Page images
PDF
EPUB

chaque particulier gémit', et qui deviennent néanmoins un bien public, quoique le public ne soit autre chose que tous les particuliers. Il y a des maux personnels qui concourent au bien et à l'avantage de chaque famille. Il y en a qui affligent, ruinent ou déshonorent les familles, mais qui tendent au bien et à la conservation de la machine de l'État et du gouvernement. D'autres maux renversent des États, et sur leurs ruines en élèvent de nouveaux. On en a vu enfin qui ont sapé par les fondements de grands empires, et qui les ont fait évanouir de dessus la terre, pour varier et renouveler la face de l'univers 2.

3

* Qu'importe à l'État qu'Ergaste soit riche, qu'il ait des chiens qui arrêtent bien, qu'il crée les modes sur les équipages et sur les habits, qu'il abonde en superfluités? Où il s'agit de l'intérêt et des commodités de tout le public, le particulier est-il compté? La consolation des peuples dans les choses qui lui pèsent un peu, est de savoir qu'ils soulagent le prince, ou qu'ils n'enrichissent que lui; ils ne se croient point redevables à Ergaste de l'embellissement de sa fortune.

* La guerre a pour elle l'antiquité, elle a été dans tous les siècles on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune SOYECOUR, je regrette ta vertu, ta

D

4. Chaque particulier gémit. Il s'agit des impôts, des tailles.

2. Univers. L'auteur se hâte d'abandonner ces considérations générales et vagues pour revenir à la description des caractères et des mœurs. Il l'a dit ailleurs: Un homme né chrétien et français se trouve contraint dans la satite, les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. Voy. page 41.

3. Qu'importe. » L'auteur entre heureusement en matière par cette tournure vive et brusque

4. Des chiens. » Boursault se raille assez spirituellement des nobles qui passaient leur vie à la chasse et ne croyaient aucune autre occupation digue d'eux :

Il chasse, il boit, il joue, il bat des paysans;

Ce noble enseveli dans un fond de province,
A charge à sa patrie, inutile à son prince,
Sans l'état malheureux où les flatteurs l'ont mis,
Ferait grâce aux perdreaux, et peur aux ennemis.

Les Fables d'Esope, 1, 5.

5. Arrêtent. L'auteur emploie ainsi d'une manière absolue presque tous les verbes qui sont du langage de la chasse.

6. Le particulier. Phrase obscure. L'auteur veut dire qu'il faut s'inquiéter du bien de l'Etat et non des commodités d'un particulier.

7. Redevables. Ils ne se croient point obligés d'embellir la fortune d'Ergaste 8. Soyecour. Le chevalier de Soyecour, uont le frère avait été tué à la bataille de Fleurus, en juillet 1690, et qui mourut, trois jours après, des blessures qu'il avait reçues à cette même bataille.

9.

Ta vertu. » Prosopopée imprévue et touchaate, qui doane un intérêt plus présent aux réflexions de l'auteur sur la guerre.

pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable : je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fais que te montrer '. Malheur déplo rable, mais ordinaire! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres; et, pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire : ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire, ou la plus solide réputation; et ils ont depuis enchéri, de siècle en siècle, sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, avait pour toujours la paix et la liberté.

3

6

on

* Le peuple, paisible dans ses foyers au milieu des siens, et 1. Que te montrer. Heureuse imitation d'un célèbre passage de Virgile sur la mort du jeune Marcellus.

2. Se brûler. L'usage moderne est de répéter la préposition. Les écrivains da XVIIe siècle la supprimaient rarement devant un substantif, mais très-souvent devant un verbe :

C'est aux faibles courages,

Qui toujours portent la peine au sein,
De succomber aux orages

Et se lasser d'un pénible dessein.

MALHERBE.

Qui donc est ce coquin qui prend tant de licence
Que de chanter et m'étourdir ainsi?

MOLIÈRE, Amphitryon, 1, 2.

3. De se détruire. Les hommes sont tous frères et ils s'entre-déchirent; les bêtes farouches sont moins cruelles. Il faut que tout périsse, que tout nage dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, que ce qui est échappé au fer et au feu ne puisse échapper à la faim encore plus cruelle, afin qu'un seul homme, qui se joue de la nature humaine entiere, trouve dans cette destruction générale son plaisir et sa gloire.» Télémaque, liv. xvII.

4.Source. La phrase est pénible, embarrassée, et la pensée n'est pas assez nette. 5. Leurs droits.

Lors du mien et du tien nasquirent les procez,
A qui l'argent despart bon on mauvais succez.
Le fort battit te foible, et luy livra la guerre.
De là l'ambition fist envahir la terre,

Qui fut, avant le temps que survindrent ces maux,
Un hospital commun à tous les animaux.

REGNIER, Satire 6.

6. Paisible Observation judicieuse applicable à tous les temps:

On voit avec plaisir, dans le sein du repos,
Des mortels malheureux lutter contre les flots,
On aime à voir de loin deux terribles armées

dans le sein d'une grande ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens, ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de guerres, de ruines, d'embrasements et de massacres souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne, ne viennent point à se rencontrer; ou si elles sont une fois en présence, qu'elles no combattent point; ou si elles se mêlent, que le combat ne soit pas sanglant, et qu'il y ait moins de dix mille hommes sur la place. Il va même souvent jusques à oublier ses intérêts les plus chers, le repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le changement, et par le goût de la nouveauté ou des choses extraordinaires. Quelquesuns consentiraient à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon ou de Corbie', à voir tendre des chaînes et faire des barricades, pour le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la nouvelle.

* Démophile, à ma droite, se lamente et s'écrie : Tout est perdu' c'est fait de l'État; il est du moins sur le penchant de sa ruine. Comment résister à une si forte et si générale conjuration 3 ? Quel moyen, je ne dis pas d'être supérieur, mais de suffire seul à tant et de si puissants ennemis ? Cela est sans exemple dans la monarchie. Un héros, un ACHILLE y succomberait. On a fait, ajoutet-il, de lourdes fautes; je sais bien ce que je dis, je suis du métier. J'ai vu la guerre, et l'histoire m'en a beaucoup appris. Il parle làdessus avec admiration d'Olivier le Daim " et de Jacques Cœur :

6

Dans les champs de la mort aux combats animées:
Non que le mal d'autrui soit un plaisir si doux;

Mais son danger nous plait, quand il est loin de nous.

Voltaire qui traduit ainsi, sans l'égaler, un beau passage de Lucrèce, ajoute: « A la bataille de Fontenoy, les petits garçons et les petites filles montaient sur les arbres d'alentour pour voir tuer tant de monde. Les dames se firent apporter des siéges sur un bastion de la ville de Liège, pour jouir du spectacle à la bataille de Rocoux. »

D

4. Corbie. Pendant la guerre de trente ans, en 1636, les Impériaux envahirent la Bourgogne et la Picardie, et s'emparèrent de Corbie. «Tout est en feu jusque sur les bords de la rivière d'Oise; nous pouvons voir de nos faubourgs la fumée des villages qu'ils nous brulent; tout le monde prend l'alarme, et la capitale ville du royaume est dans l'effroi. » VOITURE. — Richelieu lui-même fut un instant ébranlé, mais ne tarda pas à reprendre l'avantage.

2. Chatnes. Les rues se fermaient avec des chaines de fer dont on se servait souvent dans les séditions.

3.

Conjuration » est ici dans le sens latin pour coalition. Nous employons encore dans le même sens le verbe conjurer: Louis XIV résista à l'Europe conjurée contre lui. 4. Ennemis. La ligue d'Augsbourg. Ce passage a été écrit en 1691, époque de la sixième édition des Caractères.

D

5. Monarchie. Flatterie détournée et fort délicate à l'adresse de Louis XIV. 6. Olivier Le Daim, fils d'un paysan de Flandre, d'abord barbier de Louis XI, et ensuite son principal ministre. Il fut pendu en 1483, au commencement du règne de Charles VIII.

7. Jacques Cœur, riche et fameux commerçant, devint trésorier de l'épargne de

1

:

C'étaient là des hommes, dit-il; c'étaient des ministres. Il débite ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l'on pourrait feindre tantôt un parti des nôtres a été attiré dans une embuscade, et taillé en pièces; tantôt quelques troupes, renfermées dans un château, se sont rendues aux ennemis à discrétion, et ont passé par le fil de l'épée. Et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu'il ne se confirme point, il ne vous écoute pas; il ajoute qu'un tel général a été tué; et bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu qu'une légère blessure, et que vous l'en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfants, l'État; il se plaint lui-même ; il a perdu un bon ami et une grande protection. Il dit que la cavalerie allemande est invincible; il pâlit au seul nom des cuirassiers de l'empereur. Si l'on attaque cette place, continue-t-il, on lèvera le siége. Ou l'on demeurera sur la défensive sans livrer de combat; ou, si on le livre, on le doit perdre; et si on le perd, voilà l'ennemi sur la frontière. Et comme Démophile le fait voler 3, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes, et crier à l'alarme; il songe à son bien et à ses terres. Où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille? où se réfugiera-t-il, en Suisse ou à Venise?

2

Mais, à ma gauche, Basilide met tout d'un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes ; il n'en rabattrait pas une seule brigade: il a la liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers; il n'oublie pas l'artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces troupes; il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandre; il réserve un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les marches de ces armées, il sait ce qu'elles feront et ce qu'elles ne feront pas ; vous diriez qu'il ait l'oreille du prince ou le secret du ministre. Si les ennemis

Charles VII, à qui il rendit les plus grands services. Le rot, après l'avoir comblé d'honneurs, finit par le sacrifier à une cabale de cour. Le nouvelliste choisit à dessein des noms antiques pour faire parade d'érudition.

4. Ont passé. » Nous dirions: ont été passés par le fil de l'épée.

3.

[ocr errors]

2. Il se plaint lui-même. Ce trait est fort plaisant et plein de vérité. Le nouvel liste se domie et se prend lui-même pour un homme important et de bonne foi. Voler. Expression élégante et originale. Remarquez le mouvement et la rapidité du style, qui égale la vitesse que prète Démophile à la course des ennemis. 4. A ma gauche. La Bruyère s'est souvent servi des contrastes et en a tiré de très-heureux effets. On se rappelle avec quel art il a opposé le portrait du pauvre et celui du riche à la fin du chapitre vi, des Biens de fortune

2

1

viennent de perdre une bataille où il soit demeuré sur la place quelque neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte jusqu'à trente mille, ni plus ni moins; car ses nombres sont toujours fixes et certains, comme de celui qui est bien informé. S'il apprend le matin que nous avons perdu une bicoque, non-seulement il envoie s'excuser à ses amis qu'il a la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là il ne dîne point; et s'il soupe, c'est sans appétit. Si les nôtres assiégent une place très-forte 3, très-régulière, pourvue de vivres et de munitions, qui a une bonne garnison, commandée par un homme d'un grand courage, il dit que la ville a des endroits faibles et mal fortifiés, qu'elle manque de poudre, que son gouverneur manque d'expérience, et qu'elle capitulera après huit jours de tranchée ouverte. Une autre fois il accourt tout hors d'haleine, et après avoir respiré un peu : Voilà, s'écriet-il, une grande nouvelle ! ils sont défaits et à plate couture; le général, les chefs, du moins une bonne partie, tout est tué, tout a péri. Voilà, continue-t-il, un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d'un grand bonheur. Il s'assied, il souffle *, après avoir débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu'une circonstance, qui est qu'il est certain qu'il n'y a point eu de bataille. Il assure, d'ailleurs, qu'un tel prince renonce à la ligue, et quitte ses confédérés; qu'un autre se dispose à prendre le même parti. Il croit fermement, avec la populace, qu'un troisième est mort: il nomme le lieu où il est enterré; et quand on est détrompé aux halles et aux faubourgs, il parie encore pour l'affirmative. Il sait, par une voie indubitable, que T. K. L. fait de grands pro

[ocr errors]

7

Une bataille. Sans doute la bataille de Fleurus, gagnée par le maréchal deLuxembourg, le 1er juillet 1690.

2. Comme de celui. Ellipse un peu forte pour: comme sont les nombres de celui..

3. Une place Mens, que Louis XIV vint assiéger en personne avec l'aide de Vauban. et que Guillaume n'osa secourir. Cette ville fut prise le 9 avril 1691,

[ocr errors]

4. Il s'assied. Coste, dans son édition (t. II, p. 454), remarque que dans toutes les éditions données par La Bruyère il y a il s'assit, et que le même solecisme se trouve chapitres xi et xin. Mais dans le chapitre 1, Du mérite personnel, page 60, La Bruyere a écrit il s'assied. Ce solecisme doit donc être mis sur le compte de l'imprimeur, et corrigé; on a eu tort de l'introduire dans les éditions modernes. WALCKENAER.

5. Il souffle. Ces détails donnent de la vraisemblance et de la vie à la peinture; le discours direct et non interrompu aurait paru monotone."

6. Troisieme. Guillaume, roi d'Angleterre.

7. T. K. L. Tekeli, noble hongrois, qui leva l'étendard de la révolte contre l'empereur, unit ses armes à celles du croissant, et fit trembler son maitre dans Vienne. Il mourut, presque oublié, en 1705, près de Constantinople.

« PreviousContinue »