphin. La Fontaine, dans les intervalles de sa dernière maladie, a ecrit un petit poême sur le quinquina.

2. L'émétique avait d'abord été défendu par un arrêt du parlement, puis était revenu en vogue.

3. Des simples. Des herbes, des plantes.

4. Chiromanciens. Charlatan qui prédit l'avenir en observant ies lignes de la main de celui qui le consulte.

5. Sas. Tamis. On dit faire tourner le sas, quand on fait une certaine divination pour découvrir l'auteur d'un vol domestique, avec un sas, que le charlatan tourne si adroitement, qu'il le fait arrêter sur celui qu'il soupçonne, lequel ordinairement se découvre lui-même.

6. Du visionnaire. De la pure extravagance.

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qui leur ressemblent les admettre tous, ou les nier tous, paraît un égal inconvénient; et j'ose dire qu'en cela, comme dans toutes les choses extraordinaires et qui sortent des communes règles, il y a un parti à trouver entre les âmes crédules et les esprits forts. * L'on ne peut guère charger l'enfance de la connaissance de trop de langues 3, et il me semble que l'on devrait mettre touts son application à l'en instruire. elles sont utiles à toutes les con ditions des hommes, et elles leur ouvrent également l'entrée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudition. Si l'on remet cette étude si pénible à un âge un peu plus avancé, et qu'on appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas la force de l'embrasser par choix, ou l'on n'a pas celle d'y persévérer; et si l'on y persévère*, c'est consumer à la recherche des langues le même temps qui est consacré à l'usage " que l'on en doit faire ; c'est borner à la science des mots un àge qui veut déjà aller plus loin, et qui demande des choses; c'est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s'imprime dans l'âme naturellement et profondément; que

1. Esprits forts. Voilà qui est très-curieux on ne s'attendait guère à trouver La Bruyère si crédule à l'endroit de la magie. Voltaire a dit quelque part: Ne nons moquons point des anciens, pauvres gens que nous sommes, à peine sortis de la barbarie! Il n'y a pas cent ans que nous avons fait brûler des sorciers dans toute l'Europe; et on vient encore de brûler une sorcière, vers l'an 1750, à Wurtzbourg. Il est vrai que certaines paroles et certaines cérémonies suffisent pour faire périr un troupeau de moutons, pourvu qu'on y ajoute de l'arsenic..

2. Charger. Expression un peu trop forte.

3. Langues. Les langues anciennes faisaient alors comme aujourd'hui le fonds de l'enseignement; on y ajoutait souvent l'étude de l'italien et de l'espagnol, que plusieurs reires de France avaient parlées, et qui ont laissé beaucoup de tournures dans notre langue,

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4. Si l'on y persévère. La Bruyère met dans ses raisonnements la même rapidité et le même mouvement que dans ses descriptions.

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5. A l'usage. C'est ce que madame Jourdain exprime fort bien à sa manière en disant à son mari : Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n'aurez plus de jambes? MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme, III, 3.

6. Naturellement. » 11 ne faut pas craindre, dit Quintilien, que les enfants ne puissent résister à la fatigue de ces études; aucun age ne supporte mieux le travail, ce qui pourrait paraître singulier si l'expérience ne le démontrait: l'esprit est plus souple avant de s'être raffermi. Il suffit de deux ans à un enfant qui peut articuler un son, pour apprendre, pour ainsi dire de lui-même, à tout savoir dire. Combien d'années ne faut-il pas au contraire à nos nouveaux esclaves, pour se faire à la langue latine' Vous apprendrez à vos dépens, si vous donnez les premières leçons à un homme déjà formé, que ce n'est pas sans raison qu'on dit de celui qui excelle en son art: il a été instruit dès l'enfance. De même que nous voyons les enfants se trainer sur leurs mains et leurs genoux, tomber à chaque instant par terre, jouer sans cesse, courir tout le Jour, sans qu'ils se fassent le moindre mal, parce que leur corps est léger et n'est point accablé sous son propre poids, ainsi, ce me semble, leur esprit se fatigue moins vite que le nôtre, parce qu'il se met en mouvement d'un moindre effort, qu'il n'a pas besoin d'une énergique volonté pour s'appliquer à l'étude, et qu'il ne fait que se livrer entre les mains qui doivent le former. De l'Institution oraloire, 1, 14.

la mémoire est neuve, prompte et fidèle ; que l'esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et que l'on est déterminé à de longs travaux par ceux de qui l'on dépend. Je suis persuadé que le petit nombre d'habiles, ou le grand nombre de gens superficiels, vient de l'oubli de cette pratique.

* L'étude des textes ne peut jamais être assez recommandée ; c'est le chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'érudition ayez les choses de la première main ; puisez à la source; maniez, remaniez le texte; apprenez-le de mémoire; citez-le dans les occasions; songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses circonstances; conciliez un auteur original, ajustez' ses principes, tirez vous-même les conclusions. Les premiers commentateurs se sont trouvés dans le cas où je désire que vous soyez : n'empruntez leurs lumières et ne suivez leurs vues qu'où les vôtres seraient trop courtes; leurs explications ne sont pas à vous, et peuvent aisément vous échapper. Vos observations, au contraire, naissent de votre esprit et y demeurent; vous les retrouvez plus ordinairement dans la conversation, dans la consultation et dans la dispute: ayez le plaisir de voir que vous n'êtes arrêté dans la lecture que par les difficultés qui sont invincibles, où les commentateurs et les scoliastes euxmêmes demeurent court, si fertiles d'ailleurs, si abondants et si chargés d'une vaine et fastueuse érudition dans les endroits clairs, et qui ne font de peine ni à eux ni aux autres. Achevez ainsi de vous convaincre, par cette méthode d'étudier, que c'est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plutôt qu'à enrichir les bibliothèques, à faire périr le texte sous le poids des commentaires; et qu'elle a en cela agi contre soi-même et contre

1. Ajustez. Disposez dans leur ordre et dans leur liaison.

2. Vous-même. La méthode recommandée par l'auteur est excellente, mais pas toujours applicable. Qui peut tout savoir et se priver volontairement des lumières d'autrui?

3. Qui ne font de peine. Excellente locution empruntée au langage de la conversation.

4. Paresse. Ce n'était pas pour des paresseux, que les savants du xvie siècle écrivaient leurs vastes et laborieux commentaires. L'auteur vient de nous dire qu'on ne pouvait guère charger l'enfance de la connaissance de trop de langues, tandis qu'un age plus avancé veut aller plus loin et demande des choses. De même il fallait connaltre et posséder à fond la littérature, la législation et la philosophie de l'antiquité, avant de pouvoir l'imiter et l'égaler. Les écrivains du siècle de Louis XIV profitaient des travaux de leurs prédécesseurs tout en les dédaignant.

ses plus chers intérêts, en multiplant les lectures, les recherches et le travail qu'elle cherchait à éviter'.

* Qui règle les hommes dans leur manière de vivre et d'user des aliments, la santé et le régime? Cela est douteux. Une nation entière mange les viandes après les fruits, une autre fait tout le contraire. Quelques-uns commencent leurs repas par de certains fruits, et les finissent par d'autres est-ce raison, est-ce usage? Est-ce par un soin de leur santé que les hommes s'habillent jusqu'au menton, portent des fraises et des collets, eux qui ont eu si longtemps la poitrine découverte ? Est-ce par bienséance, surtout dans un temps où ils avaient trouvé le secret de paraître nus tout habillés? Et d'ailleurs, les femmes qui montrent leur gorge et leurs épaules sont-elles d'une complexion moins délicate que les hommes, ou moins sujettes qu'eux aux bienséances? Quelle est la pudeur qui engage celles-ci à couvrir leurs jambes et presque leurs pieds, et qui leur permet d'avoir les bras nus au-dessus du coude? Qui avait mis autrefois dans l'esprit des hommes qu'on était à la guerre ou pour se défendre, ou pour attaquer, et qui ieur avait insinué l'usage des armes offensives et des défensives? Qui les oblige aujourd'hui de renoncer à celles-ci, et, pendant qu'ils se bottent pour aller au bal, de soutenir sans armes et en pour

4. Eviter.. Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et l'ignorance, puisqu'il ne se veoid aulcun livre, soft humain, soit divin, sur qui le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face tarir la difficulté? Le centiesme commentaire le renvoye à son suivant, plus espineux et plus scabreux que le premier ne l'avoit trouvé: quand est-il convenu entre nous, ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire ?... Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à interpreter les choses; et plus de livres sur les livres, que sur aultre subject: nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires: d'aucteurs, il en est grand' cherté. Le principal et le plus fameux sçavoir de nos siècles, est-ce pas de sçavoir entendre les sçavants? Estce pas la fin commune et derniere de toutes estudes? Nos opinions s'entent les unes sur les aultres; la premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce: nous eschellons ainsi de degré en degré; et advient de là que le plus hault monté a souvent plus d'honneur que de mérite.» MONTAIGNE, Essais m, 13.

2. Les hommes. L'auteur oppose ici les coutumes françaises aux usages espagnols.

3. Fraises.» «Ornement de toile qu'on mettait autrefois autour du co en guise d'un colet, laquelle avait trois ou quatre rangs, et était plissée, empesée et gauderonnée. Les Espagnols ont encore retenu la mode des fraises. FURETIÈRE.

4. Celles-ci. Cet usage nous paraît aujourd'hui assez singulier. Pourquoi conserver des armes défensives gênantes et inutiles contre le feu de l'artillerie? Voltaire est cependant ici de l'avis de La Bruyère: La délicatesse des officiers, dit-il, ne les empêchait point alors (1667) d'aller à la tranchée avec le pot en tête et la cuirasse sur le dos. Le roi en donnait l'exemple. Il alla ainsi à la tranchée devant Douai et devant Lille. Cette conduite sage conserva plus d'un grand homme. Elle a été trop négligée depuis par des jeunes gens peu robustes, pleins de valeur, mais de mollesse. qui semblent plus craindre la fatigue que le danger. Siècle de Louis XIV, ch. vul

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