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un fils naturel, sous le nom et le personnage d'un valet; et quoiqu'il veuille le dérober à la connaissance de sa femme et de ses enfants, il lui échappe de l'appeler son fils dix fois le jour. Il a pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalques ne se sont jamais mésalliés. Enfin, il n'est ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation: il pense et il parle tout à la fois; mais la chose dont il parle est rarement cello à laquelle il pense; aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite. Où il dit non, souvent il faut dire oui, et où il dit oui, croyez qu'il veut dire non. Il a, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s'en sert point; il ne regarde ni vous, ni personne, ni rien qui soit au monde ; tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment : C'est vrai: Bon! Tout de bon? Oui-dà! Je pense qu'oui : Assurément: Ah, ciel! et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paraît être : il appelle sérieusement son laquais monsieur; et son ami, il appelle la Verdure; il dit Votre Révérence 1 à un prince du sang, et Votre Altesse à un jésuite. Il entend la messe : le prêtre vient à éternuer, il lui dit : Dieu vous assiste. Il se trouve avec un magistrat cet homme, grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un évenement, et lui demande si cela est ainsi; Ménalque lui répond : Oui, mademoiselle. Il revient une fois de la campagne : ses laquais en livrée entreprennent de le voler, et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les cir

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1. Votre révérence. La Clef attribue une réponse analogue à l'abbé de Maury, aumonier de Mademoiselle de Montpensier, et sujet à une infinité d'absences d'esprit. 2. Ses laquais. Madame de Sévigné écrit à sa fille : « Brancas versa, il y a trois ou quatre jours, dans un fossé; il s'y établit si bien, qu'il demandoit à ceux qui ellèrent le secourir, ce qu'ils désiroient de son service: toutes ses glaces étoient cassées, et sa tête l'auroit elé, s'il n'étoit plus heureux que sage toute cette aventure n'a fait aucune distraction à sa rêverie. Je lui ai mandé ce matin que je lui apprenois qu'il avoit versé, qu'il avoit pensé se rompre le cou, qu'il étoit le seul dans Paris qui ne sût point cette nouvelle, et que je lui en voulois marquer mon inquiétude : j'attends sa réponse. 10 avril 1674

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constances, et il leur dit : Demandez à mes gens, ils y étaient '. * L'incivilité n'est pas un vice de l'âme, elle est l'effet de plusieurs vices: de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n en est que plus haissable, parce que c'est toujours un défaut visible et manifeste. Il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit.

* Dire d'un homme colère, inégal, querelleux, chagrin, pointilleux, capricieux : c'est son humeur, n'est pas l'excuser, comme on le croit; mais avouer, sans y penser, que de si grands défauts sont irremédiables.

Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes; ils devraient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'ètre bons, mais qu'ils doivent encore paraître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-àdire, à être des hommes. L'on n'exige pas' • des âmes malignes qu'elles aient de la douceur et de la souplesse; elle ne leur manque jamais, et elle leur sert de piége pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices. L'on désirerait de ceux qui ont un bon cœur, qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complai

4. Ils y étalent. La Bruyère a voulu égayer son ouvrage par ce caractère qui est presque du genre bouffon. On lui a reproché l'exagération de quelques passages. Mais le lecteur pardonne facilement à qui le divertit: Regnard a tire de ce morceau sa jolie comédie Ju Distrait.

2. De la sotte vanité. L'incivilité est-elle encore de notre temps un vice aussi grand et aussi irrémissible? Le mot même est devenu moins usité à mesure que la chose devenait plus commune et moins remarquable.

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3. Pour ne se répandre. Quoiqu'elle ne se répande. Ce tour assez obscur est tout à fait hors d'usage. Molière a dit de mème :

Ah! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme.
Le Tartuffe, III, 3.

4. Querelleux. Nous disons aujourd'hui : querelleur. L'orthographe et la prononciation de La Bruyère étaient celles de la cour, qui ne faisait pas sentir l'r final dans les substantifs terminés en eur. Encore aujourd'hui, en termes de chasse, on ne prononce jamais autrement que des piqueur. Dans le siècle dernier, où l'on se servait beaucoup de chaises à porteurs, un homme de cour disait mes porteux.

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5. Humeur. Soyez en garde contre votre humeur; c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous, jusqu'à la mort; il entrera dans vos conseils et vous trahira si vous l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes; elle donne des inclinations et des aversions d'enfant, au préjudice des plus grands intérêts; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, foible, vil, insupportable. Défiez-vous de cet ennemi. Télémaque, XVIII.

6. L'on n'exige pas. On n'a pas besoin d'exiger.

7. Pliants. Precepte souvent répéte par les écrivains du XVIIe siècle, et qui a inspiré un chef-d'œuvre à Molière. J.-J. Rousseau ne comprenait déjà plas le misau

sants; et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir.

* Le commun des hommes va de la colère à l'injure : quelquesuns en usent autrement : ils offensent, et puis ils se fâchent; la surprise où l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment.

* Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger et n'en rien faire'; la chose la plus prompte et qui se présente d'abord, c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.

* Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des hommes en général, et de chacun d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde.

* Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père.

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* Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait assez d'esprit : un génie qui est droit et perçant conduit enfin à la règle, à la probité, à la vertu. Il manque du sens et de la pénétration à celui qui s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux; l'on cherche en vain à le corriger par des traits de satire qui le désignent aux autres, et où il ne se reconnaît pas lui-même; ce sont des injures dites à un sourd. Il serait désirable, pour le plaisir des honnêtes gens et pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le fût pas au point d'être privé de tout sentiment.

thrope. Il ne concevait pas assez vivement la nécessité pour la vertu d'être aimable. Voyez ce que notre auteur a écrit de la politesse, page 13. Montaigne (1, 25) a dit · La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouissance constante.

4. N'en rien faire. Il semble que la grandeur leur donne un autre cœur, plus dur et plus insensible que celui du reste des hommes; que plus on est à portée de soulager des malheureux, moins on est touché de leurs misères; que plus on est le maltre de s'attirer l'amour et la bienveillance des hommes, moins on en fait cas; el qu'il suffit de pouvoir tout, pour n'être touché de rien. MASSILLON, Pelit Carême, quatrième dimanche, page 91 de l'édition annotée par M. Deschanels.

2. Le père. Il est fâcheux que cette pensée juste soit gåtée par cette généalogie tout à fait digne des précieuses. Trissotin dit à Philaminte en lui présentant son sonnet Votre approbation lui peut servir de mère.

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3. Ait assez d'esprit. Contrairement à la maxime de La Rochefoucauld: « Il y a des héros en mal comme en bien. »

4. Par des traits de satire. La seconde partie de ce caractère n'est point la suite et le développement de la première; elle renferme une pensée tout à fait distincte, et qu'il aurait fallu exprimer à part. Ce défaut est rare dans La Bruyère.

5. Il serait désirable que. Ce tour, dit un critique contemporain, est nouveau ; on tear qui voudra se conformer à l'usage, continuera d'écrire: «Il serait à désirer que..

* Il y a des vices que nous ne devons à personne, que nous apportons en naissant, et que nous fortifions par l'habitude; il y en a d'autres que l'on contracte, et qui nous sont étrangers. L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles, de la complaisance, et tout le désir de plaire; mais, par les traitements que l'on reçoit de ceux avec qui l'on vit ou de qui l'on dépend, l'on est bientôt jeté hors de ses mesures et même de son naturel; l'on a des chagrins, et une bile que l'on ne se connaissait point; l'on se voit une autre complexion, l'on est enfin étonné 3 de se trouver dur et épineux.

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* L'on demande pourquoi tous les hommes ensemble ne composent pas comme une seule nation, et n'ont point voulu parler une même langue, vivre sous les mêmes lois, convenir entre eux des mêmes usages et d'un même culte ; et moi, pensant à la contrariété des esprits, des goûts et des sentiments, je suis étonné de voir jusques à sept ou huit personnes se rassembler sous un même toit, dans une même enceinte, et composer une seule famille *.

* Il y a d'étranges pères, et dont toute la vie ne semble occupée qu'à préparer à leurs enfants des raisons de se consoler de leur mort".

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* Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un courage fier,

4. De ses mesures. On ne peut suivre la conduite qu'on s'était tracée.

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2. Des chagrins. Ce mot a ici le même sens que dans cette phrase de SaintEvremond: Caton va droit au bien, mais d'un air farouche; l'austérité de ses mœurs est inséparable de l'intégrité de sa vie; il mèle le chagrin de son esprit et la dureté de ses manières avec l'utilité de sus conseils. Observations sur Salluste. - Le substantif chagrin a perdu ce sens, et c'est fâcheux; l'adjectif l'a conservé: un esprit difficile et chagrin.

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. Etonné. »

Miraturque novas frondes, et non sua poma. VIRGILE, Georg. vii. 82. .Etonné de son nouveau feuillage et des fruits qui lui sont étrangers.» 4. Une seule famille.» Ce trait paraîtrait d'une misanthropie chagrine, si l'auteur ne l'avait fait heureusement contraster avec l'exagération en sens contraire qui précède. 5. Mort. Dans le Festin de Pierre, Don Juan dit de son père Hé! mourez le plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j'enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils. IV, 7. — On ne supporterait pas de nos jours cette sortie indécente, ni même la pensée de La Bruyère.

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6. Tout est étranger. La Bruyère répète ici avec un peu plus de développement ce qu'il vient de dire un peu plus haut

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Courage ne signifie pas seulement valeur, hardiesse; il se prend souvent dans le sens d'animus, disposition vive et déterminée de l'âme.

et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l'on se trouve, la loi de la nécessité, forcent la nature, et y causent ces grands changements. Ainsi, tel homme au fond et en luimême ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l'alterent, le changent, le bouleversent; il n'est point précisément ce qu'il est, ou ce qu'il paraît être.

* La vie est courte et ennuyeuse; elle se passe toute à désirer : l'on remet à l'avenir 1 son repos et ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les désirs : on en est là quand la fièvre nous saisit et nous éteint'; si l'on eùt guéri, ce n'était que pour désirer plus longtemps.

* Lorsqu'on désire, on se rend à discrétion à celui de qui l'on espère: est-on sûr d'avoir? on temporise, on parlemente, on capitule.

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Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et si essentiel à tout ce qui est un bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend facile devient suspecte. L'on comprend à peine ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin que l'on se propose. L'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement.

* L'homme qui dit qu'il n'est pas né heureux pourrait du moins le devenir par le bonheur de ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette dernière ressource.

4. A l'avenir. Montaigne dit en fort beaux termes (Essais, 1, 3): Nous ne sommes jamais chez nous; nous sommes tousjours au delà: la crainte, le desir, l'esperance, nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.Et Pascal: Le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe; et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort qui en est le comble eternel.

2. La santé et la jeunesse. Construction élégante, à la manière des anciens, qui force l'attention à se porter sur les mots principaux.

3.Eteint. Métaphore heureuse et originale. On fait un plus fréquent emploi du réfléchi s'éteindre, au figuré.

4. On capitule.» « On tire plus de services par les promesses que par les présents; car les hommes se mettent en état de mériter ce qu'ils espèrent de nous; mais ils ne savent gré qu'à eux-mêmes de ce qu'ils reçoivent; ils le font passer pour une recompense de leurs peines, ou pour un effet de leur industrie.» SAINT-EVREMOND. 5. Se rend facile. Se montre, devient :

Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit.

MOLIÈRE, Le Tartuffe, 1, 4.

Plusieurs, dans la crainte d'être trop faciles, se rendent inflexibles à ia raison.. BusSUET, Oraison funèbre de la duchesse d'Orléans.

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