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jalousie stérile ou une haine impuissante, qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation, et qui ne fait qu'ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d'autrui. Que faire contre une maladie de l'âme si invétérée et si contagieuse? Contentons-nous de peu, et de moins encore, s'il est possible; sachons perdre dans l'occasion; la recette est infaillible, et je consens à l'éprouver : j'évite par là d'apprivoiser un suisse ou de fléchir un commis, d'être repoussé à une porte para foule innombrable de clients ou de courtisans dont la maison dun ministre se dégorge plusieurs fois le jour; de languir dans sa Balie d'audience; de lui demander, en tremblant et en balbutiant, une chose juste; d'essuyer sa gravité, son ris amer et son laconisme. Alors je ne le hais plus, je ne lui porte plus d'envie; il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais pas; nous sommes égaux *, si ce n'est peut-être qu'il n'est pas tranquille 3, et que je le suis.

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* Si les grands ent les occasions de nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté ; et s'ils désirent de nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toujours les occasions. Ainsi, l'on peut être trompé dans l'espèce de culte qu'on leur rend, s'il n'est fondé que sur l'espérance ou sur la crainte; et une longue vie se termine quelquefois sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moindre intérêt, ou qu'on leur doive sa bonne ou sa mauvaise fortune:

4. Venge. La Bruyère s'est souvenu du mot célèbre de Montaigne sur la grandeur: Puisque nous ne la pouvons aveindre (atteindre ), vengeons-nous à en mesdire.» Essais, III, 7.

2. Ministre. La Clef cite Louvois qui se faisait remarquer par son orgueil. Les ministres de Louis XIV affectaient d'humilier la noblesse et servaient en cela la politique du roi. Saint-Simon et Fenelon ne cessent de se plaindre du pouvoir exorbitant donné aux ministres, et de la manière dont ils en usaient.

3. Se dégorge. » Bonne imitation du beau vers de Virgile (Georg. II, v. 462):

Mane salutantum totis vomit ædibus undam.

Le matin (les portes) de son palais vomissent des flots de clients.

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4. Nous sommes égaux. » Ce fier et énergique langage était tout nouveau dans un temps où les écrivains comme les courtisans passaient leur vie,

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Son favori sur moi jette à peine un coup d'œil.
Animal composé de bassesse et d'orgueil,
Accablé de degoûts, en inspirant l'envie,
Tour à tour on t'encense et l'ou te calomnic.
Parle; qu'as-tu gagué dans la chambre du roi?
Un peu plus de flatteurs et d'ennemis que moi.

VOLTAIRE, Premier Discours sur l'homme.

nous devons les honorer parce qu'ils sont grands et que nous sommes petits, et qu'il y en a d'autres plus petits que nous, qui nous honorent.

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* A la cour', à la ville, mêmes passions, mêmes faiblesses, mêmes petitesses, mêmes travers d'esprit, mèmes brouilleries dans les familles et entre les proches, mêmes envies, mèmes antipathies, partout des brus et des belles-mères, des maris et des femmes, des divorces, des ruptures, et de mauvais raccommodements; partout des humeurs, des colères, des partialités, des rapports, et ce qu'on appelle de mauvais discours. Avec de bons yeux, on voit sans peine la petite ville, la rue Saint-Denis, comme transportées à V** ou à F** 2. Ici l'on croit se haïr avec plus de fierté et de hauteur, et peut-être avec plus de dignité; on se nuit réciproquement avec plus d'habileté et de finesse; les colères sont plus éloquentes, et l'on se dit des injures plus poliment et en meilleurs termes; l'on n'y blesse point ia pureté de la langue 3, l'on n'y offense que les hommes ou que leur réputation : tous les dehors du vice y sont spécieux; mais le fond, encore une fois, y est le même que dans les conditions les plus ravalées; tout le bas, tout le faible et tout l'indigne s'y trouvent. Ces hommes si grands ov par leur naissance, ou par leur faveur, ou par leurs dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si polies et si spirituelles, tous méprisent le peuple, et ils sont peuple *.

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4. A la cour. Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries et mêmes passions; mais les uns sont au haut de la roue, et les autres pres du centre. et aussi moins agités par les mêmes mouvements On croit n'ètre as tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices des grands hommes, et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque eleves qu'ils soient, ik sont unis au reste des hommes par le même endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et sépares de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous au même niveau et s'appuient sur la même terre; et par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bétes. PASCAL, Pensées. La Bruyère s'est souvenu de ce beau passage. 2. « V**. » Versailles. 3. La pureté de la langue.» « Le sot de la cour dit ses sottises plus élégamment que le sot de la ville ne dit les siennes. Dans un homme obscur, c'est une preuve d'esprit, ou du moins d'éducation, que de s'exprimer bien. Pour l'homme de la cour, c'est une nécessité; il n'emploie pas de mauvaises expressions parce qu'il n'en sait pas. Un homme de la cour qui parlerait bassement me paraitrait presqué avoir le mérite d'un savant dans les langues étrangères.» DUCLOS, Considerations sur les mœurs. 4. Que les hommes. Tour ingénieux et satirique.

« F**. Fontainebleau, résidences royales.

5. Ces femines. Les lettres de madame de Sevigné, si pleines de riens élégants, montrent combien l'auteur dit vrai.

6. Ils sont peuple. » L'auteur fait de ce mot une sorte d'adjectif juste et énergique

Qui dit le peuple, dit plus d'une chose ; c'est une vaste expres sion, et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle embrasse, et jusques où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands; c'est la populace et la multitude: il y a le peuple qui est opposé aux sages', aux habiles et aux vertueux; ce sont les grands comme les petits.

* Les grands se gouvernent par sentiment: âmes oisives, sur lesquelles tout fait d'abord une vive impression. Une chose arrive, ils en parlent trop; bientôt ils en parlent peu; ensuite ils n'en parlent plus, et ils n'en parleront plus. Action, conduite, ouvrage, événement, tout est oublié ; ne leur demandez ni correction, ni prévoyance, ni réflexion, i reconnaissance, ni récompense.

* L'on se porte aux extrémités opposées à l'égard de certains personnages; la satire, après leur mort, court parmi le peuple, pendant que les voûtes des temples retentissent de leurs éloges. Ils ne méritent quelquefois ni libelles ni discours funèbres; quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

* L'on doit se taire sur les puissants; il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts*.

[Chapitre X. ]

DU SOUVERAIN, OU DE LA RÉPUBLIQUE.

* Quand l'on parcourt, sans la prévention de son pays, toutes les formes du gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre ".

4. Qui est opposé aux sages. Cette définition est aussi solide que plaisante. Les stoïciens en particulier avaient coutume d'appeler peuple et vulgaire, tout ce qui s'écartait trop de l'idéal du sage.

2. Ames oisives» Fait une neuve et belle expression.

3. Satire. La mort de Louis XIV fut marquée par des réjouissances indécentes. Le peuple la célébra par des jeux et des danses comme une fête publique.

4. Morts. Ce mot est beau; il faut en rapprocher celui de Voltaire qui en est la contre-partie: «On doit des égards aux vivants; on ne doit aux morts que la vérité.. Première lettre sur OEdipe.

5. République est pris partout dans le sens latin, pour la chose publique, l'Etat, le gouvernement.

8. Soumettre. Montesquieu a dit de même dans la préface de l'Esprit des lois.

Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie ; et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition: un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s'agrandir.

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* C'est une politique sûre et ancienne dans les républiques, que d'y laisser le peuple s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse; le laisser se remplir du vide, et savourer la bagatelle quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence!

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* Il n'y a point de patrie dans le despotique, d'autres choses y suppléent l'intérêt, la gloire, le service du prince.

* Quand on veut changer et innover dans une république,

Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa pairie, ses lois; qu'on put mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans c aque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels. »

4. « Tyrannie.» «Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique.. MONTESQUIEU, Esprit des lois, v, 43.

2.

De nul raffinement.» Grossière, peu raffinée. Ce mot se prenait en bonne comme en mauvaise part. « Les modernes ont bien raffiné sur les anciens en matière de sciences. FURETIÈRE. On l'employait souvent en parlant des affaires et de la politique, où l'on estimait plus la tinesse que la bonne foi. L'auteur dit plus bas : Les raffinements de la politique tendent à une seule fin, qui est de n'être pas trompė et de tromper les autres.

3. Ancienne.» «Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes, et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe. Il est curieux de voir dans Dion avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondait une monarchie et dissolvait une république. Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le senat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires. Ce prince, qui avait des lumières, s'y op. posa. D MONTESQUIEU, Esprit des lois, VII, 4.- Louis XIV suivait la même politique Le luxe lui était necessaire pour retenir les grands à la cour, sous sa main, et les consoler de la perte de leur influence.

4. Bagatelle. Expressions triviales et déplacées.

5.

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Demarches. » Est ici employé pour : pas, progrès; sens nouveau que l'auteur n'a pas réussi à faire passer en usage.

6.

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Au despotique. Au gouvernement despotique. L'emploi de cet adjectif tenant lieu de substantif, est une tournure grecque, dont on retrouve souvent des exemples. 7. Point de patrie, etc. Observation juste et hardie. Montesquieu a dit dans un passage célèbre Dans les monarchies, l'Etat subsiste indépendamment de l'amour de la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers interêts, et de toutes ces vertus heroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler. Mais s'il manque d'un ressort, il en a un autre. L'honneur, c'est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition, prend la place de la vertu politique dont j'ai parle, et la représente partou Il y peut inspirer les plus belles actions. » Esprit des lois, 11, 5, 6.

c'est moins les choses que le temps que l'on considère. Il y a des conjonctures où l'on sent bien qu'on ne saurait trop attenter contre le peuple; et il y en a d'autres où il est clair qu'on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes '.

Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir.

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Il y a de certains maux dans la république qui y sont soufferts, parce qu'ils préviennent ou empêchent de plus grands maux. Il y a d'autres maux qui sont tels seulement par leur établissement, et qui étant dans leur origine un abus ou un mauvais usage, sont moins pernicieux dans leurs suites et dans la pratique, qu'une loi plus juste ou une coutume plus raisonnable. L'on voit une espèce de maux que l'on peut corriger par le changement ou la nouveauté, qui est un mal, et fort dangereux. Il y en a d'autres cachés et enfoncés comme des ordures dans un cloaque, je veux dire ensevelis sous la honte, sous le secret et dans l'obscurité ; on ne peut les fouiller et les remuer, qu'ils n'exhalent le poison et l'infamie les plus sages doutent quelquefois s'il est mieux de connaître ces maux que de les ignorer. L'on tolère quelquefois dans un État un assez grand mal, mais qui détourne un million de petits maux ou d'inconvénients, qui tous seraient inévitables et irremédiables. Il se trouve des maux dont

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1. Enseignes Dion nous dit qu' le peuple romain était indigné contre An guste, à cause de certaines lois trop dures qu'il avait faites; mais que, sitôt qu'il ent fait revenir le comédien Pylade, que les factions avaient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentait plus vivement la tyrannie lorsqu'on chassait un baladin, que lorsqu'on lui ôtait toutes ses lois. Esprit des lois, XIX, 3.

2. Il y a de certains maux. » Lesquels? C'est ce que l'auteur ne pouvait dire. Il reste à dessein dans le vague et laisse les interprétations aux lecteurs. C'etait déjà donner une assez grande preuve d'indépendance, que d'apercevoir tous ces maux qui désolaient la république, et de les justifier si mal. 'Il n'aurait point été permis de préciser davantage.

3. a Etablissement. Par la manière dont ils se sont établis.

4. Moins pernicieux. Ainsi la vénalite de certains offices qui subsiste encore de notre temps. On peut même dire que les mauvais effets de la venalite des charges judiciaires, venalité supprimée aujourd'hui, étaient attenuees en grande partie par les traditions de probité et de savoir héreditaires dans certaines familles. Les hommes valaient mieux que les institutions, et les mœurs corrigeaient souvent l'iniquité de la loi.

5. Et fort dangereux. L'auteur a dit de la même manière: Depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Voy. page 7, note 2.

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Exhalest le poison et l'infamie. Alliance de mots recherchée

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