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Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l'on fait de ses ouvrages.

* Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans efforts".

Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages; comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.

* La mêmne justesse d'esprit qui nous fait écrire de bonnes choses, nous fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez * pcur mériter d'être lues.

Un esprit médiocre croit écrire divinement; un bon esprit croit écrire raisonnablement.

* L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle, je l'ai fait; ils l'ont saisi d'abord, et, avant qu'il ait eu le loisir

4. Modestie. Calme, modération, sans s'irriter ni s'enorgueillir; en latin modestia. On voit que La Bruyère tient beaucoup à conserver aux mots le sens le plus rapproche de leur étymologie.

2. Tout ce qui ne l'est point. Tout ce qui n'est pas cette expression.

3. Sans efforts. Tout ce que dit La Bruyère de la justesse ei de la vérité de l'expression est excellent. Il revient à plusieurs reprises sur ce sujet, et il en parle en mattre, d'après son experience. Pascal, dans ses Réflexions sur l'art d'écrire, a surtout insisté sur la logique, et la suite des pensées; Fénelon sur la simplicité et la vérité de la passion; Buffon sur l'ordre et la noblesse Chacun d'eux nous a mis dans la confidence de sa persée et de son travail. C'est à La Bruyère qu'i! appartenait de parler de l'élocution. Il n'est point de plus habile ouvrier de langage, et tous les mérites divers de l'expression éclatent dans ses compositions si petites et si achevées.

4. Qu'elles ne le soient pas assez.. Au demourant, rien ne me despite tant en la sottise, que de quoy elle se plaist plus que aulcune raison ne se peult raisonnablement plaire. C'est malheur que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous renvoye tousiours mal content et craintif, là où l'opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d'ésiouissance et dasseurance C'est aux plus malhabiles de regarder les aultres hominies par dessus lespaule, s'en retournants tousiours du combat pleins de gloire et d'alaigresse. MONTAIGNE, Essais, III, 8.

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5. Dit Ariste. La forme narrative donne ici de la vivacité et de l'agrement a la pensée.

6. Saisi. Expression simple et énergique.

de les trouver mauvais, il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne : je l'excuse, et je n'en demande pas davantage à un auteur, je le plains même c'avoir écouté de belles choses qu'il n'a point faites.

Ceux qui, par leur condition, se trouvent exempts de la jalousie d'auteur, ont ou des passions, ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d'autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n'est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d'un ouvrage1.

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* Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement touché de très-belles choses.

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* Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d'un manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans le monde par l'impression, ou quel sera son sort parmi les habiles: ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude; ils disent alors qu'ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

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Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu'ils ont de la capacité et des lumières, qu'ils savent Juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c'est un premier ouvrage, l'auteur ne s'est pas encore fait un grand nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur; il ne s'agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits: on ne vous

4. La perfection d'un ouvrage. Il semble que La Bruyère, qui a eu un si grand succès et de si violents ennemis, n'ait guère été plus satisfait de l'un que des autres. S'il fait des efforts pour prévenir la censure, ou tout au moins pour s'y résigner, il a l'air de craindre tout autant l'approbation des ignorants et des indifférents, qui s'amusaient des allusions malignes de son livre et n'en sentaient pas le mérite.

2. Le plaisir de la critique. Moquons-nous de cette chicane où ils veulent assu iettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d'avoir du plaisir. MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des femmes.

3. Qui. La règle qui veut que le relatif soit immédiatement précédé de son antécédent, est très-souvent violée par nos meilleurs ecrivains :

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Portés. Voyez la notice de Suard, en tête du volume.

5. C'est un premier ouvrage, Ces petites phrases courtes et rapides sont ici du meilleur effet.

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demande pas, Zélotes', de vous récrier: « C'est un chef-d'œuvre de l'esprit l'humanité ne va pas plus loin: c'est jusqu'où la « parole humaine peut s'élever on ne jugera à l'avenir du goût << de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour cette pièce, »> phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension3 ou l'abbaye; nuisibles à cela même qui est louable et qu'on veut louer. Que ne disiez-vous seulement: Voilà un bon livre; vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l'Europe, et qu'il est traduit en plusieurs langues ; il n'est plus temps.

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* Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n'ont pas compris le sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y mettent du leur ; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, sou

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1. 2. On ne jugera à l'avenir, etc. Voyez comment madan e de Sévigné parle de la représentation d'Esther. Elle n'était pas, comme on sait, grande admiratrice de Racine, qu'elle ne put jamais regarder autrement que comme un jeune homme d'esprit. Mais cette fois, le roi était là et lui a parlé : Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant, c'étaient mesdames d'Auvergne, de Coislir, de Sully. Nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie, avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce: c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée; c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu'on n'y souhaite rien; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès; on est attentif, et on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce. Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant; cette fidélité de l'histoire sainte donne du respect; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes ou de la Sagesse, et mises dans le sujet, sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes: la mesure de l'approbation qu'on donne à celle pièce, c'est celle du goût et de l'attention. » Lettres à madame de Grignan, 21 février. 1689.

Zélotes. L'apostrophe est vive, inattendue, et cependant naturelle.

3. Qui sentent la pension.» Phrases qui semblent avoir pour but d'obtenir une pension, ou les revenus d'une abbaye. Expression énergique et originale.

4. A cela même. A ce livre mème. L'emploi de ces pronoms indéterminés était beaucoup plus fréquent dans la langue du xviie siècle que dans celle du nôtre. Ou s'en servait souvent là où nous mettons un substantif; ce qu'une judicieuse prévoyance n'a pu mettre dans l'esprit des hommes, une maîtresse plus impérieuse, l'expérience, les a forcés de le croire. BOSSUET. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l'âge, veulent remplacer de quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent que les grimaces d'une pruderie scrupuleuse, leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté.. MOLIÈRE Ces tournures se rapprochent tout à fait du neutre latin.

5. Plusieurs langues. Il est ici évidemment question du présent livre des Caractères. 6 Du leur. Façon de parler plus souvent alors usitee qu'aujourd'hui :

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7. Ils les exposent. Les critiques du temps reprochaient avec bien peu de raison

tiennent qu'ils sont mauvais, et tout le monde convient qu'ils sont mauvais mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire.

* Que dites-vous du livre d'Hermodore? Qu'il est mauvais, répond Anthime. Qu'il est mauvais? Qu'il est tel, continue-t-il, que ce n'est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. Mais l'avez-vous lu? Non, dit Anthime. Que n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l'ont condamné sans l'avoir lu, et qu'il est ami de Fulvie et de Mélanie".

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* Arsène, du plus haut de son esprit 3, contemple les hommes; et, dans l'éloignement d'où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse: loué, exalté, et porté jusqu'aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s'admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir, et qu'il n'aura jamais: occupé et rempli de ces sublimes

à La Bruyère ces inversions, qui donnent de la variété à la phrase, et que Fénelon regrettait de ne pas trouver assez fréquemment dans nos écrivains.

4. Que dites-vous? Les écrivains satiriques ont toujours recherché la forme du dialogue. Horace et Boileau en font un grand usage, le premier surtout. Ils se rapprochent par là de la comédie. On a pu soutenir avec raison que les Provinciales de Pascal avaient contribué à former Molière.

2. Et de Mélanie. » Le marquis. Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?

Dorunte. Oui, je prétends la soutenir.

Le marquis. Parbleu, je la garantie détestable,

Dorante. La caution n'est pas bourgeoise. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis

Le marquis. Pourquoi elle est détestable?

Dorante. Oui.

Le marquis. Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.

Durante. Après cela, il n'y a plus rien à dire; voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

Le marquis. Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écou ter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant. Dieu me sauve, et Dorilas, contre qui j'étais, a été de mon avis.

Dorante. L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé. »

MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des femmes, sc. 6. Souvenez-vous que la pièce de Molière fut publiée en 1663, et ce caractère de La Bruyère en 1689.

3. Du plus haut de son esprit. »

Aux conversations même il trouve à reprendre;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre;
Et les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit!

MOLIÈRE, le Misanthrope, acte II, sc. 5.

Voyez tout le portrait qui est fort beau. La Bruyère, qui ne publia ses Caractères que plus de vingt ans après le Misanthrope, a beaucoup emprunté à Molière; il ne lui est pas ici inférieur.

4. Porté. Heureuse gradation.

idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles, éleve par son caractère au-dessus des jugements humains, il aban donne aux âmes communes le mérite d'une vie suivie et uniforme, et il n'est responsable de ses inconstances' qu'à ce cercle d'amis qui les idolâtrent; eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire; il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit si bien reçu dans le monde et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille approuver, mais qu'il daigne lire; incapable d'être corrigé par cette peinture, qu'il ne lira point.

* Théocrine sait des choses assez inutiles, il a des sentiments toujours singuliers; il est moins profond que méthodique, il n'exerce que sa mémoire ; il est abstrait", dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l'écoute; est-il lu®, il

1. Inconstances. Marques d'inconstance. Ce pluriel est rare; l'auteur a dit de même dans la préface, des exactitudes.

2. Eux seuls savent, etc. »

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.

MOLIÈRE, les Femmes suvantes.

3. Des honnêtes gens. Ce mot revient à chaque instant dans les écrivams du XVIe siècle, mais il n'avait que rarement le sens sérieux et solide que nous y altachons. A pro chez les Grecs, signife souvent les plus riches; boni viri, en latin, les partisans du sénat. L'honnête homme du temps de La Bruyère, c'était juste l'opposé du pedant, l'esprit éclairé et poli, qui fuyait toute affectation de science, et qui sans écrire, aimait les lettres et savait en juger. Si je pouvais luieter en ces vieux champions là les grands écrivains de l'antiquité), ie serois honneste homme. MoxTAIGNE, Essais, 1, 25. Parmi les occupations les plus importantes, César ne laisse pas de donner quelques heures aux belles lettres, dont Atticus, cet honnête homme des anciens, n'avait pas acquis une connaissance plus délicate dans la douceur de son repos, et la tranquillité de ses études. SAINT-EVREMOND, Observat ons sur Salluste.

Je dois ces réflexions sur Malherbe, à un honnéte homme de nos amis, qui a tout le discernement qu'on peut avoir, et qui dans la fleur de son age, joint une grande capacité avec une grande sagesse. BOUHCERS, Manière de bien penser, iv. Pascai a donne une définition étendue de l'honnête homme dans un curieux passage de ses Pensées.

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4. a Approuver. Le père Bouhours a fait un portrait tout semblable, qui a servi à La Bruyere, aussi bien que celui de Molière Voici ce passage dont la pureté élégante montre encore mieux ce que vaut la perfection savante et énergique de notre auteur: Je ne hats rien tant que certains esprits qui s'en font extrêmement accroire. Ils ont dans leur mine, dans leurs gestes, et jusque dans le ton de leur voix, un air de fierte et de suffisance, qui fait juger qu'ils sont fort contents d'eux-mêmes. Ils font profession de u'estimer rien, et de trouver à redire à tout. ne se fait pas un ɔuvrage d'esprit, qui ne leur fasse pitié; mais en récompense, ils ne font rien qu'ils n'admirent. Ils prennent quelquefois un ton d'oracle, et décident de tout souverainement dans les compagnies. Pour leurs ouvrages, ils en font un grand mystère, ou par affectation, ou pour exciter davantage la curiosité de ceux qui ont envie de les voir, ou parce qu'ils jugent peu de personnes capables d'en connoitre ie juste prix. Ce sont des trésors cachés, qu'ils ne communiquent qu'à trois ou quatre de leurs admirateurs. Entretiens d'Ariste et d' Eugene, iv.

5. Abstrait. Distrait, celui qui ne peut appliquer son attention à aucun sujet, abstrait, celui qui la concentre en lui-même et sur ses idées.

6. Est-il lu. Tournure vive, qui ressemble à "ablatiť absolu des latins.

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