Page images
PDF
EPUB

* Un homme vain trouve son compte à dire du bien ou du mal' de soi; un homme modeste ne parle point de soi.

On ne voit point mieux le ridicule de la vanité, et combien elle est un vice honteux, qu'en ce qu'elle n'ose se montrer, et qu'elle se cache souvent sous les apparences de son contraire.

La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité, elle fait que l'homme vain ne paraît point tel, et se fait valoir, au contraire, par la vertu opposée au vice qui fait son caractère : c'est un mensonge. La fausse gloire est l'écueil de la vanité; elle nous conduit à vouloir être estimés par des choses qui, à la vérité, se trouvent en nous, mais qui sont frivoles, et indignes qu'on les relève c'est une erreur.

.

Les hommes parlent de manière, sur ce qui les regarde, qu'ils n'avouent d'eux-mêmes que de petits défauts, et encore ceux qui supposent en leurs personnes de beaux talents ou de grandes qualités. Ainsi l'on se plaint de son peu de mémoire, content d'ailleurs de son grand sens et de son bon jugement: l'on reçoit le reproche de la distraction et de la rêverie, comme s'il nous accordait le bel esprit : l'on dit de soi qu'on est maladroit et qu'on ne peut rien faire de ses mains, fort consolé de la perte de ces petits talents par ceux de l'esprit, ou par les dons de l'âme que tout le monde nous connaît: l'on fait l'aveu de sa paresse en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et que l'on est guéri de l'ambition : l'on ne rougit point de sa malpropreté, qui n'est qu'une négligence pour les petites choses, et qui l'estime des hommes les blesse et leur est hostile: Un chevai ne cherche pas à se faire admirer de son compagnon. On voit bien entre eux quelque émulation à la course; mais c'est sans conséquence car étant à l'étable, le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas pour cela son avoine à l'autre. Il n'en est pas de même parmi les hommes: leur vertu ne se satisfait pas d'elle-même, et ils ne sont point contents s'ils n'en tirent avantage contre les autres. »

4. Ou du mal. Dans les réflexions qui suivent sur la vanité, La Bruyère a fait de fréquents emprunts à La Rochefoucauld, ce triste et profond censeur de l'amourpropre. On lit dans les Maximes: On aime mieux dire du mal de soi-même, que de n'en point parler. »

2. Jugement. Encore un emprunt à La Rochefoucauld, qui avait dit : Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement. Mais La Bruyère a generalisé cette pensée, en a montré les applications et l'a rendue sienne. Les développements reposent et égaient le lecteur, qui se fatiguerait bientôt de la forme concise et monotone de la maxime.

D

3. On reçoit. On reçoit volontiers, on souffre. Molière a dit de même •

Ne voulant point céder, et recevoir l'ennui

Qu'il me put estimer moins civile que lui.
L'Ecole des Femme 1, 6.

semble supposer qu'on n'a d'application que pour les solides et essentielles. Un homme de guerre aime à dire que c'était par trop d'empressement ou par curiosite qu'il se trouva un certain jour à la tranchée, ou en quelque autre poste très-périlleux, sans être de garde ni commandé, et il ajoute qu'il en fut repris de son général. De même une bonne tête ou un ferme génie qui se trouve né avec cette prudence que les autres hommes cherchent vainement à acquérir; qui a fortifié la trempe de son esprit par une grande expérience; que le nombre, le poids, la diversité, la difficulté et l'importance des affaires occupent seulement, et n'accablent point; qui, par l'étendue de ses vues et de sa pénétration, se rend maître de tous les événements; qui, bien loin de consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur le gouvernement et la politique, est peut-être de ces âmes sublimes nées pour régir les autres, et sur qui ces premières règles ont été faites; qui est détourné, par les grandes choses qu'il fait, des belles ou des agréables qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien à retracer et à feuilleter, pour ainsi dire, sa vie et ses actions 2; un homme ainsi fait peut dire aisément, et sans se commettre, qu'il ne connaît aucun livre, et qu'il ne lit jamais 3.

* On veut quelquefois cacher ses faibles, ou en diminuer l'opinion, par l'aveu libre que l'on en fait. Tel dit, Je suis ignorant, qui ne sait rien: un homme dit, Je suis vieux; il passe soixante ans un autre encore, Je ne suis pas riche; et il est pauvre 6.

* La modestie n'est point, ou est confondue avec une chose toute différente de soi, si on la prend pour un sentiment intérieur qui avilit l'homme à ses propres yeux, et qui est une vertu surnaturelle qu'on appelle humilité. L'homme, de sa nature, pense

D

4. Fortifier la trempe de son esprit, n'est point une métaphore exacte. 2. Feuilleter sa vie. Expression originale et heureuse.

3. Ne lit jamais. On prétend que c'est de Louvois qu'il est ici question.

4. En diminuer l'opinion. Faire croire que ces faibles sout moins grands qu'ils ne le paraissent. C'est une tournure toute latine.

5. L'aveu libre. Les discours d'humilité, dit Pascal, sont matière d'orgueil aux gens glorieux..

6. Il est pauvre. Ici encore l'exemple donne à la maxime de l'intérêt et du comique.

7. Avilit est ici employé dans son véritable sens, et ne signifie pas déshonorer, mais rabaisser, faire considérer comme une chose commune, de per de valeur. Les bon écrivains rapprochent le sens des mots de leur étymologie, et n'ont garde d'ea forcer la valeur.

de

hautement et superbement de lui-même, et ne pense ainsi que lui-même ; la modestie ne tend qu'à faire que personne n'en souffre, elie est une vertu du dehors qui règle ses yeux, sa démarche, ses paroles, son ton de voix, et qui le fait agir extérieurement avec les autres, comme s'il n'était pas vrai qu'il les compte pour rien ".

3

* Le monde est plein de gens qui, faisant extérieurement * et par habitude la comparaison d'eux-mêmes avec les autres, décident toujours en faveur de leur propre mérite, et agissent conséquemment.

:

*Vous dites qu'il faut être modeste, les gens bien nés ne demandent pas mieux faites seulement que les hommes n'empiètent pas sur ceux qui cèdent par modestie, et ne brisent pas ceux qui plient *.

De même l'on dit, Il faut avoir des habits modestes; les per sonnes de mérite ne désirent rien davantage. Mais le monde veut de la parure, on lui en donne, il est avide de la superfluité, on lui en montre. Quelques-uns n'estiment les autres que par de beau linge ou par une riche étoffe ; l'on ne refuse pas toujours d'être estimé à ce prix. Il y a des endroits où il faut se faire voir : un

6

1. Hautement et superbement. On peut dire avec Molière (Les Femmes savantes), mais d'une manière plus sérieuse :

D

Ces deux adverbes joints font admirablement.

2. Pour rien. Le moi est haissable: ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direzvous; car en agissant, comme nous faisons, obiigeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous hair. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités; il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il les vent asservir car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice: vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haissent l'injustice; et ainsi, vous ne le rendez aimable qu'aux injustes qui n'y trouvent plus leur ennemi. PASCAL. - Le passage de La Bruyère paraît encore vigoureux, à côté de cette éloquence étrange et subtile.

3. Extérieurement. En ne jugeant que par les dehors. Voyez la tirade d'Acaste dans le Misanthrope, III, 1:

4.

Parolen! je ne vois pas, lorsque je m'examine,

Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine, etc.
Empiètent, brisent. Métaphores redoublées et fort élégantes.

5. Plient. Voyez la même pensée, chapitre IX, des Grands, page 217.

[ocr errors]

6. De beau linge. Montaigne dit fort spirituellement: Pourquoy estimant un nomme, l'estimez-vous tout enveloppé et empacqueté? C'est le prix de l'espee que vous cherchez, non de la gaine: vous n'en donnerez à l'adventure pas un quatrain, si vous l'avez depouillee. Il le fault juger par luy-mesme, non par ses atours; et, comme dict très-plaisamment un ancien: Sçavez-vous pourquoy vous l'estimez grand? vous y comptez-la haulteur de ses patins. Essais, 1, 42.

galon d'or plus large ou plus étroit vous fait entrer ou refuser. * Notre vanité, et la trop grande estime que nous avons de nous-mêmes, nous fait soupçonner dans les autres une fierté à notre égard qui y est quelquefois, et qui souvent n'y est pas. Une personne modeste n'a point cette délicatesse.

* Comme il faut se défendre de cette vanité qui nous fait penser que les autres nous regardent avec curiosité et avec estime, et ne parlent ensemble que pour s'entretenir de notre mérite et faire notre éloge; aussi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de croire qu'on ne se parle à l'oreille que pour dire du mal de nous, ou que l'on ne rit que pour s'en moquer.

* D'où vient qu'Alcippe me salue aujourd'hui, me sourit, et se Jette hors d'une portière', de peur de me manquer? Je ne suis pas riche, et je suis à pied : il doit, dans les règles', ne me pas voir. N'est-ce point pour être vu lui-même dans un même fond avec un grand ?

* L'on est si rempli de soi-même, que tout s'y rapporte; l'on aime à être vu, à être montré, à être salué, même des inconnus, ils sont fiers, s'ils l'oublient : l'on veut qu'ils nous devinent '.

* Nous cherchons notre bonheur hors de nous-mêmes, et dans l'opinion des hommes, que nous connaissons flatteurs, peu sincères, sans équité, pleins d'envie, de caprices et de préventions : quelle bizarrerie!

* Il semble que l'on ne puisse rire que des choses ridicules: l'on voit néanmoins de certaines gens qui rient également des choses ridicules et de celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré, et qu'il vous échappe devant eux quelque impertinence, ils rient de vous: si vous êtes sage, et que vous ne disiez

4. D'une portière de sa voiture.

[ocr errors]

2. Dans les règles est fort joliment dit.

3. Dans un même fond de voiture, de litière.

4. Cu'ils nous devinent. Que sans nous avoir connus, ils sachent qui nous

sommes.

5. Dans l'opinion. La Rochefoucauld avait dit fort heureusement: • Nous nous tourmentons moins pour devenir heureux, que pour faire croire que nous le sommes. » Et Pascal: Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraitre. Nous travaillons incessamment à embellir et à conserver cet ètre imaginaire, et nous négligeons le véritable; et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être d'imagination: nous les détacherions plutôt de nous, pour les y joindre, et nous serions volontiers poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillants..

que des choses raisonnables, et du ton qu'il les faut dire, ils rient de même.

1

2

* Ceux qui nous ravissent les biens par la violence ou par l'in justice, et qui nous ôtent l'honneur par 2 la calomnie, nous marquent assez leur haine pour nous; mais ils ne nous prouvent pas également qu'ils aient perdu à notre égard toute sorte d'estime. Aussi ne sommes-nous pas incapables de quelque retour pour eux, et de leur rendre un jour notre amitié. La moquerie au contraire est, de toutes les injures, celle qui se pardonne le moins; eile est le langage du mépris, et l'une des manières dont il se fait le mieux entendre; elle attaque l'homme dans son dernier retranchement*, qui est l'opinion qu'il a de soi-même; elle veut le rendre ridicule à ses propres yeux, et ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposition où l'on puisse être pour lui, et le rend irréconciliable. C'est une chose monstrueuse que le goût et la facilité qui est en nous de railler, d'improuver et de mépriser les autres; et tout ensemble la colère que nous ressentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent, et nous méprisent.

*La santé et les richesses ôtant aux hommes l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables; et les gens déjà chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage, par la compassion, dans celle d'autrui.

* Il semble qu'aux âmes bien nées les fêtes, les spectacles, la

[ocr errors]

4. Ils rient. Egnatius, parce qu'il a les dents blanches, s'imagine qu'il ne doit pas cesser de rire. Est-il devant le tribunal, au moment où l'orateur fait couler les larmes de tout un auditoire, il rit; près du bûcher d'un bon fils, lorsque une mère désolée pleure son unique enfant, il rit de même; quoi qu'il arrive, en quelque lieu qu'il soit, quoi qu'il fasse, il rit; c'est là sa maladie : elle n'est pas à mon avis de bon air, ni de bon goût. Je ne sais pas de plus grande sottise qu'un sot rire. CATULLE, Epigr. 36. 2. Oter par. Tour singulier qui passe à la faveur de la symétrie.

3. De leur rendre. La préposition gouverne d'abord un substantif, puis un verbe. L'auteur s'est plusieurs fois servi de cette construction blâmée par les grammairiens. 4. Retranchement. Analyse originale et vraie. La Bruyère connaissait bien la puissance du ridicule, dont il savait si bien se servir.

5. La colère. L'auteur lui-même en est la meilleure preuve : Après avoir rempli son livre de la satire de ses contemporains, il ne comprend pas qu'on ose s'attaquer à lui; il n'a pas assez de colère pour ces Theobalde qui ont eu le mauvais goût de bailler à son discours à l'Académie. Voltaire également, le plus grand et le plus terrible de tous les satiriques, s'emporte avec une verve fort plaisante contre quiconque l'a critiqué et raillé.

[ocr errors]

. D'autrui..

Non ignara mali, miseris succurrere disco.
VIRG. Eneid. 1, 630.

a Mes matheurs m'ont appris à secourir les malheureux.▸

« PreviousContinue »