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me parle du sien. Et du vôtre, me direz-vous, qu'en pense-t-il? je vous l'ai déja dit, il me parle du sien.

*Il n'y a point d'ouvrage accompli qui ne fondit1 tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins 2.

* C'est une expérience faite, que, s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame; ceux-ci s'écrient: Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable; et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré3, et qui peint la chose au naturel; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre : et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi ; et tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent?

* Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer; il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une sottise.

* Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait en

1. Qui ne fondit. Métaphore juste et heureuse. Que ceulx qui nous ont voulu bastir ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et si immateriel, ne s'estonuent point s'il s'en treuve qui pensent qu'elle feust échappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous comme marque, titre et instrument de division et de part, plus que par soy-mesme. Montaigne, Essais, III, 8.

2. Qui leur platt le moins. M. de Termes ne s'accommode pas, dites-vous, du mot de lubricité. Eh! bien, qu'il en cherche un autre. Mais moi, pourquoi ôterois-je an mot qui est dans tous les dictionnaires au rang des mots les plus usités? Où en seroit-on, si l'on vouloit contenter tout le monde? Quid dem? quid non dem? Renuis tu quod jubet alter. Tout le monde juge et personne ne sait juger. BOILEAU, Correspondanc

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3. Rencontré. On emploie plus souvent de nos jours trouvé, qui vaut moins. 4. Décisifs. Ne s'emploie guère qu'en parlant des choses, une raison décisive

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core trop que les termes pour exprimer les sentiments, il faudrait leur parler par signes, ou sans parler1 se faire entendre. Quelque soin qu'on apporte à être serré et concis, et quelque réputation qu'on ait d'être tel, ils vous trouvent diffus: il faut leur laisser tout à suppléer, et n'écrire que pour eux seuls : ils conçoivent ung période par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre leur avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez, ils sont dans le fait et entendent l'ouvrage : un tissu d'énigmes leur serait une lecture divertissante, et c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève soit rare, et que peu d'écrivains s'en accommodent. Les comparaisons tirées d'un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au loin dans une forêt où il consume les chênes et les pins, ne leur fournissent aucune idée de l'éloquence: montrez-leur un feu grégeois qui les surprenne, ou un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent du bon et du beau. * Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier! je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration; il s'est vu plus fort que l'autorité et la

an argument décisif. Un esprit décisif forme pourtant un beau sens, et qu'aucun autre mot ne remplace.

1. Sans parler.» «Il serait à souhaiter que nous fussions comme les anges, qui se communiquent leurs pensées sans le secours des paroles; mais n'étant pas de purs esprits, nous sommes contraints d'avoir recours au langage, pour exprimer ce que nous pensons; et telle pensée ne peut s'entendre sans un certain nombre de mots si vous en retranchez quelque chose, sous prétexte de rendre la pensée plus forte, vous tombez infailliblement dans l'obscurité. BOUHOURS, Manière de penser. IV.

2. Ce style estropié » N'avez-vous pas pris garde que l'obscurité des pensées vient encore de ce qu'elles sont estropiées, si j'ose m'exprimer de la sorte; je veux dire que le sens n'en est pas complet, et qu'elles ont quelque chose de monstrueux, comme ces statues imparfaites ou toutes mutilées, qui ne donnent qu'une idée confuse de ce qu'elles représentent, et qui n'en donnent même aucune? BouHOURS, Ibid. La Bruyère, comme tous les écrivains originaux, a beaucoup pris partout; on voit combien il restait original, en s'emparant des pensées et même des expressions des autres.

3.

Qui les enlève. Qui les charme; capit, rapit.

4. D'un embrasement, etc. C'est la comparaison dont se sert Quintilien, pour vanter l'éloquence de Cicéron.

5. Parfait ou régulier. Si La Bruyère veut parler ici d'un ouvrage absolument parfait, où il n'y ait rien à reprendre, il est évident qu'il n'en sortira jamais un seul de la main de l'homme; tout ce que peuvent fair ces rares génies dont on parle, c'est d'approcher autant que possible de la perfection, Seulement ils suivent moins les règles des autres qu'ils n'imposent les leurs; ils sont originaux. Les imitateurs viennent casuite qui marchent religieusement sur leurs traces, ils sont réguliers.

politique', qui ont tenté vainement de le détruire; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments, les grands et le peuple; ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poëmes que l'on puisse faire; et l'une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet, est celle du Cid.

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* Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage, il est bon, et fait de main d'ouvrier. * Capys, qui s'érige en juge du beau style, et qui croit écrire comme BOUHOURS * et RABUTIN, résiste à la voix du peuple, et dit tout seul que Damis n'est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude, et dit ingénument, avec le public, que Capys est froid écrivain.

L'usage a eu raison de n'allier presque jamais, parfait et régulier, comme on le voit ici, mais correct et régulier. Voyez ce que l'auteur dit plus loin des esprits sublimes et des esprits justes.

4. La politique.

En vain contre le Cid un ministre se ligue,

Tout Paris, pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

BOILEAU, Sat. IX.

2. L'une des meilleures critiques. N'y a-t-il pas beaucoup d'exagération dans cette espèce d'égalité qu'on veut établir entre Corneille et ses juges! Les Sentiments de l'Académie sur le Cid, méritent-ils l'éloge qu'en fait ici La Bruyère, et qu'on a trop souvent répété? Il semble que M. Daunou a très-bien jugé cette critique: En vain le public, guidé cette fois par un pur instinct, avait accueilli avec transport les premières représentations du Cid; cette production miraculeuse du génie français, insultée dans un libelle de Scuderi, était magistralement critiquée au sein de l'Académie française, où siégeait Faret, et où ne siégeait pas Corneille. Il règne à la vérité quelque modération, quelque décence dans cette censure solennelle; mais au moment où Corneille, s'élevant soudainement au-dessus de ses contemporains et de lui-même, fesait le plus grand pas qui jamais peut-être ait été fait dans aucun art, c'était demeurer bien au-dessous de lui que de s'appliquer à tempérer, par un examen minutieux et peu juste, l'heureux enthousiasme qu'un tel chef-d'œuvre avait excité. ⚫ Eloge de Boileau.

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3. Courageux. Courage et cœur s'employaient encore très-souvent l'un pour l'autre. 4. Ne cherchez pas une autre règle. Celle-ci est en effet infaillible et éternelle. Voilà de la véritable critique et digne d'un esprit supérieur. Il ne faut pas mépriser les minuties des rhéteurs et les chicanes des grammairiens; elles sont parfois d'une grande utilité. Mais les premières et les plus solides règles du goût sont d'un ordre plus relevé. Longin avait dit avant La Bruyère : Tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre quand on l'écoute, qu'il élève l'âme, et lui fait concevoir une plus haute opinion d'elle-même. Du Sublime, ch. v, trad. de Boileau.

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5. Bouhours. Ingénieux et savant jésuite, profondément versé dans la connaissance de la langue française, beaucoup trop vanté de son temps et trop oublié du nôtre. Il avait cité La Bruyère avec éloge dans son Recueil des Pensées ingénieuses.

Rabutin. Bussy-Rabutin, cousin de madame de Sévigné, homme de beaucoup

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* Le devcir du nouvelliste est de dire: Il y a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy en tel caractère; il est bien relié et en beau papier; il se vend tant: il doit savoir jusques à l'enseigne du libraire qui le débite; sa folie est d'en vouloir faire la critique.

Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.

Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le

matin à son réveil.

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*Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits1 à en démêler les vices et le ridicule : s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit, mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles : il porte plus haut ses projets, et agit pour une fin plus relevée : il demande des hommes un plus grand

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d'esprit, quofque fort peu estimable Il avait voulu faire entrer La Bruyère à l'Académie française, et n'y put réussir. L'auteur des Caractères ne fut reçu que quelque temps après la mort de Bussy.

1. Nouvelliste. Il s'agit des journaux encore dans leur enfance. On voit avec quelle irrévérence les traite La Bruyère; on ne se doutait guère de l'importance qu'ils devaient prendre un jour. Voltaire en parle déjà avec plus de respect: Les puissances européennes ont-elles une querelle à démêler? elles plaident d'abord par-devant les gazetiers, qui les jugent en premier ressort, et ensuite elles appellent de ce tribunal à celui de l'artillerie. Mais à la même époque, d'Alembert disait : « J'ai su qu'il n'y a rien à apprendre dans les journaux, sinon que le journaliste est l'ami ou l'ennemi de celui dont il parle, et cela ne m'a pas paru fort intéressant à savoir. »

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2. Cramoisy. Sébastien-Mabre-Cramoisy, imprimeur du roi, rue Saint-Jacques, aux Cicognes. Autrefois toutes les boutiques avaient des enseignes, parce que les maisons n'étant point numérotées l'enseigne était l'unique moyen de les faire recon

naitre.

3. Se couche. Expression piquante et originale dont l'auteur s'est servi encore fort heurensement dans cet autre passage: L'on se couche à la cour, et on se lève sur l'intérêt.»

4. Ses esprits. Le système de Descartes sur les esprits animaux, qu'il disait Lécessaires à la vie et au mouvement, avait rendu ce pluriel fort commun.

5.

Quelque tour. S'il donne à sa pensée une tournure ingenieuse et piquante. 6. Une vanité. L'auteur se sert volontiers de cette espèce d'article.

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7. Qui doit servir.» La construction est trainante. Ces phrases longues et négli gées, qui ressemblent à celles de la conversation, se trouvent dans les meilleurs écri vains. La Bruyère ne semble pas avoir voulu les éviter.

8. Une fin plus relevée. La Bruyère parle ici de lui-même et avec l'accent d'un honnête homme

et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs 2.

* Les sots lisent un livre, et ne l'entendent point : les esprits médiocres croient l'entendre parfaitement: les grands esprits ne l'en tendent quelquefois pas tout entier ; ils trouvent obscur ce qui est ɔbscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair: les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

* Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau, ils admirent peu ils approuvent

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* Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément et plus de style que l'on

4. Qui est. Nous avons déjà remarqué que relatif se trouve ainsi souvent placé loin de son antécédent, sans que la phrase cesse d'être claire et correcte

2. Meilleurs Devray, le soing et la despense de nos peres ne vise qu'à nous meubler la teste de science; du iugement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d'un passant à nostre peuple: O le sçavant homme! Et d'un aultre: O le bon homme! Il ne fauldra pas de detourner les yeulx et son respect vers le premier. Il y fauldroit un tiers crieur: 0 les lourdes testes! Nous nous enquerons volontiers: Sçait-il du grec ou du latin? escrit-il en vers ou en prose? Mais s'il est devenu meilleur ou plus advisé, c'estoit le principal, et c'est ce qui demeure derriere. » MONTAIGNE, Essais, 1, 24. 3. Les beaux esprits.» Ce mot n'avait pas encore partout le sens défavorable qu'il a ici et qu'il a conservé:

Oh! que tu changerais d'avis et de langage,

Si deux jours seulement, libre du jardinage,
Tout à coup devenu poěte et bel espril

Tu t'allais engager à polir un écrit

Qui dit, sans s'avilir, les plus petites choses.

BOILEAU, Ep. IX.

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« Homère est peut-être le plus vaste et le plus bel esprit qui ait jamais été. » PERRAULT, Parallèle des anciens et des modernes. C'est une chose singuliere qu'un bel esprit allemand ou moscovite, et, s'il y en a quelques-uns au monde, ils sont de la nature de ces esprits qui n'apparaissent jamais sans causer de l'étonnement. » BOUHOURS. Du bel esprit, Entretiens d'Ariste et d'Eugène.

4. « Je ne sais. » Voltaire est plus affirmatif. « Loin que j'aie reproché à Voiture d'avoir mis de l'esprit dans ses lettres, j'ai trouvé au contraire qu'il n'en avait pas assez, quoiqu'il le cherchât toujours. On dit que les maitres à danser font mal la révérence, parce qu'ils la veulent trop bien faire. J'ai cru que Voiture était souvent dans ce cas. Ses meilleures lettres sont étudiées. On sent qu'il se fatigue pour trouver ce qui se présente si naturellement au comte Hamilton, à madame de Sévigné, et à tant d'autres dames, qui écrivent sans effort ces bagatelles mieux que Voiture ne les écrivait avec peine. - Balzac avait un mauvais goût tout contraire. Il écrivait des lettres familieres avec une étrange emphase. Son genre de style n'aurait pas été mauvais pour une oraison funebre. » - Balzac, né à Angoulême en 1592, a laissé, entre autres ouvrages: le Socrate chrétien, le Prince, l'Aristippe et un très-grand nombre de lettres, il a donné de la noblesse et de l'harmonie à la langue française. Voiture, né à Amiens en 1598; l'Académie française prit le deuil quand il mourut; Lettres et poésies diverses très vantées de son temps.

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