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qui la possède. Que sert en effet au bien des peuples et à la douceur de leurs jours, que le prince place les bornes de son empire au delà des terres de ses ennemis; qu'il fasse de leurs souverainetés des provinces de son royaume; qu'il leur soit également supérieur par les siéges et par les batailles, et qu'ils ne soient devant lui en sûreté ni dans les plaines ni dans les plus forts bastions; que les nations s'appellent les unes les autres, se liguent ensemble pour se défendre et pour l'arrêter; qu'elles se liguent en vain, qu'il marche toujours et qu'il triomphe toujours; que leurs dernières espérances soient tombées par le raffermissement d'une santé qui donnera au monarque le plaisir de voir les princes ses petits-fils soutenir ou accroître ses destinées, se mettre en campagne, s'emparer de redoutables forteresses et conquérir de nouveaux États; commander de vieux et expérimentés capitaines, moins par leur rang et 'eur naissance que par deur génie et leur sagesse ; suivre les traces augustes de leur victorieux père, imiter sa bonté, sa docilité, son équité, sa vigilance, son intrépidité? Que me servirait, en un mot, comme a tout le peuple, que le prince fût heureux et comblé de gloire par lui

ne consiste pas à faire tout par lui-même; c'est une vanité grossière que d'espérer d'en venir à bout, ou de vouloir persuader au monde qu'on en est capable. Vouloir examiner tout par soi-même, c'est défiance, c'est petitesse, c'est se livrer à une jalousie pour les détails, qui consume le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour les grandes choses. Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé, il faut penser à son aise dans un entier dégagement d'affaires épineuses. Un esprit épuisé par les détails est comme la lie du vin qui n'a plus ni force ni delicatesse. Ceux qui gouvernent par le détail sont toujours déterminés par le présent, sans étendre leurs vues dans un avenir éloigné; ils sont entraînés par l'affaire du jour où ils sont, et cette affaire étant seule à les occuper, elle les frappe trop, elle rétrécit leur esprit; car on ne juge sainement les affaires que quand on les compare toutes ensemble, et qu'on les place toutes dans un certain ordre, afin qu'elles aient de la suite et de la proportion. Manquer à suivre cette règle dans le gouvernement, c'est ressembler à un miusicien qui se contenterait de trouver des sons harmonieux, et qui ne se mettrait point en peine de les unir et de les accorder pour en composer une musique douce et touchante. Télémaque, XVII. - Remarquez que la douceur et l'agrément du style ne dissimule pas tout ce qu'il y a d'amer et de violent dans cette satire.

4. Que sert. La louange par prétérition est chose très-commune. L'auteur a su habilement renouveler cette figure.

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2. S'appellent. Ce langage original et magnifique rappelle le style don! Racine a parlé de Dieu même :

Que peuvent contre lui tous les rois de la terre?
En vain ils s'uniraient pour lui faire la guerre :
Pour dissiper leur ligue, il n'a qu'à se montrer;
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.

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Esther, 1, 3.

3. Sante. Le roi avait été opéré de la fistule en 1686.
4. Accroftre ses destinées. Expression hardie et poétique.
5. Père. Le dauphin. Voyez le chapitre x11 des Jugements

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même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable si, triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression ou dans l'indi gence; si, à couvert des courses de l'ennemi, je me trouvais exposé dans les places ou dans les rues d'une ville au fer d'un assassin; et que je craignisse moins dans l'horreur de la nuit d'être pillé ou massacré dans d'épaisses forêts, que dans ses carrefours; si la sûreté, l'ordre et la propreté ne rendaient pas le séjour des villes si délicieux, et n'y avaient pas amené, avec l'abondance, la douceur de la société; si, faible et seul de mon parti, j'avais à souffrir dans ma métairie du voisinage d'un grand, et si l'on avait moins pourvu à me faire justice de ses entreprises, si je n'avais pas sous ma main autant de maîtres, et d'excellents maîtres, pour élever mes enfants dans les sciences ou dans les arts qui feront un jour leur établissement; si, par la facilité du commerce, il m'était moins ordinaire de m'habiller de bonnes étoffes 3, et de me nourrir de viandes saines, et de les acheter peu ; si enfin, par les soins du prince, je n'étais pas aussi content de ma fortune qu'il doit lui-même, par ses vertus, l'être de la sienne?

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Les huit ou les dix mille hommes sont au souverain comme une monnaie dont il achète une place ou une victoire: s'il fait qu'il lui en coûte moins, s'il épargne les hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui connaît mieux qu'un autre le prix de l'argent. * Tout prospère dans une monarchie où l'on confond les intérêts de l'État avec ceux du prince.

* Nommer un roi père du PEUPLE', est moins faire son éloge que l'appeler par son nom, ou faire sa définition.

* Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain : quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles, je ne le déciderai pas. Il s'agit de

1 « Dans, » trop souvent répété dans cette phrase, est une négligence que l'auteur aurait facilement pu corrigerr.

2. Massacré. Voyez la satire 11 de Boileau, sur les embarras de Paris La Bruyère n'a pas dédaigné de faire entrer dans l'éloge du roi et de mettre en parallèle avec ses victoires, les mêmes traits et les mêmes circonstances, que des critiques trop dédaigneux ont reproché à Boileau d'avoir orné sa poésie.

3. «Etoffes

Voyez l'épitre I à Boileau; elle est in itulée: Au Roi contre les ecnquêtes. Le roi la lut, l'admira et n'en continua pas moins à faire la guerre.

4. Père du peuple. Les états de Tours donnèrent ce titre à Louis XII, qui n'en était point indigne 1506)

5. Retour de devoirs. » Excellente expression. Nous dirons un peu lourdement réciprocité.

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juger, d'un côté, entre les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l'obéissance, de la dépendance; et, d'un autre, les obligations indispensables de bonté, de justice, de soins, de défense, de protection. Dire qu'un prince est arbitre de la vie des hommes, c'est dire seulement que les hommes, par leurs crimes, deviennent naturellement soumis aux lois et à la justice, dont le prince est le dépositaire : ajouter qu'il est maître absolu de tous les biens de ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c'est le langage de la flatterie ', c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie.

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* Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur; le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage si elles se dispersent, il les rassemble; si un loup avide paraît, il lâche son chien ✦, qui le met en fuite; il les nourrit, il les défend. L'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil. quels soins! quelle vigilance! quelle servitude! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve

D

4. Le langage de la flatterie. C'était pourtant l'opinion de Louis XIV lui-même. « Les rois, dit-il, sont seigneurs absolus, et out naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens, qui sont possédés aussi bien par les gens d'église que par les séculiers. Mémoires, t. 11, p. 421. - Villeroy, gouverneur du jeune Louis XV, disait en lui montrant des fenêtres de Versailles la campagne et le peuple: Tout cela, sire,

est à vous.

2. Quand vous voyez. » Morceau célèbre et justement admiré. La comparaison du troupeau et du berger est fort ancienne; Homère appelle déjà les rois, pasteurs des peuples. Les figures, les métaphores et les idées les plus vulgaires ne sont telles, qu'à cause de leur excessive justesse qui les a fait adopter de tout le monde. Lorsqu'un écrivain sait les renouveler et les rendre originales à force de perfection, elles plaisent doublement, par la vérité que nous y connaissions depuis longtemps, et par l'agrément que nous sommes étonnés d'y rencontrer.

3. Une herbe menue.

et bien sentie!

4. Il lache son chien.
et rappellent la nature.
5. Qu'avec le soleil.
6. Pour le troupeau! »

La description est rapide, mais comme elle est gracieuse

L'auteur excelle dans ces détails qui représentent au vrai

Tournure élégante et presque poétique

L'ane passait auprès; et se mirant dans l'eau,
Il rendait grâce au ciel en se trouvant si beau
Pour les ànes, dit-il, le ciel a fait la terre;

des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince'. Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or et de pierrcries, la houlette d'or en ses mains; son chien a un collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or et de soie. Que sert tant d'or à son troupeau ou contre les loups?

* Quelle heureuse place que celle qui fournit dans tous les instants l'occasion à un homme de faire du bien à tant de milliers d'hommes! quel dangereux poste que celui qui expose à tous moments un homme à nuire à un million d'hommes !

* Si les hommes ne sont point capables sur la terre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse et plus sensible que de connaître qu'ils sont aimés; et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples?

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* Il y a peu de règles générales et de mesures certaines pour bien gouverner; l'un suit le temps et les conjonctures, et cela roule sur la prudence et sur les vues de ceux qui règnent. Aussi le chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement; et ce ne serait peut-être pas une chose possible, si les peuples, par l'nabitude où ils sont de la dépendance et de la soumission, ne faisaient la moitié de l'ouvrage.

* Sous un très-grand roi, ceux qui tiennent les premières places n'ont que des devoirs faciles, et que l'on remplit sans nulle peine : tout coule de source; l'autorité et le génie du prince leur aplanissent les chemins, leur épargnent les difficultés, et font tout prospérer au delà de leur attente: ils ont le mérite de subalternes 3.

* Si c'est trop de se trouver chargé d'une seule famille', 4. si c'est assez d'avoir à répondre de soi seul; quel poids, quel accablement que celui de tout un royaume! Un souverain est-il payé de ses peines par le plaisir que semble donner une puissance

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L'homme est né mon esclave, il me panse, il me ferre,
Il m'étrille, il me lave, ii prévient mes désirs.

VOLTAIRE, Sixième Discours en vers.

1. S'il est bon prince. Trait satirique qui suffit pour montrer combien peu la réalité ressemble à cette peinture de l'âge d'or.

2. Cela roule sur les vaes est une tournure peu élégante.

3. Subalternes. Ces flatteries sont indignes de La Bruyère. Colbert et Louvois étaient autre chose que des subalternes, et leurs successeurs ne firent que trop voir qu'il ne suffisait pas du genie et de l'autorité du prince pour aplanir tous les chemins Voyez page 204, note 4.

4. Seule famille. Voyez page 52, note 3.

5. Quel accablement. Expression énergique qui ne s'emploie plus guère dans

ce sens.

absolue, par toutes les prosternations des courtisans? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique; jo repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin; je sais qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l'excuse pas et je me dis à moi-même Voudrais-je régner? Un homme un peu heureux dans une condition privée, devrait-il y renoncer pour une monarchie? N'est-ce pas beaucoup, pour celui qui se trouve en placo par un droit héréditaire, de supporter' d'ètre né roi ?

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* Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner? l'ae naissance auguste, un air d'empire et d'autorité, un visage 3 qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect dans le courtisan. Une parfaite égalité 3 d'humeur, un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point; ne faire jamais ni menaces, ni reproches; ne point céder à la colère, et être toujours obéi. L'esprit facile, insinuant; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très-propre à se faire des amis, des créatures et des alliés; être secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans ses projets. Du sérieux et de la gravité dans le public; de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des

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4. Supporter. L'auteur en quelques lignes a exprimé la pensée que Fénelon a si bien développée dans le Télémaque.

2. Que de dons du ciel. L'éloge du roi faisait une partie nécessaire de toute espèce d'ouvrages. Il servait souvent à faire passer des hardiesses, qu'on n'eût point autrement acceptées, le Tartuffe de Molière, les Satires de Boileau, les Caractères de notre auteur. Ce n'était point chez ces grands esprits calcul de prudence ou d'adulation. Le roi représentait pour eux con.me pour lui-même la patrie, la France, aigne de leur amour et de leur respect, lorsque tout le reste était abandonné à leur satire. La Bruyère, suivant l'heureuse expression de Suard, séparait toujours Louis XIV des grands dont il etait entouré, et l'unissait toujours à la nation dont il était séparé. 3. Un visage. C'est à quoi Racine fait allusion dans ces vers qui durent singalièrement flatter Louis XIV:

Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte
L'auguste majesté sur votre front empreinte.
Esther, II, 7.

Le roi récompensa magnifiquement un brave officier qui venait lui présenter une demande, et qui se trouva intimidé et tout interdit devant lui.

4.

5.

Remplisse la curiosité. Expression neuve et précise.

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Egalité. On connait l'anecdote de la canne, que le roi jeta par la ferêtre, pour ne s'en point servir contre un de ses officiers.

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