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* Il ne faut rien exagérer 1, ni dire des cours le mal qui n'y est print l'on n'y attente rien de pis contre le vrai mérite 2, que de le laisser quelquefois sans récompense. On ne l'y méprise pas toujours 3, quand on a pu une fois le discerner; on l'oublie, et c'est là où l'on sait parfaitement ne faire rien, ou faire très-peu de chose, pour ceux que l'on estime beaucoup.

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* Il est difficile à la cour que, de toutes les pièces que l'on emploie à l'édifice de sa fortune, il n'y en ait quelqu'une qui porte à faux. L'un de mes amis qui a promis de parler', ne parle point; l'autre parle mollement : il échappe à un troisième de parler contre mes intérêts et contre ses intentions à celui-là manque la bonne volonté, à celui-ci l'habileté et la prudence : tous n'ont pas assez de plaisir à me voir heureux pour contribuer de tout leur pouvoir à me rendre tel. Chacun se souvient assez de tout ce que son établissement lui a coûté à faire, ainsi que des secours qui lui en ont frayé le chemin on serait même assez porté à justifier les services qu'on a reçus des uns, par ceux qu'en de pareils besoins on rendrait aux autres, si 1o le premier et l'unique soin qu'on a, après sa fortune faite, n'était pas de songer à soi.

9

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* Les courtisans n'emploient pas ce qu'ils ont d'esprit, d'adresse et de finesse, pour trouver les expédients d'obliger ceux de leurs amis qui implorent leur secours, mais seulement pour leur trouver des raisons apparentes, de spécieux prétextes, ou ce qu'ils appelient une impossibilité de le pouvoir faire; et ils se persua

1. Il ne faut rien exagérer. » C'est une concession perfide qui rend encore plus dure la satire qui suit.

2. Attente contre le vrai mérite. » L'on ne cherche pas à nuire au mérite autrement qu'en le laissant quelquefois sans récompense. L'expression est remarquable en ce qu'elle représente .e mérite comme quelque chose de sacré et d'inviolable

3.

4.

5

Pas toujours. » Ironie très-fine et très-cruelle.

C'est là où. » C'est à la cour.

Pièces. Matériaux qui servent à construire cet édifice.

6. Porte à faux. Une pièce porte à faux, quand elle n'est pas appuyée convenablement sur un point solide, et quand elle menace ruine.

7. De parler. De parler à quelqu'un pour moi. L'emploi de ce verbe sans aucune espèce de complément est chose curieuse. Pourquoi avait-on à parler à la cour, si ce n'est pour demiander grâce pour soi ou pour un autre?

8.

Son établissement. » De ce qu'il lui en a coûté pour établir sa fortune. 9. A justifier les services. A montrer qu'on était digne de ces services.

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40. Si. Ici encore l'auteur feint de justifier le coupable pour l'accabler plus à son aise et d'une manière plus inattendue.

41. Les expédients d'obliger. » Expédients ne s'emploie guère avec un complément; cependant il est plus exact et plus significatif dans cette phrase que manières ou moyens

dent d'être quittes par là en eur endroit de tous les devoirs de l'amitié ou de la reconnaissance.

Personne à la cour ne veut entamer 2; on s'offre d'appuyer, parce que, jugeant des autres par soi-même, on espère que nul n'entamera, et qu'on sera ainsi dispensé d'appuyer. C'est une maniere douce et polie de refuser son crédit, ses offices et sa médiation à qui en a besoin.

* Combien de gens vous étouffent de caresses dans le particulier, vous aiment et vous estiment, qui sont embarrassés de vous dans le public, et qui, au lever3, ou à la messe, évitent vos yeux et votre rencontre ! Il n'y a qu'un petit nombre de courtisans qui, par grandeur ou par une confiance qu'ils ont d'eux-mêmes, osent honorer devant le monde le mérite qui est seul, et dénué de grands établissements.

* Je vois un homme entouré et suivi, mais il est en place, j'en vois un autre que tout le monde aborde, mais il est en faveur : celui-ci est embrassé et caressé, même des grands, mais il est riche; celui-là est regardé de tous avec curiosité, on le montre du doigt, mais il est savant et éloquent : j'en découvre un que personne n'oublie de saluer, mais il est méchant : je veux un homme qui soit bon, qui ne soit rien davantage, et qui soit recherché.

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1. En leur endroit. Envers eux, à leur égard. A un peu vieilli.

2. Entamer. Présenter le premier une demande. Voyez la remarque qui a été faite un peu plus haut, page 177, note 7, sur parler, employé sans régime. Au lever du roi où assistaient tous les courtisans.

3. Au lever.

4.

Caressé..

Je vous vois accabler un homme de caresses,

Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres et de serments,

Vous chargez la fureur de vos embrassements, etc.

MOLIÈRE, le Misanthrope, 1, 1.

Ces mœurs exagérées et efféminées étaient un reste des habitudes italiennes que plusieurs reines avaient apportées avec elles à la cour.

5. Mais il est méchant. Trait de satire fort piquant qui attribue à la méchanceté un rang presque aussi élevé dans le monde, qu'à la faveur et au mérite.

6. Qui soit bon. J.-J. Rousseau fait très-bien voir comment la bonté est inféricure à la vertu et n'a pas tout à fait droit à la même vénération : « On peut être bon sans être pour cela un homme vertueux. Celui qui n'est que bon ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaisir à l'être : la bonté se brise et perit sous le choc des passions hunaines; l'homme qui n'est que bon n'est bon que pour lui. Qu'est-ce donc que l'homme vertueux? C'est celui qui sait vaincre ses affections, car alors il suit sa raison, sa conscience; il fait son devoir, il se tient dans l'ordre, et rien ne l'en peut écarter. Commandez à Votre cœur et vous serez vertueux. Il n'y a point de vertu sans combat. Le mot de verta vient de force; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature et fort par sa volonté; c'est en cela que consiste le mérite do

* Vient-on de placer quelqu'un dans un nouveau poste, c'est un débordement de louanges en sa faveur qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la galerie, tout l'appartement: on en a au-dessus des yeux, on n'y tient pas. Il n'y a pas deux voix différentes sur ce personnage; l'envie, la jalousie parlent comme l'adulation: tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d'un homme ce qu'ils en pensent ou ce qu'ils n'en pensent pas, comme de louer souvent celui qu'ils ne connaissent point. L'homme d'esprit, de mérite ou de valeur, devient en un instant un génie du premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l'on fait de lui, qu'il paraît difforme près de ses portraits il lui est impossible d'arriver jamais jusqu'où la bassesse et la complaisance viennent de le porter; il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on l'avait mis? tout le monde passe facilement à un autre avis. En est-il entièrement déchu? les machines qui l'avaient guindé si haut, par l'applaudissement et les éloges, sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris; je veux dire qu'il n'y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s'étaient comme dévoués à la fureur d'en dire du bien".

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l'homme juste; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons point vertueux, parce qu'il n'a point besoin d'efforts pour bien faire. »

1. Dans un nouveau poste.» La Clef dit: Cela est arrivé à M. de Luxembourg, quand il entra dans le commandement des armées.

2. Au-dessus des yeux. » Figure entachée d'un peu d'affectation.

3. Qui les force de dire.» Ce torrent qui force de dire n'est pas une tournure bien élégante.

Les machines. Les métaphores tirées de l'architecture sont assez fréquentes dans La Bruyère. Elles étaient mises à la mode par les grands travaux que Louis XIV faisait executer dans presque toutes les demeures royales. Il les surveillait lui-même fort activement jusque dans les détails, auxquels il croyait très-bien s'entendre. I es courtisans, à son exemple, affectaient le goût et la connaissance de tout ce qui cogcerne les bâtiments, et de là vinrent dans la langue beaucoup d'expressions et da figures empruntées à l'art des architectes.

5. Fureur est ici dans le sens latin de furor, folie manie. On dit encore tous les jours aimer à la fureur.

6. « Dn bien. » Il ne fault veoir un homme eslevé en dignité : quand nous l'aurions cogneu, trois jours devant, bomme de peu, il coule insensiblement en nos pinions, une image de grandeur de suffisance; et nous persuadons que, croissant de train et de crédit, il est creu de mérite: nous jugeons de luy, non selon sa valeur, mais à la mode des jectons. selon la prérogative de son rang. Que la chance tourne aussi, qu'il retumbe et se mesle à la presse. chascun s'enquiert avecques a miration de la cause qui l'avoit guindé si hault: « Est-ce luy? faict-on; n'y sçavoit-il aultre ehose quand il y estoit? Les princes se content, nt ils de si peu? Nous estions vraya

* Je crois pouvoir dire d'un poste éminent et délicat, qu'on y monte plus aisément qu'on ne s'y conserve.

* L'on voit des hommes tomber d'une haute fortune par les mêmes defauts qui les y avaient fait monter.

* Il y a dans les cours deux manières de ce que l'on appelle congédier son monde ou se défaire des gens. se fâcher contre eux, ou faire si bien qu'ils se fâchent contre vous, et s'en dégoûtent.

* L'on dit à la cour du bien de quelqu'un pour deux raisons : la première, afin qu'il apprenne que nous disons du bien de lui; la seconde, afin qu'il en dise de nous.

* Il est aussi dangereux à la cour de faire les avances, qu'il est embarrassant de ne les point faire.

* Il y a des gens à qui ne connaître point le nom et le visage a'un homme, est un titre 2 pour en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet homme; ce n'est ni Rousseau, ni un Fabry 3, ni la Couture ; ils ne pourraient le méconnaître 5.

* L'on me dit tant de mal de cet homme, et j'y en vois si peu, que je commence à soupçonner qu'il n'ait un mérite importun. qui éteigne celui des autres.

* Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir vous êtes perdu.

* On n'est point effronté par choix, mais par complexion; c'est ment en bonnes mains! C'est chose que j'ay veu souvent de mon temps. ▾ MoxTAIGNE, Essais, III, *.

1. Defauts. On croirait que l'auteur va dire « par les mêmes qualités. » Le tour qu'il donne à sa pensee est plus fin et plus satirique.

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2. Un titre. Une raison suffisante. Régnier a dit de même, Sat. 11.

Jaloux d'un sot honneur, d'une bastarde gloire,

Comme gens entendus s'en veulent faire accroire:
A faux litre insolents, etc.

La tournure par l'infinitif dans la même phrase est tout à fait latine.

"

3. a Fabry. Brulé il y a vingt ans. (Note de La Bruyère.) — Dans la première édition on lit en note: «Puni pour des saletes.»

4.

La Couture Tailleur d'habits de Madame la Dauphine, lequel était devenu fou, et qui sur ce pied demeurait à la cour, où il faisait des contes fort extravagants. allait souvent à la toilette de Madame la Dauphine.

5. "

Meconnaitre. Ils méprisent cet homme parce qu'ils ne le connaissent point; et pourtant s'il etait un scélérat ou un fou, ils le connaîtraient assurément.

6. Soupçonner qu'il n'ait. Soupçonner est ici employé avec la négative, comme le verbe craindre. Je ne sais si l'on trouverait d'autre exemple de cette construction. Qui éteigne. » Boileau dit (Epitre 7, à Racine, v. 42-14):

7.

Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent;

Et son trop de lumière importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.

L'expression de La Bruyère est plus énergique, mais forcée.

un vice de l'être, mais naturel. Celui qui n'est pas né tel est modeste, et ne passe pas aisément de cette extrémité à l'autre. C'est une leçon assez inutile que de lui dire : Soyez effronté, et vous réussirez. Une mauvaise imitation ne lui profiterait pas, et le ferait échouer. Il ne faut rien de moins dans les cours qu'une vraie et naïve impudence, pour réussir '.

* On cherche, on s'empresse, on brigue, on se tourmente, on demande, on est refusé, on demande et on obtient, mais, dit-on, sans l'avoir demandé, et dans le temps que l'on n'y pensait pas, que l'on songeait même à tout autre chose. Vieux style, menterie innocente, et qui ne trompe personne.

et

3

* On fait sa brigue pour parvenir à un grand poste; on prépare toutes ses machines, toutes les mesures sont bien prises, et l'on doit être servi selon ses souhaits : les uns doivent entamer, les autres appuyer; l'amorce est déjà conduite, et la mine prête à jouer. alors on s'éloigne de la cour. Qui oserait soupçonner d'Artemon qu'il ait pensé à se mettre dans une si belle place, lorsqu'on le tire de sa terre ou de son gouvernement pour l'y faire asseoir? Artifice grossier, finesses usées, et dont le courtisan s'est servi tant de fois, que si je voulais donner le change à tout le public et lui dérober mon ambition, je me trouverais sous l'œil et sous la main du prince, pour recevoir de lui la grâce que j'aurais recherchée avec le plus d'emportement.

* Les hommes ne veulent pas que l'on découvre les vues qu'ils ont sur leur fortune, ni que l'on pénètre qu'ils pensent à une telle dignité, parce que s'ils ne l'obtiennent point, il y a de la

4. Réussir. »

Mais quoy! me diras-tu, il t'en faut autant faire.
Qui ose, a peu souvent la fortune contraire....
Sois entrant, effronté, et sans cesse importune:
En ce temps l'impudence eslève la fortune.
Il est vray; mais pourtant je ne suis point d'avis
De desgager mes jours pour les rendre asservis....
Ce n'est pas mon humeur : je suis mélancolique;
Je ne suis point entrant; ma façon est rustique;
Et le surnom de bon me va-t-on reprochant,
D'autant que je n'ay pas l'esprit d'estre méchant.
REGNIER, Satire ш.

2. La mine. Métaphores guerrières que les courtisans rapportaient de leurs campagnes.

3. « D'Artemon. » Monsieur de Vardes, dit la Clef, revenu de son exil de vingt ans, avait fait une grosse brigue pour être gouverneur du duc de Bourgogne, en quoi il aurait réussi s'il ne fût pas mort.

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