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l'ordre et la structure changent selon leurs caprices; qui éloigne les cheveux du visage, bien qu'ils ne croissent que pour l'accompagner; qui les relève et les hérisse à la manière des bacchantes, et semble avoir pourvu à ce que les femmes changent leur physionomie douce et modeste en une autre qui soit fière et audacieuse. On se récrie enfin contre une telle ou une telle mode, qui cependant, toute bizarre qu'elle est, pare et embellit pendant qu'elle dure, et dont l'on tire tout l'avantage qu'on en peut espérer, qui est de plaire. Il me paraît qu'on devrait seulement admirer l'inconstance et la légèreté des hommes, qui attachent successivement les agréments et la bienséance à des choses tout opposées; qui emploient pour le comique et pour la mascarade ce qui leur a serv. de parure grave et d'ornements les plus sérieux; et que si peu de temps en fasse la différence 2.

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* N.... est riche, elle mange bien, elle dort bien; mais les coiffures changent, et lorsqu'elle y pense le moins et qu'elle se croit heureuse, la sienne est hors de mode.

* Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode, il regarde le sien, et en rougit; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la Inesse pour s'y montrer, et il se cache: le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour. Il a la main douce, et il l'entretient avec une pâte de senteur. Il a soin de rire pour montrer ses dents: il fait la petite bouche, et il n'y a guère de moments où il ne veuille sourire. Il regarde ses jambes, il se voit au miroir; l'on ne peut être plus content de personne qu'il l'est de lui-même. Il s'est acquis une voix claire et délicate, et heureuse

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1. Légèreté. Je me plains de la particuliere indiscrétion de nostre peuple de se laisser si fort piper et aveugler à l'auctorité de l'usage present, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'advis touts les mois, s'il plaist à la coustume, et qu'il juge si diversement de soy-mesme. La façon de se vestir présente luy faict incontinent condamner l'ancienne, d'une résolution si grande et d'un consentement si universel, que vous diriez que c'est quelque espèce de manie qui iny tourneboule ainsi l'entendement. MONTAIGNE, Essais, 1, 49.

2. La difference. » Ce sujet qui donne son titre au chapitre était inépuisable; il faut savoir gré à l'auteur de l'avoir seulement effleure.

3. Dort bien. Cette courte description du bonheur est vive et maligne.
4 Par le pied. Comme s'il était malade; tournure est fort spirituelle.

ment il parie gras. Il a un mouvement de tête, et je ne sais quer adoucissement dans les yeux, dont il n'oublie pas de s'embellir. il a une démarche molle, et le plus joli maintien qu'il est capable de se procurer'. Il met du rouge, mais rarement, il n'en fait pas habitude : il est vrai aussi qu'il porte des chausses et un chapeau, et qu'il n'a ni boucles d'oreilles ni collier de perles; aussi ne l'ai-je pas mis dans le chapitre des femmes ".

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* Ces mêmes modes que les hommes suivent si volontiers pour leurs personnes, ils affectent de les négliger dans leurs portraits, comme s'ils sentaient ou qu'ils prévissent l'indécence et le ridi cule où elles peuvent tomber dès qu'elles auront perdu ce qu'on appelle la fleur ou l'agrément de la nouveauté. Ils leur préfèrent une paruro arbitraire, une draperie indifférente; fantaisies du peintre qui ne sont prises ni sur l'air, ni sur le visage, qui ne rap pellent ni les meurs ni la personne. I's aiment des attitudes for cées ou immodestes, une manière dure, sauvage, étrangère, qui font un capitan d'un jeune abbé, et un matamore d'un homme de robe; une Diane d'une femme de ville, comme d'une femme simple et timide une amazone ou une Pallas; une Laïs d'une honnête fille; un Scythe, un Attila, d'un prince qui est bon et magnanime.

Une mode a à peine détruit une autre mode, qu'elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui la suit, et qui ne sera pas la dernière; telle est notre légèreté. Pendant ces révolutions, un siècle s'est écoulé qui a mis toutes ces parures au rang des choses passées et qui ne sont plus. La mode alors la plus

1. De se procurer. A force de soins et d'études. Toutes les expressions porten! coup. L'épigramme est d'autant plus aiguisée que le sujet est plus commun et moins intéressant par lui-même.

2. Habitude. Voyez la notice de Suard, en tête du volume.

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3. Des femmes. Séneque est aussi spirituel et plus amer dans son portrait des efféminés: Ils passent des heures chez le barbier, pour se faire arracher le moindre poil qui leur sera poussé pendan. la nuit; pour tenir conseil sur chaque cheveu; pour qu'on relève leur confure abattue, et qu'on ramène de chaque côté, sur le front, leurs cheveux clairsemes. Quelle fureur. si le barbier, pensant que ce sont des hommes, est un peu négligent dans son office! Comme ils pâlissent de courroux, si un coup de ciseau maladroit a pris quelques cheveux de trop, si quelques-uns dépassent les autres, si tous ne tombent pas en boucles égales! Est-il un seul d'entre eux qui n'aimâ Mieux voir sa patrie en désordre que sa coiffure? De la Brièreté de la Vie, c. 12. 4. L'indécence est ici dans le sens latin, quod non decet, ce qui ne convient pas, ce qui n'est pas conforme aux usages reçus.

5. Un Scythe. Cette énumération est un peu longue. - Le travers dont se plaint La Bruyère subsiste plus que jamais. C'est qu'aussi il semble que nos vêtements et nos modes aient été inventés exprès pour faire le désespoir des peintres et des sculpteurs

curieuse et qui fait plus de plaisir à voir, c'est la plus ancienne; aidée du temps et des années, elle a le même agrément dans les portraits qu'a la saye1 ou l'habit romain sur les théâtres ; qu'ont la mante, le voile et la tiare dans nos tapisseries et dans nos peintures.

Nos pères nous ont transmis, avec la connaissance de leurs personnes, celle de leurs habits, de leurs coiffures, de leurs armes, et des autres ornements qu'ils ont aimés pendant leur vie. Nous ne saurions bien reconnaître cette sorte de bienfait qu'en traitant de même nos descendants.

* Le courtisan autrefois avait ses cheveux, était en chausses et en pourpoint, portait de larges canons, et il était libertin ". Cela no sied plus: il porte une perruque, l'habit serré, le bas uni, et il est dévot: tout se règle par la mode.

⚫ Celui qui depuis quelque temps, à la cour, était dévot, et par là, contre toute raison, peu éloigné du ridicule, pouvait-il espérer de devenir à la mode?

* De quoi n'est point capable un courtisan dans la vue de sa fortune, si, pour ne la pas manquer, il devient dévot?

* Les couleurs sont préparées, et la toile est toute prête, mais comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui

1. La saye. Vêtement des Gaulois.

2. La mante, le voile, la tiare. Habits orientaux. (Note de La Bruyère.)

3. De leurs armes. Offensives et défensives. (Ibid`)

4. Bienfait. L'auteur traite ce sujet un peu longuement et avec plus de sérieux qu'il n'en mérite.

5. Chausses. Voyez plus haut page 356, note 5.

6. Canons. Crnement de toile rond fort large, et souvent orné de dentelles, qu'on attache au-dessous du genou, et qui pend jusqu'à la moitié de la jambe pour la couvrir. Molière (l'Ecole des Femmes, 1, 1), en critiquant les modes de son temps, se raille aussi :

Et de ces grands canons où, comme en des entraves,

Gu met tous les matins ses deux jambes esclaves.

7. Libertin. On appelait de ce nom une sorte d'incrédules au XVIIe siècle. Les bertins étaient ceux qui s'écartaient de la religion, non point par raisonnenient comme les esprits forts, mais par le besoin d'indépendance et par une sorte de débauche de l'esprit. Nous avons transporté ce mot de la dépravation de l'intelligence à celle des mœurs, et nous entendons par un libertin, un débauché.

8. Par la mode. On était bien loin du temps où le roi protégeait Molière, et ordonnait qu'on laissât jouer le Tartuffe. La révocation de l'edit de Nantes, la plus grande faute de Louis XIV, est de 1685; un anjapres il épousait secrètement madame de Maintenon. Une maladie fort grave qu'il eut dans le même temps contribua encore à lui ôter le goût de ces fêtes galantes, qui avaient jusque là signalé presque toutes ses années. La cour fat moins vive, plus sérieuse, et la fausse dévotion` devint an moyen assuré de piaire. La Bruvere l'a attaquée avec un courage et une éloquence dignes de Pascal, de Regnier et de Moliere, ses modeles

change de mille et mille figures? Je le peins dévot, et je crois l'avoir attrapé '; mais il m'échappe, et déjà il est libertin. Qu'il demeure du moins dans cette mauvaise situation, et je saurai le prendre dans un point de déréglement de cœur et d'esprit où il sera reconnaissable; mais la mode presse, il est dévot.

* Celui qui a pénétré la cour connaît ce que c'est que vertu et ce que c'est que dévotion ; il ne peut plus s'y tromper.

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* Négliger vêpres comme une chose antique et hors de mode, garder sa place soi-même pour le salut, savoir les êtres de la chapelle, connaître le flanc 3, savoir où l'on est vu et où l'on n'est pas vu; rêver dans l'église à Dieu et à ses affaires, y recevoir des visites, y donner des ordres et des commissions, y attendre les reponses; avoir un directeur mieux écouté que l'Évangile; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur; dédaigner ceux dont le directeur a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut; n'aimer de la parole de Dieu que ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacrements donnés de sa main à ceux qui ont moins de cette circonstance; ne se repaître que de livres de spiritualité, comme s'il n'y avait ni Évangiles, ni Épîtres des apôtres, ni Morale des Pères; lire ou parler un jargon inconnu aux premiers siècles; circonstancier à confesse les défauts d'autrui, y pallier les siens; s'accuser de ses souffrances, de sa patience; dire comme un péché son peu de progrès dans l'héroïsme; être en liaison secrète avec de certaines gens contre certains autres; n'estimer que soi et sa cabale, avoir pour suspecte la vertu même; goûter, savourer la prospérité et la faveur, n'en vouloir que pour soi, ne point aider au mérite; faire servir la piété à son

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4. L'avoir attrapé. L'avoir peint ressemblant. Ce mot vif et énergique, fort en usage dans les meilleurs écrivains de ce temps-là, est presque tout à fait tombé à présent dans le langage familier et trivial.

2. Dévotion. Fausse dévotion. (Note de La Bruyère.)

3. Connaître le flanc. Cornafire tous les coins de la chapelle royale, tous ceux qui la fréquentent, et qui s'y trouvent actuellement.

4. Directeur de conscience, celui qui règle, qui dirige la conscience d'une personne en matière de religion.

5.

Relief. Ce qui fait saillie, ce qui distingue des autres.

6. De cette circonstance. Les préférer à ceux qui sont privés de cet avantage. 7. Ne se repattre, pour ne se nourrir; c'est l'expression du dédain et de Pin fignation.

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8. Etre en liafson secrète. Voyez Molière, Don Juan, v, 2.

9. N'estimer que soi. Voyez le Misanthrope, ш, 5

ambition; aller à son salut' par le chemin de la fortune et des dignités c'est du moins jusqu'à ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps.

Un dévot est celui qui, sous un roi athée, serait athée.

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* Les dévots ne connaissent de crimes que l'incontinence parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l'incontinence. Si Phérécide passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidèle à son mari, ce leur est assez; laissez-les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d'autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s'enivrer de leur propre mérite, sécher d'envie, mentir, médire, cabaler, nuire, c'est leur état. Voulez-vous qu'ils empiètent sur celui des gens de bien, qui, avec les vices cachés, fuient encore l'orgueil et l'injustice?

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* Quand un courtisan sera humble, guéri du faste et de l'ambition; qu'il n'établira point sa fortune sur la ruine de ses concurrents; qu'il sera équitable, soulagera ses vassaux, payera ses créanciers'; qu'il ne sera ni fourbe, ni médisant; qu'il renoncera aux grands repas et aux amours illégitimes; qu'il priera autrement que des lèvres, et même hors de la présence du prince; quand, d'ailleurs, il ne sera point d'un abord farouche et difficile ; qu'il n'aura

4. Aller à son salut..

Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,

Et veulent acheter crédit et dignités

A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés;

Ces gens, dis-je, qu'on voit, d'une ardeur peu commune,
Par le chemin du ciel courir à leur fortune;

Qui brûlants et priants, demandent chaque jour,

Et prêchent la retraite au milieu de la cour.

MOLIÈRE, Le Tartuffe, 1, 6.

La Bruyère a retourné le vers de Molière; c'est le moraliste qui est le plus ingéaieux et plus plaisant, et le poête comique plus élevé et plus élégant.

2. Dévot. Faux dévot. (Note de La Bruyère.)

3. Dévots. Faux dévots. (Ibid.)]

4. C'est leur état. Cette sorte d'excuse est plus accablante encore que l'accusation véhémente qui précède; supprimez ces figures; écrivez simplement: « Phérécide et Phérénice jouent un jeu ruineux, font perdre leurs créanciers, le discours n'aura ni force, ni variété.

5.

Avec les vices cachés. Qui fuient les vices cachés et aussi l'orgueil. Guéri du faste. L'auteur affectionne cette métaphore; il a dit plus haut: Guéri des femmes..

6.

7. Payera ses créanciers.» La Bruyère oppose au portrait de l'hypocrite, l'éloge du vrai dévot. Molière avait déjà fait cette distinction dans un des plus beaux morceaux de notre poésic. On remarquera que La Bruyère, sans doute pour éviter une comparaison dangereuse, s'est efforcé de donner à chacune de ses louanges un caractère pratique et positif, que la poesie ne pouvait avoir.

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