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ils parlent où tous les autres se taisent, entrent, pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n'osent se faire voir 1. Ceux-ci, avec de longs services, bien des plaies sur le corps, de beaux emplois ou de grandes dignités, ne montrent pas un visage si assuré, ni une contenance si libre. Ces gens ont l'oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes; ne sortent pas du Louvre ou du château, où ils marchen et agissent comme chez eux et dans leur domestique 2, semblert se multiplier en mille endroits, et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour : ils embrassent, ils sont embrassés; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des contes: personnes commodes, agréables, riches, qui prêtent, et qui sont sans conséquence.

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* Ne croirait-on pas de Cimon et de Clitandre qu'ils sont seuls chargés des détails de tout l'État, et que seuls aussi ils en doivent répondre? L'un a du moins les affaires de terre, et l'autre les maritimes. Qui pourrait les représenter exprimerait l'empressement, l'inquiétude, la curiosité, l'activité, saurait peindre le mouvement. On ne les a jamais vus assis, jamais fixes et arrêtés qui même les a vus marcher? On les voit courir, parler en courant, et vous interroger sans attendre de réponse. Ils ne viennent d'aucun endroit, ils ne vont nulle part; ils passent et ils repassent. Ne les retardez pas dans leur course précipitée, vous démonteriez leur machine ; ne leur faites pas de questions, ou donnez-leur du moins le temps de respirer et de se ressouvenir qu'ils n'ont nulle affaire, qu'ils peuvent demeurer avec vous et longtemps, vous suivre même ou il vous plaira de les emmener".

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1. N'osent se faire voir. C'est une chose fort curieuse à la cour de Louis XIV, que cette grande faveur de gens qui n'avaient d'autre mérite que de beaucoup jouer et de beaucoup depenser.

2. Leur domestique. Expression toute latine, in suo domestico, dans leur intérieur.

3. Se multiplier. » Mme de Sévigné en parlant d'un de ses amis fort complaisant et fort actif, le désigne presque toujours par le pluriel; elle écrit à sa fille Tous les d'Hacqueville sont à votre disposition. »

4. L'un a.» « Vous diriez que l'un a du moins. » L'auteur remplace le discours indirect par le discours direct, tour vif et rapide dont il s'est souvent servi.

5. ils passent. » On ne saurait mieux, suivant l'expression de l'auteur, peindre le

mouvement.

6. Demonteriez leur machine. » Comme une roue de mouin qui se briserait contre an obstacle.

7. a Emmener. » " Titus, sain et malade, conserve la même activité; il va solliciter un procès le jour qu'il a pris médecine, et fait des vers une autre fois avec la fièvre:

Ils ne sont pas les satellites de Jupiter, je veux dire ceux qui pressent et qui entourent le prince; mais ils l'annoncent et le précèdent; ils se lancent impétueusement dans la foule des cour tisans; tout ce qui se trouve sur leur passage est en péril : leur profession est d'être vus et revus, et ils ne se couchent jamais sans s'être acquittés d'un emploi si sérieux, et si utile à la république. Ils sont, au reste, instruits à fond de toutes les nouvelles indifférentes, et ils savent à la cour tout ce que l'on peut y ignorer il ne leur manque aucun des talents nécessaires pour s'avancer médiocrement. Gens néanmoins éveillés et alertes sur tout ce qu'ils croient leur convenir, un peu entreprenants, légers et précipités ; le dirai-je ? ils portent au vent 2, attelés tous deux au char de la fortune 3, et tous deux fort éloignés de s'y voir assis.

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* Un homme de la cour qui n'a pas un assez beau nom, doit l'ensevelir sous un meilleur ; mais s'il l'a tel qu'il ose le porter, il doit alors insinuer qu'il est de tous les noms le plus illustre, comme sa maison de toutes les maisons la plus ancienne : il doit tenir aux PRINCES LORRAINS, aux Ronans, aux CHASTILLONS,

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et quand on le prie de se ménager: «Hé! dit-il, le puis-je un moment? vous voyez les alaires qui m'accablent; quoique au vrai il n'y en a aucune qui ne soit tout à fait Volontaire. VAUVENARGUES.

1.

En péril. Hyperbole plaisante et bien préparée par ce qui précède.

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2. Ils portent au vent. On dit d'un cheval qu'il porte au vent, quand il porte le nez aussi haut que les oreilles. La comparaison de La Bruyère est tout à fait originale et plaisante. Destouches (le Glorieux, 1, 3), a dit d'un homme fier:

Toujours portant au vent, fier comme un Écossois.

3. Char de la fortune. » Il y a peu de métaphores plus usées que celle-ci. L'auteur en a cependant tiré un excellent parti.

4. Sous un meilleur. Le fils de Fouquet, Le Tellier, Colbert, Louvois, Phelippeaux, Desmarest, ministres de Louis XIV, sont connus sous les noms de comte de Belle-Isle, marquis de Louvois, marquis de Seignelay, marquis de Barbezieux, comte de Maurepas, comte de Maillebois. Tout le monde suivait l'exemple donne par les ministres et approuvé par le roi, qui n'était pas fàché de voir ainsi se former une noblesse nouvelle, et encore moins indépendante que l'ancienne.

5. Qu'il est. Que ce nom est. L'emploi du pronom il se rapportant dans la même phrase à des mots différents est une faute grave contre la langue et contre la clarté. 6. La plus ancienne. La Clef nomme ici M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon. Elle donne ailleurs sur ce prélat des détails curieux : « La maison de ClermontTonnerre est fort illustre et fort ancienne, et ceux qui en sont présentement sont trèsfiers et traitent les autres de petite noblesse et de bourgeoisie. L'évêque de Noyon, qui en est, ayant traité sur ce pied la famille de Harlay, de bourgeois, et étant allé pour diner chez M. le premier président qui l'avait su, celui-ci le refusa en lui disam qu'il n'appartenait pas à un petit bourgeois de traiter un homme de sa qualité; et comme cet evêque lui répondit qu'il avait renvoyé son carrosse, M. le premier président tit mettre les chevaux au sien et le renvoya ainsi; dont on a bien ri à la cour. Après la mort de M. de Harlay, le clergé le pria d'en vouloir faire l'oraison funèbre aux Grands-Augustins, i s'en excusa disant qu'il trouvait le sujet trop stérile; dont le roi etant averti, le renvova dans son diocèse. »

aux MONTMORENCIS, et, s'il se peut, aux PRINCES DU SANG; ne parler que de ducs, de cardinaux et de ministres; faire entrer dans toutes les conversations ses aïeuls paternels et maternels, et y trouver place pour l'oriflamme et pour les croisades; avoir des salles parées d'arbres généalogiques, d'écussons chargés de seize quartiers', et de tableaux de ses ancêtres et des alliés de ses ancêtres; se piquer d'avoir un ancien château à tourelles, à créneaux et à mâchecoulis; dire en toute rencontre ma race, mo branche, mon nom et mes armes; dire de celui-ci qu'il n'est pas homme de qualité; de celle-là, qu'elle n'est pas demoiselle'; ou si on lui dit qu'Hyacinthe a eu le gros lot, demander s'il est gentilhomme. Quelques-uns riront de ces contre-temps, mais il les laissera rire; d'autres en feront des contes, et il leur permettra de conter: il dira toujours qu'il marche après la maison régnante, et à force de le dire, il sera cru.

* C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre roture, et de n'y être pas gentilhomme.

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* L'on se couche à la cour et l'on se lève sur l'interêt; c'est ce que l'on digère le matin et le soir, le jour et la nuit, c'est co qui fait que l'on pense, que l'on parle, que l'on se tait, que l'on agit; c'est dans cet esprit qu'on aborde les uns et qu'on néglige

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1. Seize quartiers prouvent la noblesse de quatre races. Ce mot de quartier, dit Furetiere, qu'on demande pour preuves de noblesse, vient de ce qu'autrefois on mettait sur les quatre coins d'un tombeau les écus du père et de la mère, de l'aleul et de l'afeule du défunt.

2. Machecoulis.» Parapet en saillie ou galerie qu'on faisait au haut des tours et des châteaux, où il y avait des trous par en bas, qui servaient à jeter des pierres et autres choses pour empêcher qu'on n'approchat du pied de la muraille.

3. Demoiselle. Femme ou fille d'un gentilhomme qui est de noble extraction: Ah! qu'une femme demoiselle est une etrange affaire!» MOLIÈRE. Mais dejà du temps de La Bruyère ce mot n'était plus réservé exclusivement à la noblesse: Demoiselle, dit Furetière, se dit aujourd'hui de toutes les filles qui ne sont point mariées, pourvu qu'elles ne soient pas de la lie du peuple, ou nées d'artisans. Ces deux belles demoiselles sont filles d'un marchand, d'un procureur. Les femmes d'avocat tenaient autrefois à grand honneur d'être appelées demoiselles; maintenant elles se font appeler madame..

4. Contre temps. De ces espèces de distraction.

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5. Roture. Roture vient de ruptura, nom donné, sous le régime féodal, à toute propriété qui avait le défrichement pour origine. Les roturiers étaient donc campagnards d'origine, et comme tels soumis à l'impôt de la taille, dont la noblesse exemptait. 6. De n'y être pas. De ne se faire pas passer pour gentilhomme. Le tour est fin et spirituel. Je ne sais pourquoi Suard, dans son ingenieuse notice, a vu dans cette pensee un modèle de naïvete. La naivete, qui est le langage de la nature prise sur le fait et oublieuse on ignorante de l'art, est iare dans le style de La Bruyère, où tout est savant et calculé jusqu'aux plus grandes hardiesses.

7. Agit. Ces figures sont vives et originales. On ne peut mieux exprimer la peaste si souvent répétée que l'intérêt est l'unique mobile des courtisans. La Bruyère

les autres, que l'on monte et que l'on descend, c'est sur cette règle que l'on mesure ses soins, ses complaisances, son estime, son indifférence, son mépris. Quelques pas que quelques-uns fassent par vertu vers la modération et la sagesse, un premier mobile d'ambition les emmène avec les plus avares, les plus violents dans leurs désirs et les plus ambitieux : quel moyen de demeurer immobile où tout marche, où tout se remue, et de ne pas courir où les autres courent? On croit même être responsable à soïmême de son élévation et de sa fortune; celui qui ne l'a point faite à la cour est censé ne l'avoir pas dû faire'; on n'en appelle pas. Cependant s'en éloignera-t-on avant d'en avoir tiré le moindre fruit, ou persistera-t-on à y demeurer sans grâces et sans récompenses? Question si épineuse, si embarrassée, et d'une si pénible décision, qu'un nombre infini de courtisans vieillissent sur le oui et le non 3, et meurent dans le doute.

* Il n'y a rien à la cour de si méprisable et de si indigne qu'un homme qui ne peut contribuer en rien à notre fortune : je m'étonne qu'il ose se montrer.

* Celui qui voit loin derrière soi un homme de son temps et de sa condition, avec qui il est venu à la cour la première fois, s'il croit avoir une raison solide d'être prévenu de son propre mérite, et de s'estimer davantage que cet autre qui est demeuré en chemin, ne se souvient plus de ce qu'avant sa faveur o il pensait de soi-même et de ceux qui l'avaient devancé.

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peat ici latter avec un morceau classique de Cicéron, dont il a imité et renouvelé le tour: Les autres délassements ne conviennent pas à tous les états de la vie, à tous les ages, à tous les lieux : les lettres nourrissent la jeunesse, charment nos vieux ans ; elles servent d'ornement au bonheur, d'asile et de consolation à l'adversité; elles récréent sous le toit domestique et n'embarrassent point au dehors; elles veillent avec nous; en voyage, à la campagne, elles se retrouvent avec nous. Pro Archia, 7

1. Pas dû faire. Il faut se distinguer, disent les ambitieux; c'est une marque de foiblesse de demeurer dans le commun; les génies extraordinaires se démêlent toujoars de la troupe et forcent les destinées. Les exemples de ceux qui s'avancent semblent reprocher aux autres leur peu de mérite.. BOSSUET, Sermon contre l'ambition 2. On n'en appelle pas. C'est un arrêt irrévocable.

3. Vieillissent sur le oui et le non. Deviennent vieux sans se décider entre le oui et le non.

4. Prévenu de son propre mérite. S'il croit avoir raison de faire grand cas de son mérite.

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5. Davantage que. La Bruyère s'est plusieurs fois servi de cette locution employée par tous les écrivains de son temps: Il n'y a rien assurément qui chatouille davantage que les approbations que vous dites. MOLIÈRE, le Bourgeois Gentilhomme, 1.4. Je puis dire devant Dieu qu'il n'y a rien que je déteste davantage que de blesser la vérité. PASCAL, 11 Provinciale.

6. Avant sa faveur. Tournure concise pour avant qu'il ne fût en faveur •

C'est beaucoup tirer de notre ami si, ayant monté à une grande faveur, il est encore un homme de notre connaissance'.

Si celui qui est en faveur ose s'en prévaloir avant qu elle lui échappe; s'il se sert d'un bon vent qui souffle pour faire son chemin; s'il a les yeux ouverts sur tout ce qui vaque, poste, abbaye, pour les demander et les obtenir, et qu'il soit muni de pensions, de brevets et de survivances 3, vous lui reprochez son avidité et son ambition; vous dites que tout le tente, que tout lui est propre, aux siens, à ses créatures, et que, par le nombre et la diversité des grâces dont il se trouve comblé, lui seul a fait plusieurs fortunes. Cependant qu'a-t-il dû faire? Si j'en juge moins par vos discours que par le parti que vous auriez pris vous-même en pareille situation, c'est ce qu'il a fait *.

L'on blâme les gens qui font une grande fortune pendant qu'ils en ont les occasions, parce que l'on désespère, par la médiocrité de la sienne, d'être jamais en état de faire comme eux, et de s'attirer ce reproche. Si l'on était à portée de leur succéder, l'on commencerait à sentir qu'ils ont moins de tort, et l'on serait plus retenu, de peur de prononcer d'avance sa condamnation.

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1. Un homme de notre connaissance.» Un homme qui nous reconnait. Cette expression s'emploie plus souvent au passif et signitie un homme qui est connu de

nous. D

2. D'un bon vent. » La Fontaine s'est servi de la même métaphore :

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaise de régler ses désirs;

Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs.

Elégie vi, pour M. Fouquet.

3. Brevet. Acte expédié par un secrétaire d'Etat, qui portait la concession d'une grâce et d'un don que le roi avait fait à quelqu'un. Survivance.» Privilége que le roi accordait à quelqu'un pour succéder à une charge, et même pour l'exercer conjointement avec celui qui en jouissait.

4. Propre. Que tout lui parait bon à prendre

5. Ce qu'il a fait. » Le tableau que La Bruyère trace de la cour n'est pas flatté; c'est le pillage organisé. Sot est celui qui ne peut en prendre sa part. Mendier, dit Courier, n'est pas honte à la cour: c'est toute la vie du courtisan. Dès l'enfance appris à cela, voué à cet état par honneur, il s'en acquitte bien autrement que ceux qui mendient par paresse ou par nécessité. Il y apporte un art, un soin, une patience, une perseverance, et aussi des avances, une mise de fonds; c'est tout en tout genre d'industrie. Gueux à la besace, que peut-on faire? Le courtisan mendie en carrosse à six chevaux, et attrape plutôt un million que l'autre un morceau de pain noir. Actif, infatigable, il ne s'endort jamais; il veille la nuit et le jour, guette le temps de demander, comme vous celui de semer, et mieux; si nous mettions dans nos travaux la moitié de cette constance, nos greniers chaque année rompraient. Il n'est enfin dédain, outrage ou mépris qui le puissent rebuter. Aucun refus, aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Econduit, il insiste; repoussé, il tient bon; qu'on le chasse, il revient; qu'on le batte, il se couche à terre. Fruppe, mais écoute, et donne. Simple discours.

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