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gres contre l'empereur; que le Grand Seigneur arme puissam ment, ne veut point de paix, et que son vizir va se montrer une autre fois aux portes de Vienne : il frappe des mains, et il tressaille sur cet événement, dont il ne doute plus. La triple alliance' chez lui est un Cerbère, et les ennemis autant de monstres à assommer. Il ne parle que de lauriers, que de palmes, que de triomphes, et que de trophées. Il dit dans le discours familier : Notre auguste héros, notre grand potentat, notre invincible monarque. Réduisez-le, si vous pouvez, à dire simplement : Le roi a beaucoup d'ennemis; ils sont puissants, ils sont unis, ils sont aigris. Il les a vaincus, j'espère toujours qu'il les pourra vaincre. Ce style, trop ferme et trop décisif pour Démophile, n'est pour Basilide ni assez pompeux, ni assez exagéré : il a bien d'autres expressions en tête; il travaille aux inscriptions des arcs et des pyramides qui doivent orner la ville capitale un jour d'entrée; et, dès qu'il entend dire que les armées sont en présence ou qu'une place est investie, il fait déplier sa robe et la mettre à l'air, afin qu'elle soit toute prête pour la cérémonie de la cathédrale ".

* Il faut que le capital d'une affaire qui assemble dans une ville les plénipotentiaires ou les agents des couronnes et des républiques, soit d'une longue et extraordinaire discussion, si elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas que les seuls préliminaires, mais que le simple règlement des rangs, des préséances et des autres cérémonies.

1. Sur. A propos de, à cause de; c'est ainsi que l'on dit plus ordinairement. .Et là-dessus il frappe des mains, il tressaille.

2. La triple alliance.» L'Angleterre, la Hollande et l'Empire.

3. Cathédrale » Montesquieu a fort élégamment traité le même sujet : Les nouvellistes s'assemblent dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très-inutiles a l'Etat, et leurs discours de cinquante ans n'ont pas un effet différent de celui qu'aurait pu produire un silence aussi long: cependant ils se croient considérables, parce qu'ils s'entretiennent de projets magnifiques, et traitent de grands intérêts. La base de leurs conversations est une curiosite frivole et ridicule: il n'y a point de cabinet si mystérieux qu'ils ne prétendent penétrer; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose. A peine ont-ils épuisé le présent, qu'ils se préci pitent dans l'avenir; et, marchant au-devant de la Providence, ils la previennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main; et, après l'avoir loué de mille sottises qu'il n'a pas faites, ils lui en préparen mille autres qu'il ne fera pas. Ils font voler les armées comme des grues, et tomber les murailles comme des cartons : ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brùlants: il ne leur manque que le bon sens.. Ce morceau est piquant et ingénieux. Mais on n'y retrouve pas la verve dramatique de La Bruyère qui ne définit pas seulemen son original, mais l'anime, le fait agir et parler au naturel devant nous.

4. Des préséances. Une querelle étant survenue à ce sujet entre les ambassa

Le ministre 1 ou le plénipotentiaire est un caméléon, est un Protée. Semblable quelquefois à un joueur habile, il ne montre ni humeur, ni complexion 2, soit pour ne point donner lieu aux conjectures ou se laisser pénétrer, soit pour ne rien laisser échapper de son secret par passion ou par faiblesse. Quelquefois aussi il sait feindre le caractère le plus conforme aux vues qu'il a et aux besoins où il se trouve, et paraître tel qu'il a intérêt que les autres croient qu'il est en effet. Ainsi, dans une grande puissance ou dans une grande faiblesse qu'il veut dissimuler3, il est ferme et inflexible, pour ôter l'envie de beaucoup obtenir; ou il est facile, pour fournir aux autres les occasions de lui demander, et se donner la même licence. Une autre fois, ou il est profond et dissimulé, pour cacher une vérité en l'annonçant, parce qu'il lui importe qu'il l'ait dite, et qu'elle ne soit pas crue; ou il est franc et ouvert, afin que lorsqu'il dissimule ce qui ne doit pas être su, l'on croie néanmoins qu'on n'ignore rien de ce que l'on veut savoir, et que l'on se persuade qu'il a tout dit. De même, ou il est vif et grand parleur pour faire parler les autres, pour empêcher qu'on ne lui parle de ce qu'il ne veut pas ou de ce qu'il ne doit pas savoir, pour dire plusieurs choses différentes qui se modifient ou qui se détruisent les unes les autres, qui confondent dans les esprits la crainte et la confiance, pour se défendre d'une ouverture qui lui est échappée par une autre qu'il aura faite; ou il est froid et taciturne, pour jeter les autres dans l'engagement de parler 1, pour écouter longtemps, pour être écouté quand il parle, pour parler avec ascendant et avec poids, pour faire des promesses ou des

deurs de France et d'Espagne à la cour de Londres, dans laquelle l'escorte française fut maltraitée, Louis XIV menaça de la guerre Philippe IV, s'il ne lui faisait réparation (1662). Il serait difficile de blâmer cette susceptibilité.

4. Le ministre. La Bruyère s'est longuenient étendu sur ce caractère. Les brigues, les cabales perpetuelles dans une cour où l'on voyait les mêmes hommes pousser à l'excès l'orgueil et la servilité, la politesse et l'envie, où l'on avait tant d'amis et d'ennemis à ménager, étaient une excellente préparation aux finesses de la diplomatie. L'habileté des negociateurs qui servaient Louis XIV, et parmi lesquels on comptait Lionne, de Torcy, de Croissy, le marquis d'Avaux, etc., était aussi grande et aussi utile que celle de ses généraux : La France, disait un ambassadeur anglais, a le don de persuader ce qu'il lui plaît dans toutes les cours de la chrétienté.

2. Complexion.Se prend en mauvaise part pour une humeur bourrue et fantasque. On ne saurait vivre avec cet homme-là, à cause qu'il a d'étranges complexions. FURETIÈRE. Ce sens est tout à fait tombé en désuétude,

3. Dans une grande foiblesse qu'il veut dissimuler. Tournure lourde et pénible. 4. Jeter dans l'engagement de parler. » Voilà qui est bien recherché.

5. Avec poids.» Bossuet, dans l'Oraison funèbre de Marie-Thérèse, oppose avec bouheur la pénétration de Mazarin à la lenteur de D. Luis de Haro: Ile éternellement

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menaces qui portent un grand coup et qui ébranlent. Il s'ouvre et parle le premier, pour, en découvrant les oppositions, les contradictions, les brigues et les cabales des ministres étrangers sur les propositions qu'il aura avancées, prendre ses mesures et avoir la réplique; et dans une autre rencontre il parle le dernier, pour ne point parler en vain, pour être précis, pour connaître parfaitement les choses sur quoi il est permis de faire fond pour lui ou pour ses alliés, pour savoir ce qu'il doit demander et ce qu'il peut obtenir. Il sait parler en termes clairs et formels; il sait encore mieux parler ambigument, d'une manière enveloppée, user de tours ou de mots équivoques qu'il peut faire valoir, ou diminuer dans les occasions et selon ses intérêts. Il demande peu quand il ne veut pas donner beaucoup. Il demande beaucoup pour avoir peu, et l'avoir plus sûrement. Il exige d'abord de petites choses, qu'il prétend ensuite lui devoir être comptées pour rien, et qui ne l'excluent pas d'en demander une plus grande; et il évite au contraire de commencer par obtenir un point important, s'il l'empêche d'en gagner plusieurs autres de moindre conséquence, mais qui tous ensemble l'emportent sur le premier. Il demande trop pour être refusé, mais dans le dessein de se faire un droit ou une bienséance de refuser lui-même ce qu'il sait bien qu'il lui sera demandé, et qu'il ne veut pas octroyer: aussi soigneux alors d'exagérer l'énormité de la demande, et de faire convenir, s'il se peut, des raisons qu'il y a de n'y pas entendre *, que d'affai

mémorable par les conférences de deux grands ministres; où l'on vit développer toutes les adresses et tous les secrets d'une politique si différente; où l'un se donnait du poids par sa lenteur, et l'autre prenait l'ascendant par sa pénétration. ■ Page 406 de l'édition annotée de M. A. Didier.

4. Pour, en découvrant. du Palais.

Tournure lourde et qu'on n'emploie que dans le style

2. Diminuer. Il se sert d'expressions équivoques dont il peut augmenter ou diminuer la valeur. Quelquefois, dit Montesquieu, les Romains abusaient de la subtilité des termes de leur langue. Ils detruisirent Carthage, disant qu'ils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait comment les Etoliens, qui s'etaien abandonnes à leur foi, furent trompés les Romains prétendirent que la signification de ces mots, s'abandonner à la foi d'un ennemi, emportait la perte de toutes sortes de choses, des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même.. Grandeur et décadence, etc., ch. vi, p. 47 de l'édition annotée par M. Ch. Dezobry. 3. Ne l'excluent pas d'en demander. Exclure ne se construit pas avec un Infinitif.

4. L'énormité de la demande sens, et fort expressive.

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Expression neuve du temps de La Bruyère, en ce

5. N'y pas entendre. Tournure latine tombée en désuétude. « Entendre signifie quelquefois prêter l'oreille, consentir à quelque proposition. On lui a offert cet emploi, il y veut bien entendre. Il ne veut entendre à aucun accommodement. ■ FURETIÈRE.

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blir celles qu'on prétend avoir de ne lui pas accorder ce qu'il sollicite avec instance; également appliqué à faire sonner haut et à grossir dans l'idée des autres le peu qu'il offre, et à mépriser ouvertement le peu que l'on consent de lui donner. Il fait de fausses offres, mais extraordinaires, qui donnent de la défiance, et obligent de rejeter ce que l'on accepterait inutilement; qui lui sont cependant une occasion de faire des demandes exorbitantes, et mettent dans leur tort ceux qui les lui refusent. Il accorde plus qu'on ne lui demande, pour avoir encore plus qu'il ne doit donner. Il se fait longtemps prier, presser, importuner sur une chose médiocre, pour éteindre les espérances et ôter la pensée d'exiger de lui rien de plus fort; ou s'il se laisse fléchir jusques à l'abandonner 3, c'est toujours avec des conditions qui lui font partager le gain et les avantages avec ceux qui reçoivent. Il prend directement ou indirectement l'intérêt d'un allié, s'il y trouve son utilité et l'avancement de ses prétentions. Il ne parle que de paix, que d'alliances, que de tranquillité publique, que d'intérêt public; et en effet, il ne songe qu'aux siens, c'est-à-dire à ceux de son maître ou de sa république. Tantôt il réunit quelques-uns qui étaient contraires les uns aux autres, et tantôt il divise quelques autres qui étaient unis: il intimide les forts et les puissants, il encourage les faibles. Il unit d'abord d'intérêt plusieurs faibles contre un plus puissant, pour rendre la balance égale; il se joint ensuite aux premiers pour la faire pencher, et il leur vend cher sa protection et son alliance. Il sait intéresser ceux avec qui il traite, et par un adroit manége, par de fins et de subtils détours, il leur fait sentir leurs avantages particuliers, les biens et les honneurs qu'ils peuvent espérer par une certaine facilité, qui ne choque

4. Faire sonner haut, grossir.» Métaphores incohérentes.

2.

3.

4.

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B

Eteindre les espérances. Métaphore heureusement empruntée au latin. L'abandonner. Jusques à abandonner quelque chose de plus fort. L'avancement de ses prétentions. Expression singulière et recherchée. 5. Il divise. Cette description des maneges dont se servent les plénipotentiaires parait vague et fatigante. I aurait fallu preciser davantage, citer des faits à l'appui des reflexions, comme font Bossuet et Montesquieu, lorsqu'ils exposent la politique romaine. Mais l'auteur ne le pouvait pas.

6. Interesser. 11 leur montre l'interêt personnel qu'ils ont à l'écouter. C'est une nnance des verbes séduire, gagner, corrompre, qui n'est point restée dans la langue. 7. Facilité. C'est-à-dire qu'il les paie pour trahir leur maitre, et leur prouve en même temps qu'ils sont les plus honnêtes gens du monde. Louis XIV savait même intéresser les rois à ses desseins. Il faisait à Charles II, roi d'Angleterre, une pension argueile très-considerable.

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point leur commission', ni les intentions de leurs maîtres. Il ne veut pas aussi être cru imprenable par cet endroit 3; il laisse voir en lui quelque peu de sensibilité pour sa fortune; il s'attire par là des propositions qui lui découvrent les vues des autres les plus secrètes, leurs desseins les plus profonds et leur dernière ressource, et il en profite. Si quelquefois il est lésé dans quelques chefs qui ont enfin été réglés, il crie haut . Si c'est le con traire, il crie plus haut, et jette ceux qui perdent sur la justification et la défensive. Il a son fait digéré par la cour, toutes ses démarches sont mesurées, les moindres avances qu'il fait lui sont prescrites; et il agit néanmoins dans les points difficiles et dans les articles contestés, comme s'il se relâchait de lui-même sur-lechamp, et comme par un esprit d'accommodement; il ose même promettre à l'assemblée qu'il fera goûter la proposition, et qu'il n'en sera pas désavoué. Il fait courir un bruit faux des choses seulement 10 dont il est chargé, muni d'ailleurs de pouvoirs particuliers, qu'il ne découvre jamais qu'à l'extrémité, et dans les moments où il lui serait pernicieux de ne les pas mettre en usage. Il tend surtout ", par ses intrigues, au solide et à l'essentiel, toujours

4. Leur commission. Leurs instructions.

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2. Imprenable. Ce trait est assez curieux. Le plénipotentiaire habile sacrifie jusqu'à sa réputation de probité.

3. Endroit. On fait de ce mot, dans la langue du xvIIe siècle, un usage beaucoup plus fréquent que dans la nôtre.

4. Sensibilité pour sa fortune. Expression recherchée. Boursault a vanté d'une manière ingénieuse et satirique la vertu de ce qu'il appelle le tour de bâton.

C'est par tout l'univers ce qu'on entend le mieux.
Que l'on aille d'un grand implorer une grâce,
Sans le tour de bâton je doute qu'il la fasse;
Pour avoir un emploi de quelque financier,
C'est le tour du baton qui marche le premier;
On ne veut rien prêter, quelque gage qu'on offre,
Si le tour de baton ne fait ouvrir le coffre;

Il n'est point de coupable un peu riche et puissant,
Dont le tour du bâton ne fasse un innocent;

Et tel paroit du roi le serviteur fidèle,

Dont le tour de bâton fait les trois quarts du zèle.
Esope à la cour, iv, 6.

5. Dans quelques chefs. Dans quelques points. On dit encore les chefs d'accusation.

D

6. Il crie haut. Langage d'une familiarité vulgaire.

7. Jette. L'auteur abuse de ce mot et en force souvent le sens.

D

8. Son fait digéré. Cela n'est pas encore très-heureux. Il semble que ce long caractère ait été écrit plus rapidement et avec moins de soin qu'il n'est habituel à l'auteur.

9. Goûter. Qu'il la fera approuver de sa cour.

40. Seulement. li fait répandre le bruit que ses pouvoirs sont peu étendus. 41. I tend surtout. Toutes les phrases commencent et se terminent de la même

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