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années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait bier qu'à force de lever la tête. Nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute ma grandeur. Le meilleur de tous les biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine '. N*** a pensé cela dans sa disgrâce, et l'a oublié • dans la prospérité.

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* Un noble, s'il vit chez lui dans sa province, il vit libre 3, mais sans appui; s'il vit à la cour, il est protégé, mais il est esclave: cela se compense.

* Xantippe, au fond de sa province, sous un vieux toit et dans un mauvais lit, a rèvé pendant la nuit qu'il voyait le prince, qu'il lui parlait et qu'il en ressentait une extrême joie. Il a été triste à son réveil ; il a conté son songe, et il a dit: Quelles chimères ne tombent point dans l'esprit des hommes pendant qu'ils dorment! Xantippe a continué de vivre, il est venu à la cour, il a vu le prince, il lui a parlé, et il a été plus loin que son songe, il est favori.

* Qui est plus esclave qu'un courtisan assidu, si ce n'est un courtisan plus assidu?

* L'esclave n'a qu'un maître; l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune 1.

* Mille gens à peine connus font la foule au lever pour être

1. Son domaine. Son se rapporte au régime sous-entendu le meilleur de tous les biens pour un sage. A. Chenier a dit en beaux vers:

Qui ne sait être pauvre est né pour l'esclavage.

Qu'il serve donc les grands, les flatte, les ménage;
Qu'il plie en approchant de ces superbes fronts,
Sa tête à la prière et son âme aux affronts,
Pour qu'il puisse enrichi de ces affronts utiles
Enrichir à son tour quelques têtes serviles.
De ses honteux trésors je ne suis point jaloux.
Une pauvreté libre est un trésor si doux!

Il est si bon, si beau de s'ètre fait soi-même,

De devoir tout à soi, tout aux beaux-arts qu'on aime!
Ainsi l'on dort tranquille, et dans son saint loisir

Devant son propre cieur on n'a point à rougir.

Le courtisan de La Bruyère se décide à la retraite par les inspirations de la religion et de la philosophie; le poëte moderne, par l'amour de l'independance et du travail. L'un veut une solitude qui soit son domaine, l'autre veut tout devoir à soi.

2.

Oubhe. » C'est une unitation d'Horace.

3. Il vit libre. Le pronom est répeté parce que le sujet est trop loin, et parce que la phrase serait autrement peu harmonieuse.

4. A sa fortune. » Examinons bien sur quels fondements sont appuyées les plus hautes fortunes, et nous verrons qu'elles n'ont point eu d'autres principes, et qu'elles n'ont point encore d'autre soutien que les flatteries les plus basses, que les complaisances les plus serviles, que l'esclavage et la dépendance Tellement qu'un homine

vus du prince, qui n'en saurait voir mille à la fois; et s'il ne voit aujourd'hui que ceux qu'il vit hier et qu'il verra demain combien de malheureux !

un

* De tous ceux qui s'empressent auprès des grands et qui leur font la cour, un petit nombre les honore dans le cœur, un grand nombre les recherche par des vues d'ambition et d'intérêt, plus grand nombre par une ridicule vanité, ou par une sotte im patience de se faire voir.

* Il y a de certaines familles qui, par les lois du monde, ou ce qu'on appelle de la bienséance, doivent être irréconciliables. Les voilà réunies; et où la religion a échoué quand elle a voulu l'entreprendre, l'intérêt s'en joue et le fait sans peine.

* L'on parle d'une région' où les vieillards sont galants, polis et civils; les jeunes gens, au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse: ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là, chez eux, est sobre et modéré, qui ne s'enivre' que de vin; l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide. Ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont

a'est jamais plus petit que lorsqu'il parait plus grand, et qu'il a par exemple, dans une cour, autant de mattres dont il dépend, qu'il y a de gens de toutes conditions dont il espère d'être secondé, ou dont il craint d'être desservi. BOURDALOUE, Sermon sur l'ambition.

4. D'une région. » La cour, dont La Bruyère parle ici assez plaisamment en style de relation.

2. S'enivre La famille royale donnait le premier exemple de ces désordres. Les ducs d'Orleans et de Vendône, les Condé dont La Bruyère était commensal, se fai saient remarquer par le scandale de leurs désordres.

3. Peindre leurs joues.

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une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers qu'ils préfèrent aux naturels, et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur visage '. Ces peuples, d'ailleurs, ont leur dieu et leur roi : les grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église. Il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables. Les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment *** 3; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.

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* Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints.

* Les grands seigneurs sont pleins d'égards pour les princes, c'est leur affaire, ils ont des inférieurs. Les petits courtisans se relâchent sur ces devoirs, font les familiers, et vivent comme gens qui n'ont d'exemples à donner à personne.

* Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse? Elle peut, et

4. a Visage. A la bataille de Saint-Gothard, lorsque le grand vizir vit déboucher les gentilshommes français avec leurs habits enrubanés et leurs perrrques blondes, il se mit à rire, et demanda quelles étaient ces jeunes filles? Il n'en fut pas moins rapidement et complétement battu.

2. Les faces élevees. On emploie d'ordinaire le singulier dans ces sortes de phrases; le pluriel est un latinisme.

3. ***. Versailles.

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4. Se remplit est employé dans cette phrase d'une manière heureuse et originale.

5. Les grands seigneurs. La politesse, dit-on, marque l'homme de naissance; les plus grands sont les plus polis. J'avoue que cette politesse est le premier signe de la hauteur, un rempart contre la familiarité. Il y a bien loin de la politesse à la douceur, et plus lom encore de la douceur à la bonté. Les grands qui écartent les nommes à force de politesse sans bonté ne sont bons qu'à être écartés eux-memes à force de respects sans attachement. DUCLOS, Considérations sur les mœurs.

elle sait; ou du moins, quand elle saurait autant qu'elle peut, elle ne serait pas plus décisive.

* Faibles hommes! un grand dit de Timagène, votre ami, qu'il est un sot, et il se trompe. Je ne demande pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit; osez seulement penser qu'il n'est pas un sot1.

De même il prononce d'Iphicrate qu'il manque de cœur ; vous lui avez vu faire une belle action : rassurez-vous, je vous dispense de la raconter, pourvu qu'après ce que vous venez d'entendre, vous vous souveniez encore de la lui avoir vu faire.

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* Qui sait parler aux rois, c'est peut-être où se termine 3 toute la prudence et toute la souplesse du courtisan. Une parole échappe, et elle tombe de l'oreille du prince bien avant dans sa mémoire, et quelquefois jusque dans son cœur; il est impossible de la ravoir; tous les soins que l'on prend et toute l'adresse dont on use pour l'expliquer ou pour l'affaiblir, servent à la graver plus profondément, et à l'enfoncer davantage. Si ce n'est que contre nous-mêmes que nous ayons parlé, outre que ce malheur n'est pas ordinaire, il y a encore un prompt remède, qui est de nous instruire par notre faute, et de souffrir la peine de notre légèreté; mais si c'est contre quelque autre, quel abattement, quel repentir! Y a-t-il une règle plus utile contre un si dangereux inconvénient, que de parler des autres au souverain, de leurs personnes, de leurs ouvrages, de leurs actions, de leurs mœurs ou de leur conduite, du moins avec l'attention, les précautions et les mesures dont on parle de soi?

* Diseurs de bons mots, mauvais caractère, je le dirais, s'il n'avait été dit *. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres, plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante. Cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.

* Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les évènements. Bien qu'elles se disent

1. Pas un sot. Observation fine et profonde. L'auteur la répète sons une autre forme, dans le paragraphe suivant, et l'affaiblit. Ii est bien rarement tombé dans cette faute et pèche plutot par excès de concision.

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2. Qui sait..... c'est. Tour forcé et bizarre.

3. Se termine. C'est la fin, le but, la perfection.

4. Enfoncer. Bonne expression empruntée à Montaigne.

5. S'il n'avait été dit. Cela avait été dit par Pascal.

souvent sans affection, et qu'elles soient reques sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux de se contenter des apparences '.

* Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments, et en bonne chère : l'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à voir, et à manger; l'on impose à ses semblables, et l'on se trompe soi-même.

*La cour n'est jamais dénuée d'un certain nombre de gens en qui l'usage du monde, la politesse ou la fortune tiennent lieu d'esprit, et suppléent au mérite. Ils savent entrer et sortir; ils se tirent de la conversation en ne s'y mêlant point; ils plaisent à force de se taire, et se rendent importants par un silence longtemps soutenu, ou tout au plus par quelques monosyllabes. Ils payent de mines, d'une inflexion de voix, d'un geste et d'un sourire; ils n'ont pas, si je l'ose dire, deux pouces de profondeur; si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf1.

* Il y a des gens à qui la faveur arrive comme un accident; ils en sont les premiers surpris et consternés; ils se reconnaissent enfin, et se trouvent dignes de leur étoile; et comme si la stupidité et la fortune étaient deux choses incompatibles, ou qu'il fût impossible d'être heureux et sot tout à la fois, ils se croient de

4. Des apparences. L'effet de la politesse d'usage est d'enseigner l'art de se passer des vertus qu'elle imite. Qu'on nous inspire dans l'éducation l'humanité et la bienfaisance, nous aurons ia politesse ou nous n'en aurons plus besoin. » DUCLOS, Considérations sur les mœurs.

2. Dénuée. N'est pas ici exact. On n'est dénué que de ce qui est nécessaire. 3. En ne s'y mêlant point. A ceulx qui nous régissent et commandent..... est le silence, non-seulement contenance de respect et gravité, mais encores souvent de proufit et de mesnage car Megabysus, estant allé veoir Appelles en son ouvrouer (atelier), feut long temps sans mot dire; et puis commencea à discourir de ses ouvrages dont il receut cette dure reprimande: «Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque grande chose, à cause de tes chaisnes et de ta pompe; mais maintenant qu'on t'a oui parler, il n'est pas jusques aux garsons de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce grand estat, ne luy permettoient point d'estre ignorant d'une ignorance populaire, et de parler impertinemment de la peincture: il debvoit maintenir, muet, cette externe et presumpftive suffisance. A combien de sottes ames, en mon temps, a servy une mine froide et taciturne, de tiltre de prudence et de capacité! MONTAIGNE, Essais, 1, 8.

4. Le tuf Terre sèche et qui commence à se pétrifler, et où les arbres ne peuvent profiter. La comparaison de La Bruyère est juste et originale.

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