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mort, afin que la mort même devienne un soulagernent et à ceux qui meurent et à ceux qui restent '.

• A parler humainement, la mort a un bel endroit, qui est de mettre fin à la vieillesse.

La mort qui prévient la caducité arrive plus à propos que celle qui la termine

* Le regret qu'ont les hommes du mauvais emploi du temps qu'ils ont déjà vécu, ne les conduit pas toujours à faire, de celui qui leur reste à vivre, un meilleur usage.

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La vie est un sommeil : les vieillards sont ceux dont le sommeil a été plus long; ils ne commencent à se réveiller que quand il faut mourir. S'ils repassent alors sur tout le cours de leurs années, ils ne trouvent souvent ni vertus, ni actions louables qui les distinguent les unes des autres; ils confondent leurs différents âges; ils n'y voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu'ils ont vécu. Ils ont eu un songe confus, informe, et sans aucune suite; ils sentent néanmoins, comme ceux qui s'éveillent, qu'ils ont dormi longtemps.

* Il n'y a pour l'homme que trois événements: naître, vivre et mourir : il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre".

Il y a un temps où la raison n'est pas encore, où l'on ne vit que par instinct à la manière des animaux, et dont il ne reste dans la mémoire aucun vestige. Il y a un second temps où la raison se développe, où elle est formée, et où elle pourrait agir, si elle n'était pas obscurcie et comme éteinte par les vices de la

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4. A ceux qui restent. Trait de satire d'autant plus amère qu'il est inattendu. 2. Un sommeil. » Pascal a dit: La vie est un songe un peu moins inconstant. 3. Qui les distinguent. Distinguer et compter les années par les actions louables qui les remplissent, est une idee juste et délicate.

4. Longtemps. Montaigne, Pascal, Bossuet se complaisent dans les grandes pensées que l'idée de la mort apporte avec elle; ils y reviennent à chaque instant. La Bruyère n'a fait qu'emeurer le sujet. Son imagination, plus forte que grande, s'attache a la réalité des choses, à ce qui se passe sous nos yeux, et ne va pas au delà, crainte de s'égarer. Il aime mieux observer que mediter.

5. Oublie de vivre. Il serait plus régulier et plus symétrique de dire : « Il ne se sent pas naltre, il oublie de vivre et il souffre à mourir. La construction preferée par l'auteur appelle heureusement l'attention sur le trait principal.

6. Eteinte. Bossuet qui ne voulait point qu'on rabaissât top la raison humaine, et qui a durement traité la satire de Boileau sur l'homine, aurait-il été content de ce assage? Les passions obscurcissent et éteignent, mais quelquefois éclairent et échauffent la raison. Voltaire a dit d'après Platon dont il n'aurait pas du se nuoquer après l'avoir mis en vers:

Tout amour vient du ciel; Dieu nous chérit, il s'aime.

complexion, et par un enchaînement de passions qui se succè dent les unes aux autres, et conduisent jusques au troisième et dernier âge. La raison alors dans sa force devrait produire ; mais elle est refroidie et ralentie par les années, par la maladie et la douleur, déconcertée ensuite par le désordre de la machine, qui est dans son déclin et ces temps néanmoins sont la vie de l'homme '.

Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés ; ils rient et pleurent facilement; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très-petits sujets; ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire. Ils sont déjà des hommes.

* Les enfants n'ont ni passé ni avenir; et, ce qui ne nous arrive guère, ils jouissent du présent.

* Le caractère de l'enfance paraît unique; les mœurs dans cet âge sont assez les mêmes; et ce n'est qu'avec une curieuse attention qu'on en pénètre la différence : elle augmente avec la raison, parce qu'avec celle-ci croissent les passions et les vices, qui seuls rendent les hommes si dissemblables entre eux, et si contraires à eux-mêmes.

Les enfants ont déjà de leur âme l'imagination et la mémoire, c'est-à-dire, ce que les vieillards n'ont plus; et ils en tirent un

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Nous nous aimons dans nous, dans nos biens, dans nos fiis,

Dans nos concitoyens, surtout dans nos amis:

Cet amour nécessaire est l'âme de notre âme;
Notre esprit est porté sur ses ailes de flamme.
Oui, pour nous élever aux grandes actions,
Dieu nous a, par boutė, donné les passions.
Tout dangereux qu'il est, c'est un présent céleste;
L'usage en est heureux, si l'abus est funeste.

Cinquième Discours en vers sur l'homme. 4. La vie de l'homme. Ce caractère est le développement concis et vigoureux de la pensée qui a précédé: L'homme oublie de vivre.

2. Dedaigneux. Ces remarques s'appliquent plus particulièrement aux enfants des grandes familles, que La Bruyère avait pu observer de plus près. Mais il n'aurait sans doute pas fait aussi longue la liste de leurs péchés, s'il n'avait été à la fois précepteur et célibataire 11 juge l'enfant avec la même justesse, mais aussi avec la même sévérité que l'homme. Tout en admirant sa sagacité pénétrante et maligne, on peur regretter qu'elle ne se soit pas ici laissé quelque peu attendrir.

3. Ni avenir. Il aurait fallu dire régulièrement: Les enfants n'ont point de passé et ne songent pas à l'avenir. L'auteur a préféré avec raison un tour plus rapide 4. Unique. Uniforme, le même pour tous.

5.

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Les vieillards. L'auteur met toujours en regard de l'enfance l'âge plus avancé, mêle ainsi le sérieux à l'agréable, et tire parfois de ce contraste des vérités fort

structives.

merveilleux usage pour leurs petits jeux et pour tous leurs amusements: c'est par elles qu'ils répètent ce qu'ils ont entendu dire, qu'ils contrefont ce qu'ils ont vu faire; qu'ils sont de tous métiers, soit qu'ils s'occupent en effet à mille petits ouvrages, soit qu'ils imitent les divers artisans par le mouvement et par le geste; qu'ils se trouvent à un grand festin, et y font bonne chère; qu'ils se transportent dans des palais et dans des lieux enchantés; que, bien que seuls, ils se voient un riche équipage et un grand cortége; qu'ils conduisent des armées, livrent bataille, et jouissent du plaisir de la victoire; qu'ils parlent aux rois et aux plus grands princes; qu'ils sont rois eux-mêmes, ont des sujets, possèdent des trésors qu'ils peuvent faire de feuilles d'arbres ou de grains de sable '; et, ce qu'ils ignorent dans la suite de leur vie, savent à cet âge être les arbitres de leur fortune, et les maîtres de leur propre félicité.

Il n'y a nuls vices extérieurs et nuls défauts du corps qui ne soient aperçus par les enfants; ils les saisissent d'une première vue, et ils savent les exprimer par des mots convenables; on ne nomme point plus heureusement. Devenus hommes, ils sont chargés à leur tour de toutes les imperfections dont ils se sont moqués 3.

L'unique soin des enfants est de trouver l'endroit foible1 de leurs maîtres, comme de tous ceux à qui ils sont soumis. Dès qu'ils ont pu les entamer*, ils gagnent le dessus, et prennent sur eux un ascendant qu'ils ne perdent plus. Ce qui nous fait déchoir une première fois de cette supériorité à leur égard, est toujours ce qui nous empêche de la recouvrer.

4. Grains de sable. Cette petite description est fort gracieuse.

2. Chargés. Expression juste et heureuse.

3. Moqués. Il semble, dit à ce propos Montaigne, que la fortune se joue à nous prendre au mot.

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4. L'endroit foible. Quoique vous veilliez sur vous-même pour n'y laisser rien voir que de bon, n'attendez pas que l'enfant ne trouve jamais aucun défaut en vous; souvent il apercevra jusqu'à vos fautes les plus légères. Saint Augustin nous apprend qu'il avait remarqué, dès son enfance, la vanité de ses maitres sur les études. Ce que Vous avez de meilleur et de plus pressé à faire, c'est de connaître vous-même vos défauts, aussi bien que l'enfant les connoitra, et de vous en faire avertir par des amis sincères. D'ordinaire, ceux qui gouvernent les enfants ne leur pardonnent rien, et se pardonnent tout à eux-mêmes. Cela excite dans les enfants un esprit de critique et de malignité; de façon que quand ils ont vu faire quelque faute à a personne qui les gouverne, ils en sont ravis et ne cherchent qu'à la mépriser. FENELON, de l'Education des Filles, c. 5.

5. ⚫ Entamer. La métaphore du défaut de la cuirasse est heureusement poursuivie.

* La paresse, l'indolence et l'oisiveté, vices si naturels' aux enfants, disparaissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appli qués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne st pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent euxmêmes plusieurs fois une seule chose qu'ils ont manquée : présages certains qu'ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu'ils n'oublieront rien pour leurs plaisirs.

* Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices, les meubles, les hommes, les animaux; aux hommes, les choses du monde paraissent ainsi, et j'ose dire par la mème raison, parce qu'ils sont petits.

* Les enfants commencent entre eux par l'état populaire, chacun y est le maître; et, ce qui est bien naturel, ils ne s'en accommodent pas longtemps, et passent au monarchique. Quelqu'un se distingue, ou par une plus grande vivacité, ou par une meilleure disposition du corps, ou par une connaissance plus exacte des jeux différents et des petites lois qui les composent; les autres lui défèrent, et il se forme alors un gouvernement absolu qui ne roule que sur le plaisir.

* Qui doute que les enfants ne conçoivent, qu'ils ne jugent, qu'ils ne raisonnent conséqueminent? Si c'est seulement sur de petites choses, c'est qu'ils sont enfants, et sans une longue expérience; et si c'est en mauvais termes, c'est moins leur faute que celle de leurs parents ou de leurs maîtres.

* C'est perdre toute confiance dans l'esprit des enfants et leur devenir inutile, que de les punir des fautes qu'ils n'ont point faites, ou même sévèrement de celles qui sont légères. Ils savent

1. Vices si naturels. Est-ce bien la nature qu'il faut en accuser? Fénelon a dit avec beaucoup de raison: Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires: On met tout le plaisir d'un côté, et tout l'ennui de l'autre; tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant? sinop supporter impatiemment cette règle, et courir ardemment après les jeux. Tâchons done de changer cet ordre: rendons l'étude agréable; cachons-la sous l'apparence de la liberté et du plaisir. De l'Education des Filles, c. 5.

2. Conséquemment. Avec logique.

3. Punir. Fenelon dit avec sa bonté et son sens accoutumés: Si le sage a toniours recommandé aux parents, de tenir la verge assidument levée sur les enfants; s'il a dit qu'un père qui se joue avec son fils pleurera dans la suite, ce n'est pas qu'il ait blámé une éducation douce et patiente; il condamne seulement ces parents faibles et inconsidérés, qui flattent les passions de leurs enfants, et qui ne cherchent qu'à s'en divertir pendant leur enfance. » De l'Education des Filles, c. 5. - Et Montaigne: Ostez-moy la violence et la force; il n'est rien, à mon advis, qui abastardisse et estourdisse si fert une nature Lien nce. Essais. 1, 25

précisément, et mieux que personne, ce qu'ils méritent, et ils ne méritent guère que ce qu'ils craignent. Ils connaissent si c'est à tort ou avec raison qu'on les châtie, et ne se gâtent pas moins par des peines mal ordonnées que par l'impunité.

* On ne vit point assez pour profiter de ses fautes, on en commet pendant tout le cours de sa vie ; et tout ce que l'on peut faire à force de faillir, c'est de mourir corrigé.

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Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter de faire une sottise.

* Le récit de ses fautes est pénible; on veut les couvrir 2, et en charger quelque autre. C'est ce qui donne le pas au directeur sur le confesseur.

* Les fautes des sots sont quelquefois si lourdes et si difficiles à prévoir, qu'elles mettent les sages en défaut, et ne sont utiles qu'à ceux qui les font.

* L'esprit de parti abaisse les plus grands hommes jusques aux petitesses du peuple.

* Nous faisons, par vanité ou par bienséance, les mêmes choses et avec les mêmes dehors que nous les ferions par inclination ou par devoir. Tel vient de mourir à Paris de la fièvre qu'il a gagnée à veiller sa femme, qu'il n aimait point *.

* Les hommes, dans le cœur, veulent être estimés, et ils cachent avec soin l'envie qu'ils ont d'être estimés; parce que les hommes veulent passer pour vertueux, et que vouloir tirer de la vertu tout autre avantage que la même vertu, je veux dire l'estime et les louanges, ce ne serait plus être vertueux, mais aimer l'estime et les louanges, ou être vain; les hommes sont très-vaius, et ils ne haïssent rien tant que de passer pour tels'.

4. « Rafraîchisse le sang. Voyez la notice de Suard, er. tête du volume.

2. Les couvrir. Les cacher, les dissimuler.

3. En défaut. Encore une excellente locution empruntée à la chasse.

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4. Qu'il n'aimait point. Le héros de ce devouement par bienséance est le prince de Conti, neveu du grand Condé, qui s'était distingué dans la guerre de Hongrie. Sa femme, qu'il n'aimait pas, tomba malade de la petite vérole; il s'enferma avec elle et lui donna tous ses soins. Elle en guerit, et il en mourut (1685). Il faut ajouter que la princesse de Conti était Mademoiselle de Blois, fille légitimée de Louis XIV.

5. Dans le cœur. Il faudrait dans leur cœur ; ce qui a sans doute paru trop dur. 6. La même vertu » pour la vertu même. Cette construction n'est pas restée dans la langue, malgré le vers du Cid (11, 2) :

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu?

7. Pour tels. L'observation est bien juste, mais l'explication subtile. Pascal a ontré d'une manière fort originale comment celui qui ambitionne trop ouvertement

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