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elle saura peut-être, dans cinq années, quels seront ses juges, et dans quel tribunal elle doit plaider le reste de sa vie ·.

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* L'on applaudit à la coutume qui s'est introduite dans les tribunaux, d'interrompre les avocats au milieu de leur action, de les empêcher d'être éloquents et d'avoir de l'esprit, de les ramener au fait et aux preuves toutes sèches qui établissent leurs causes et le droit de leurs parties; et cette pratique si sévère, qui laisse aux orateurs le regret de n'avoir pas prononcé les plus beaux traits de leurs discours, qui bannit l'éloquence du seul endroit où elle est en sa place, et va faire du parlement une muette juridiction, on l'autorise par une raison solide et sans réplique, qui est celle de l'expédition * : il est seulement à désirer qu'elle fût moins oubliée en toute autre rencontre, qu'elle réglât, au contraire, les bureaux comme les audiences, et qu'on cherchât une fin aux écritures, comme on a fait aux plaidoyers.

* Le devoir des juges est de rendre la justice; leur métier, de la différer quelques-uns savent leur devoir, et font leur métier'.

* Celui qui sollicite son juge ne lui fait pas honneur; car ou il se défie de ses lumières et même de sa probité, ou il cherche à le prévenir, ou il lui demande une injustice o.

* Il se trouve des juges auprès de qui la faveur, l'autorité, les

1. Le reste de sa vie Ce fait est exprimé simplement et comme la chose da monde la plus naturelle, forme de protestation modeste, mais qui ne manque cependant pas d'éloquence.

2. A la coutume. La Clef dit que cette coutume s'introduisit dans les tribunaux, sous le président de Novion.

3. Action est pris ici dans le sens latin, pour: discours, plaidoiries.

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L'éloquence. D'après ce qu'on sait des avocats de ce temps, il ne parait pas que la perte fùt fort grande.

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5. De l'expédition. De la nécessité de faire promptement.

6. Aux écritures.» Procès par écrit. (Note de La Bruyère.) Métier. Précision pleine de justesse et d'énergie.

Ou il lui demande une injustice..

Philinte. Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.

Alceste. Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.
Philinie. Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite?
Alceste. Qui je veux? La raison, mon bon droit, l'équité.
Philinte.

Aucun juge par vous ne sera visité?

Alceste. Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse?
Philinte. J'en demeure d'accord; mais la brigue est facheuse.
MOLIÈRE, Le Misanthrope, 1, 4.

Il fallait que la force de la coutume fût bien grande pour que Molière pensat trouver la matière à rendre Alceste ridicule. La Harpe, à propos de ce passage du Misanthrope, a essayé de défendre les solliciteurs; mais il est difficile de ne pas être de l'avis que La Bruyère a si bien exprimé.

droits de l'amitié et de l'alliance nuisent à une bonne cause, et qu'une trop grande affectation de passer pour incorruptibles expose à être injustes'.

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* Le magistrat coquet ou galant est pire dans les conséquences que le dissolu celui-ci cache son commerce et ses liaisons, : l'on ne sait souvent par où aller jusqu'à lui; celui-ìa est ouvert par mille faibles qui sont connus, et l'on y arrive par toutes les femmes à qui il veut plaire.

Il s'en faut peu que la religion et la justice n'aillent de pair dans la république, et que la magistrature ne consacre les hommes comme la prêtrise. L'homme de robe ne saurait guère danser au bal, paraître aux théâtres 2, renoncer aux habits simples et modestes, sans consentir à son propre avilissement; et il est étrange qu'il ait fallu une loi pour régler son extérieur, et le contraindre ainsi à être grave et plus respecté.

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* Il n'y a aucun métier qui n'ait son apprentissage; et, en montant des moindres conditions jusques aux plus grandes, on remarque dans toutes un temps de pratique et d'exercice qui prépare aux emplois, où les fautes sont sans conséquence, et mènent au contraire à la perfection. La guerre même, qui ne semble naître et durer que par la confusion et le désordre, a ses préceptes; on ne se massacre pas par pelotons et par troupes en rase campagne, sans l'avoir appris, et l'on s'y tue méthodiquement *. Il y a l'école de la guerre où est l'école du magistrat? Il y a un usage, des lois, des coutumes: où est le temps, et le temps assez long que

1. Injustes. Pascal avait dit avant La Bruyère : L'affectation ou la haine change la justice. En effet combien un avocat bien payé par avance, trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide! Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen le plus sûr de perdre une affaire toute juste, était de la leur faire recommander par leurs proches parents.

2. Paraltre aux théâtres.» Cette interdiction nous semble singulière. On croyait qu'un magistrat avilissait sa dignité en allant écouter le Misanthrope on Polyeucte. Racine fit pénitence de ses tragédies. Longtemps après sa mort, sa femme demandait avec curiosité à son fils Louis Racine, ce que c'était qu'un hémistiche.

3. Une loi. La Clef dit: Il y a un arrêt du conseil qui oblige les conseillers à être en rabat. Ils étaient avant ce temps-là presque toujours en cravate. Cet arrêt fut rendu à la requête de M. de Harlay, alors procureur général, et qui a été depuis premier président.

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4. On s'y tue methodiquement. Cela est dit avec beaucoup d'élégance.

5. Le temps. Voltaire a mis ce passage en dialogue: Quoi! il n'y a que deux sns que vous étiez au collége, et vous voilà déjà conseiller de la cour de Naples ! Qui; c'est un arrangement de famille, il m'en a peu coûté. Vous êtes donc devenu bien savant depuis que je ne vous ai vu? Je me suis fait quelquefois inscrire daus Pécole de droit, je ne sais presque rien des lois de Naples, et me voilà juge. ▾

l'on emploie à les digérer et à s'en instruire? L'essai et l'appren tissage d'un jeune adolescent qui passe de la férule à la pourpre, et dont la consignation a fait un juge, est de décider souverainement des vies et des fortunes des hommes.

*La principale partie de l'orateur, c'est la probité : sans elle il dégénère en déclamateur, il déguise ou il exagère les faits, il cite faux, il calomnie, il épouse la passion et les haines de ceux pour qui il parle ; et il est de la classe de ces avocats dont le proverbe dit qu'ils sont payés pour dire des injures.

* Il est vrai, dit-on, cette somme lui est due, et ce droit lui est acquis mais je l'attends à cette petite formalité; s'il l'oublie, il n'y revient plus, et conséquemment il perd sa somme, ou il est incontestablement déchu de son droit; or, il oubliera cette formalité. Voilà ce que j'appelle une conscience de praticien.

Une belle maxime pour le palais, utile au public, remplie de raison, de sagesse et d'équité, ce serait précisément la contradictoire de celle qui dit que la forme emporte le fond ".

* La question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible, et sauver un coupable qui est né robuste ®.

* Un coupable puni est un exemple pour la canaille : un innocent condamné est l'affaire de tous les honnêtes gens.

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1. « L'apprentissage. » Il s'agit ici des conseillers au Châtelet qui étaient reçus fort jeunes.

2. A la pourpre.» Les conseillers de cour souveraine portaient des robes rouges, couleur de la pourpre.

3. Des vies. Comme nous n'avons chacun qu'une vie, qu'une fortune, on emploie habituellement le singulier dans ces sortes de phrases. Le pluriel est un latinisme dont La Bruyère s'est plusieurs fois servi. Massillon a dit de même: Et vous, o mon Dieu! touchez, durant ces jours de salut, par la force de la vérité que vous mettez dans nos bouches, les grands et les puissants. Pour dans notre bouche. Sermon sur les vices et les vertus des grands, page 232 de l'édit. annotée par M. Deschanel. 4. C'est la probité. Il faudrait:Ce devrait être la probité. Les paroles de l'auteur valent la peine d'être méditées et sont applicables à tous les temps.

5. La forme emporte le fond. Cette maxime est très-sage, quoi qu'en dise l'anteur. Le respect de la forme, de la règle, de la légalité est la sauvegarde de la justice. Si l'on ne prononçait que d'après l'équité et le sens commun, sans tenir compte de la règle écrite, tout serait abandonné à l'arbitraire du juge. La loi est impartiale et la même pour tous; le juge peut être passionné ou prévenu. Aujourd'hui, en France, la cour la plus élevée en dignité est celle qui est chargée d'interpréter et de surveiller l'exécution de la forme, sans jamais s'occuper du fond.

6. Robuste. La question ne fut abolie que sous Louis XVI.

7. Un innocent condamné. La Clef dit: M. le marquis de Langlade, innocent, condamné aux galères, où il est mort. Le Brun, appliqué à la question, où il est mort. Le premier avait été accusé d'un vol fait à M. de Mongommery; et le volear, qui avait été son aumônier, fut trouvé depuis et pendu. Le second fut accusé d'avoir assassiné

Je dirai presque de moi, Je ne serai pas voleur ou meurtrier : Je ne serai pas un jour puni comme tel, c'est parler bien hardiment.

Une condition lamentable est celle d'un homme innocent, à qui la précipitation et la procédure ont trouvé un crime; celle même de son juge peut-elle l'être davantage ?

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* Si l'on me racontait qu'il s'est trouvé autrefois un prévôt, ou l'un de ces magistrats créés pour poursuivre les voleurs et les exterminer, qui les connaissait tous depuis longtemps de nom et de visage, savait leurs vols, j'entends l'espèce, le nombre et la quantité; pénétrait si avant dans toutes ces profondeurs et était si initié dans tous ces affreux mystères, qu'il sut rendre à un homme de crédit un bijou qu'on lui avait pris dans la foule au sortir d'une assemblée, et dont il était sur le point de faire de l'éclat ; que le parlement intervint dans cette affaire, et fit le procès à cet officier; je regarderais cet événement comme l'une de ces choses dont l'histoire se charge et à qui le temps ôte la croyance. Comment donc pourrais-je croire qu'on doive présumer par des faits récents, connus et circonstanciés, qu'une connivence si pernicieuse dure encore, qu'elle ait même tourné en jeu et passé en coutume?

* Combien d'hommes qui sont forts contre les faibles, fermes et inflexibles aux sollicitations du simple peuple; sans nuls égards pour les petits; rigides et sévères dans les minuties; qui refusent les petits présents; qui n'écoutent ni leurs parents ni leurs amis, et que les femmes seules peuvent corrompre '

Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde * un procès.

* Les mourants qui parlent dans leurs testaments peuvent s'at

madame Manzel, et pour cela mis à la question. L'assassin, nommé Berry, qui était fils naturel de ladite dame Manzel, a paru depuis et a été puni. 11 Ces erreurs fréquentes et terribles des parlements excitèrent plus d'une fois l'indignation éloquente de Voltaire. La justice aujourd'hui offre aux accusés toutes les garanties que la sagesse humaine a pa trouver.

1. Celle inême de son juge. Cette comparaison entre le juge et le condamné est d'une concision fort éloquente.

2. Rendre. La Clef dit: M. de Grandmaison, grand prévôt de l'hôtel, a fait rendre à M. de Saint-Pouanges, une boucle de diamants qui lui avait été dérobée à ropéra..

3. Dont il était, etc.» Tournure pénible.

4. Choses n'est pas le mot propre et significatif.

5. Impossible, Le tour de cette satire est fin et délicat.

tendre à être écoutés comme des oracles: chacun les tire de son côté et les interprète à sa manière, je veux dire selon ses désirs ou ses intérêts.

* Il est vrai qu'il y a des hommes dont on peut dire que la mort fixe moins la dernière volonté qu'elle ne leur ôte, avec la vie, l'irrésolution et l'inquiétude. Un dépit pendant qu'ils vivent' les fait tester; ils s'apaisent et déchirent leur minute 3, la voilà en cendre: ils n'ont pas moins de testaments dans leur cassette que d'almanachs sur leur table; ils les comptent par les années; un second se trouve détruit par un troisième, qui est anéanti luimême par un autre mieux digéré, et celui-ci encore par un cinquième olographe1. Mais si le moment, ou la malice, ou l'autorité, manque à celui qui a intérêt de le supprimer, il faut qu'il en essuie les clauses et les conditions; car appert-il mieux des dispositions des hommes les plus inconstants que par un dernier acte, signé de leur main, et après lequel ils n'ont pas du moins eu le loisir de vouloir tout le contraire?

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* S'il n'y avait point de testaments pour régler le droit des héritiers, je ne sais si l'on aurait besoin de tribunaux pour régler les différends des hommes; les juges seraient presque réduits à la triste fonction d'envoyer au gibet les voleurs et les incendiaires.

1. Oracles. La comparaison est fort ingénieuse.

2. Pendant qu'ils vivent. Lorsqu'ils sont en pleine santé et encore fort éloignés de la mort.

3.

Minute. Original des actes qui se passent chez les notaires, etc.

4. Olographe.» Ecrit tout entier, daté et signé de la main du testateur.

5. Appert-il. Terme de droit que l'auteur emploie ici à dessein, pour dire : Comment peut-on juger plus clairement des dispositions des hommes, etc.

6. Le contraire. Opposons à cette satire de La Bruyère la gravité toute romaine avec laquelle Sénèque parle de la rédaction d'un testament: Lorsque touchant aux bornes de la vie, nous faisons notre testament, ne dispensons-nous pas des bienfaits qui ne doivent rien nous rapporter? Que de temps employé, que de réflexions dans le secret pour décider et le montant des legs et le choix des légataires! Toutefois, que nous importe à qui nous donnons, puisque personne ne pourra rien nous rendre? Jamais pourtant nous ne mettons plus de scrupule dans nos dons; jamais nous ne pesons nos jugements avec plus de soin que dans ce moment où, laissant de côté toute espèce d'intérêt, la seule vue de l'honnête se montre à nos regards. Mauvais juges de nos devoirs, tant que l'espérance et la crainte, tant que le plus lâche des vices, la volupté, nous les fait voir sous un faux jour, c'est lorsque la mort nous isole de toutes les passions, lorsqu'elle nous envoie un juge incorruptible pour porter cette dernière sentence, c'est alors que nous cherchons les plus dignes afin de leur transmettre notre héritage, et l'affaire que nous réglons avec le soin le plus religieux est ce partage de biens qui déjà ne sont plus à nous. Et certes c'est une grande satisfaction de pouvoir se dire à sa dernière heure: Je vais enrichir cet homme; je vais, avec les biens que je lui laisse, ajouter à l'éclat de sa dignité. Des Bienfails, IV, c. 11, 12.

7. Besoin de tribunaux. Il ne faut pas prendre à la lettre cette exagération évidente.

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