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de melons, dites que les poiriers rompent de fruits cette année, que les pêchers ont donné avec abondance; c'est pour lui un idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos pruniers', il n'a de l'amour que pour une certaine espèce; toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer 2; il vous mene à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise, il l'ouvre, vous en donne une moitié, et prend l'autre. Quelle chair! dit-il; goûtez-vous cela1? cela est-il divin? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs et là-dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. O l'homme divin, en effet! homme qu'on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles! que je voie sa taille et son visage pendant qu'il vit; que j'observe les traits et la contenance d'un homme qui seul entre les mortels possède une telle prune! Un troisième, que vous allez voir, vous parle des curieux ses confrères, et surtout de Diognète. Je l'admire, dit-il, et je le com prends moins que jamais pensez-vous qu'il cherche à s'instruire par les médailles, et qu'il les regarde comme des preuves parlantes de certains faits, et des monuments fixes et indubitables de l'ancienne histoire? rien moins: vous croyez peut-être que toute la peine qu'il se donne pour recouvrer une tête vient du plaisir qu'il se fait de ne voir pas une suite d'empereurs interrompue? c'est encore moins: Diognète sait d'une médaille le fruste ", le flou, et la fleur de coin 12; il a une tablette dont toutes les places

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1. De vos pruniers. Gradation habile qui pique la curiosité.

2. Le fait se moquer. Cet emploi du verbe faire devant un verbe pronominal ne serait plus d'usage aujourd'hui.

3. Quelle chair! La Bruyère ne se contente pas de décrire le ridicule. Il l'anime, le fait parler, et avec un naturel très-comique.

4. Goûtez-vous cela? Trouvez-vous cela de votre goût?

5. De modestie. Ce dernier trait est d'une observation très-vraie et très-plaisante.

6. O l'homme divin. Cette amplification ironique, qui complète et résume la description, est tout à fait dans la manière de Cicéron.

7. Médailles. Monnaies anciennes dont les curieux font collection.

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8. Rien moins. Nihil minus, pas du tout, toute autre chose plutôt que cela. -Rien de moins a un sens tout à fait opposé.

minime. Ces emplois de moins sont devenus rares.

Encore moins. Euam minus,

9. Une tête. Une médaille avec une face bien conservée.

10. De ne voir pas. La tournure négative de la phrase la rend très-plaisante. 44. Le fruste. Une médaille est fruste quand elle est tellement effacée qu'on ne peut lire la légende.

12. Fleur de coin.» Médaille dont l'empreinte est bien conservée. Suivant l'auteur des Variations du langage français, M. Génin, flou est l'ancienne prononciation de

sont garnies, à l'exception d'une seule : ce vide lui blesse la vue, et c'est précisément et à la lettre pour le remplir, qu'il emplois son bien et sa vie 1.

Vous voulez, ajoute Démocède, voir mes estampes; et bientôt il les étale et vous les montre. Vous en rencontrez une qui n'est ni noire, ni nette, ni dessinée, et d'ailleurs moins propre à être gardée dans un cabinet qu'à tapisser un jour de fête le Petit-Pont ou la rue Neuve : il convient qu'elle est mal gravée, plus mal dessinée, mais il assure qu'elle est d'un Italien qui a travaillé peu, qu'elle n'a presque pas été tirée, que c'est la seule qui soit en France de ce dessin, qu'il l'a achetée très-cher, et qu'il ne la changerait pas pour ce qu'il a de meilleur. J'ai, continue-t-il, une sensible affliction, et qui m'obligera de renoncer aux estampes pour le reste de mes jours : j'ai tout Callot, hormis une seule3, qui n'est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages; au contraire, c'est un des moindres, mais qui m'achèverait Callot. Je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe, et je désespère enfin d'y réussir cela est bien rude!

Tel autre fait la satire de ces gens qui s'engagent par inquiétude ou par curiosité dans de longs voyages, qui ne font ni mémoires ni relations, qui ne portent point de tablettes, qui vont pour voir et qui ne voient pas, ou qui oublient ce qu'ils ont vu, qui désirent seulement de connaître de nouvelles tours ou de nouveaux clo chers, et de passer des rivières qu'on n'appelle ni la Seine ni la

fleur; de là est venu flouet, que nous prononçons à tort fluet, et qui signifie délicat, fragile Ah! voilà de mes damoiseaux flouets», dit l'Harpagon de Molière.

1. Sa vie. La satire d'un homme ridicule faite par un autre plus impertinent encore est d'un très-bon comique. Molière est encore allé plus loin dans les Femmes savantes, où Vadius, avant de présenter ses petits vers, critique vivement ceux qui font partout montre de leurs ouvrages.

2. Callot. Peintre, graveur et dessinateur, né à Nancy en 1593. Il résista aux instances de Louis XIII, qui voulait lui faire représenter le siége et la prise de sa ville natale. Ses œuvres, fort nombreuses, sont encore très-recherchées.

3. Une seule. Une seule estampe. La construction est claire, mais n'est pas très-correcte.

4. Cela est bien rude! » Cette espèce de soupir arraché par le désespoir est d'un effet très-comique.

5. De longs voyages. Sénèque compare de même la lecture au voyage; mais il le prend sur un ton bien plus solennel: Vos lettres, écrit-il à Lucilius, et ce que j'apprends me font bien espérer de vous vous n'êtes plus toujours sur les chemins, Vous ne changez plus de lieu pour promener votre inquiétude. Cette agitation dénote un esprit malade. Le premier signe du calme intérieur, c'est, selon moi, la fixité et le recueillement. Mais, prenez-y garde, la lecture d'une foule d'auteurs et d'ouvrages de tout genre pourrait tenir aussi de l'inconstance et de la légèreté ▾ Epitre 2.

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Loire; qui sortent de leur patrie pour y retourner, qui aiment à être absents, qui veulent un jour être revenus de loin' : et ce satirique parle juste, et se fait écouter.

Mais quand il ajoute que les livres en apprennent plus que les voyages, et qu'il m'a fait comprendre par ses discours qu'il a une bibliothèque, je souhaite de la voir; je vais trouver cet homme, qui me reçoit dans une maison où, dès l'escalier, je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses ivres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu'ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d'or, et de la bonne édition; me nommer les meilleurs l'un après l'autre, dire que sa galerie est remplie, à quelques endroits près qui sont peints de manière qu'on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l'œil s'y trompe; ajouter qu'il ne lit jamais 3, qu'il ne met pas le pied dans cette galerie, qu'il y viendra pour me faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, voir sa tannerie, qu'il appelle bibliothèque.

Quelques-uns, par une intempérance de savoir, et par ne pouvoir♦ se résoudre à renoncer à aucune sorte de connaissance, les embrassent toutes et n'en possèdent aucune; ils aiment mieux savoir beaucoup que de savoir bien, et être faibles et superficiels dans diverses sciences, que d'être sûrs et profonds dans une seule. Ils trouvent en toutes rencontres celui qui est leur maître et qui les redresse; ils sont les dupes de leur vaine curiosité, et ne peuvent au plus, par de longs et pénibles efforts, que se tirer d'une igno

rance crasse.

D'autres ont la clef des sciences, où ils n'entrent jamais; ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du Nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune . Les idiomes les plus inutiles, avec les

1. Etre revenus de loin. Cela est dit avec autant d'esprit que de vérité, comme l'auteur le remarque lui-même. L'auteur fait ici une caricature. On ne sait pourquoi il n'a pas trace à la place de ce caractère grotesque celui du bibliophile, qui est plus sérieux, et par cela même plus plaisant.

2. Je tombe en faiblesse.

3. Qu'il ne lit jamais. Ici le trait est d'un comique moins forcé et plus vrai. 4. Par ne pouvoir. Parce qu'ils ne peuvent. L'infinitif et la phrase tout entière sont considérés comme un substantif. C'est un héllénisme dont La Bruyère s'est plusieurs fois servi, mais qu'il n'a pu faire admettre dans l'usage.

5. Surs. Solide, qui marche sans trébucher.

6. La lane. Nous avons déjà remarqué que La Bruyère ne dédaignait pas de pousser le plaisant jusqu'an grotesque.

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caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisémen ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail; ils plaignen ceux qui se bornent ingénument' à savoir leur langue, ou tou au plus la grecque et la latine. Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l'histoire ; ils parcourent tous les livres, et ne pro fitent d'aucun; c'est en eux une stérilité de faits et de principes qui ne peut être plus grande, mais, à la vérité, la meilleure récolte et la richesse la plus abondante de mots et de paroles qui puisse s'imaginer : ils plient sous le faix; leur mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide3.

Un bourgeois aime les bâtiments; il se fait bâtir un hôtel si beau, si riche et si orné, qu'il est inhabitable : le maître, honteux de s'y loger, ne pouvant peut-être se résoudre à le louer à un prince ou à un homme d'affaires, se retire au galetas, où il achève sa vie, pendant que l'enfilade et les planchers de rapport sont en proie aux Anglais et aux Allemands qui voyagent, et qui viennent là du Palais-Royal, du palais L... G... et du Luxembourg. On heurte sans fin à cette belle porte; tous demandent à voir la maison, et personne à voir Monsieur”.

4.

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On en sait d'autres qui ont des filles devant leurs yeux à qui ils

2.

Ingénument. Tout simplement.

L'histoire. » Dans les histoires ils ne connaissent ni les hommes ni les affaires; ils rapportent tout à la chronologie; et pour nous pouvoir dire quelle année est mort un consul, ils négligeront de connaitre son génie et d'apprendre ce qui s'est fait sous son consulat. Ciceron ne sera jamais pour eux qu'un faiseur d'oraisons, César qu'un faiseur de commentaires. Le consul, le général leur échappent, le génie qui anime leurs ouvrages n'est point aperçu; et les choses essentielles qu'on y traite ne sont pas counues. SAINT-EVREMOND, des Belles-Lettres et de la Jurisprudence. Ce langage ne manque pas d'élégance; mais on voit combien La Bruyère a plus de concision, d'originalité et d'agrément. Il laisse toujours quelque chose à penser au lecteur.

3. Vide. On peut trouver La Bruyère un peu dur pour les savants. Ce n'es point an travers bien à la mode et bien dangereux que celui d'étudier les langues orientales; encore faut-il que quelques-uns les connaissent. Montesquieu a dit avec beaucoup de raison: Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits; et il est à son tour regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire. Un homme à qui il manque un talent, se dédommage en le méprisant..

4. Ou à un homme d'affaires. Il est piquant et malin de rapprocher ainsi prince et l'homme d'affaires. Cette antithèse est reproduite avec plus de développe ments dans plusieurs passages du chapitre vi, des Biens de fortune.

5. De rapport.

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Les parquets en marqueterie.

6. Da palais L. G. » L'hôtel Lesdiguières.

7. Monsieur. Le maître. L'expression de La Bruyère est plus familière et plus

vive.

8. Devant leurs yeux. » L'emploi de l'adjectif possessif leur marque une action plus continue et plus habituelle que l'article les; j'ai devant les yeux, je vois; j'ai devant mes yeux, je vais sans cesse. Cette nuance est délicate, mais réelle.

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ne peuvent pas donner une dot; que dis-je? elles ne sont pas vêtues, à peine nourries; qui se refusent un tour de lit et du linge blanc, qui sont pauvres et la source de leur misère n'est pas fort loin, c'est un garde-meuble chargé et embarrassé de bustes rares, déjà poudreux et couverts d'ordures, dont la vente les mettrait au large, mais qu'ils ne peuvent se résoudre à mettre en vente 3.

Diphile commence par un oiseau et finit par mille: sa maison n'en est pas égayée, mais empestée; la cour, la salle, l'escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volière. Ce n'est plus un ramage, c'est un vacarme; les vents d'automne et les eaux, dans leurs plus grandes crues, ne font pas un bruit si perçant et si aigu; on ne s'entend non plus parler les uns les autres que dans ces chambres où il faut attendre, pour faire le compliment d'entrée, que les petits chiens aient aboyé. Ce n'est plus pour Diphile un agréable amusement, c'est une affaire laborieuse, et à laquelle à peine il peut suffire. Il passe les jours, ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus, à verser du grain et à nettoyer des ordures : il donne pension à un homme qui n'a point d'autre ministère que de siffler des serins au flageolet, et de

4. Tour de lit. Lit entouré d'une garniture suspendue, mais qui ne se tire pas comme les rideaux.

2. Qui sont pauvres. Cela résume et dit tout.

3. Vente. La Bruyère montre très-bien comment les travers des hommes sont Souvent plus dangereux et plus nuisibles que leurs vices. Ce père qui laisse sa famille dans la misère, pour ne pas vendre une collection de bustes poudreux, n'est pas seulement ridicule, il est odieux.

4. Diphile. Santeul, parmi ses nombreuses manies, poussait beaucoup trop loin l'amour de l'argent et des serins. Il avait sa maison pleine de ces oiseaux; et comme il loi fallait des œufs durs pour les nourrir, au lieu d'en acheter, il aimait mieux en demander au celierier de son couvent. Celui-ci trouvant qu'il revenait trop souvent à la charge, lui refusa un jour sa demande. Santeul en colère et roulant des yeux, lui dit d'une voix menaçante :

Num quid Santolius non valet ova duo?

Le poête Santeul ne vaut-il pas deux œufs? »

Le cellerier ne put l'apaiser qu'en lui accordant sa demande. La reine d'Angleterre étant venue visiter Santcul, une dame de sa suite lui deroba un serin et le cacha. Santeul s'en aperçut, et en presence de la reine, reprit avec humeur son serin, malgré les prières et les instances de la dame. Un des serins de Santeul chantait si bien et si souvent, qu'il prétendait que l'âme de Lulli avait passé dans le corps de cet oiseau. » WALCKENAER.

3. Les vents d'automne. L'hyperbole sérieuse est outrée et fatigante, parce qu'elle marque un esprit faux et sans mesure; elle convient au contraire en un sujet plaisant, parce qu'elle est le langage naturel de l'bumeur et de l'impatience. La Bruyère s'est souvent et fort heureusement servi de cette figure.

6. Qui ne reviennent plus. Le trait est indiqué en passant, avec la sobriété habituelle à l'auteur; mais que de vérités et de tristesse dans cette rapide antithese! 7. Ministère Ministerium, emploi. Depuis qu'on s'est servi de ce mot pour

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