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désire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté. Les passions tyrannisent l'homme, et l'ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Triphon qui a tous les vices, je l'ai cru sobre, chaste, libéral, humble, et même dévot: je le croirais encore, s'il n'eût enfin fait sa fortune.

L'on ne se rend point sur le désir de posséder et de s'agrandir: la bile gagne, et la mort approche, qu'avec un visage flétri, et des jambes déjà faibles, l'on dit : Ma fortune, mon établissement.

* Il n'y a au monde que deux manières de s'élever, ou par sa propre industrie ', ou par l'imbécillité des autres.

Les traits découvrent la complexion et les mœurs; mais la mine désigne les biens de fortune : le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages.

* Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de mérite, mais pauvre; il croirait en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mêmes dispositions ils ne courent pas risque de se heurter ".

* Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même : Fort bien, j'en suis ravi; tant mieux pour eux vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux nourri qu'à

vous en avez deux, beaucoup davantage; si plusieurs, votre revenu diminue d'autant. Si comme on le rapporte de Danaus, vous aviez cinquante filles, voilà bien des dots qui réduiraient à rien la plus grande fortune; c'est en effet par proportion aux besoins que se mesure ce qu'on appelle la richesse. Si donc vous n'avez point ce grand nombre de filles, mais des passions innombrables qui chacune tarirait en un rien de temps les plus gros trésors, comment pourrai-je dire de vous que vous êtes riche, lorsque à chaque instant vous sentez vous-même votre indigence?» CICERON, Paradoxe 6.

4. Industrie. La pensée suivante de Vauvenargues explique le sens de ce mot: • Moins on veut mériter sa fortune, plus il faut se donner de peine pour la faire. — Ou peut remarquer qu'il n'est nulle part question dans ce chapitre de la fortune acquise par le mérite et le travail, sans brigue ni industrie suspecte. Etait-ce chose si rare dans le siècle de La Bruyère? Il semble que pour lui, parvenus et fripons soient toujours synonymes. Il y a de notre temps d'autres manières de s'élever et de plus hono rables que celles qui sont indiquées dans ce passage.

2. De se heurter. On aime à retrouver dans La Bruyère cette noble fierté du mérite qui ne veut point s'abaisser devant l'orgueil de la naissance ou de la fortune. Le xvie siecie estimait fort la littérature et les beaux-arts, et faisait peu de cas de la personne des écrivains. Voiture trouva partout des allusions malignes à l'humilité de sa naissance. Molière fut publiquement insulté à la cour par La Feuillade, malgré la protection du roi: Racine et Boileau furent menacés de coups de bâton par le duc de Nivernois, à l'occasion d'une méchante épigranime qu'on leur attribuait à tort. Voltaire, dans jeunesse, fut lâchement maltraité par un Sully.

l'ordinaire; qu'il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà fait un gain raisonnable. Deu veuille qu'il en vienne dans peu de temps jusqu'à me mépriser!

* Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription! Il n'y aurait plus de rappel : quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants! quelle majesté n'observent-ils pas à l'égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n'a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement! Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et les habiles. HOMÈRE est encore, et sera toujours les receveurs de droits, les publicains', ne sont plus, ont-ils été2? Leur patrie, leurs noms sont-ils conmus? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans? Que sont devenus ces importants personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu'à l'éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom', qui ne daignaient pas l'associer à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n'était pas riche, et qui faisait un livre? Que deviendront les Fauconnets ? iront-ils aussi loin dans la postérité que DESCARTES né Français, et mort en Suède ?

* Du même fonds d'orgueil dont l'on s'élève fièrement au

4. Les publicains. C'étaient les partisans des anciens.

2. Ont-ils été? Manière vive et originale de dire personne ne s'inquiète s'ils ont jamais été.

3. Homère. Ce mélange des mœurs modernes et des noms antiques est ici d'un effet très-comique.

4. Par son nom. Sans dire monsieur.

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5. L'associer à leur table. Les financiers devinrent de plus en plus polis, et dans le xvIIe siècle ils étaient les protecteurs les plus éclairés des beaux-arts, et souvent eux-mêmes écrivains. Lesage fait dire à Turcaret : Pour surcroit de réjouissance, i'amènerai ici M. Gloutonneau, le poëte; aussi bien, je ne saurais manger, si je n'ai quelque bel esprit à ma table. Il ne dit pas quatre paroles dans un repas, mais il mange et pense beaucoup. Peste! c'est un homme bien agréable. 11, 4. Et Duclos écrivai plus sérieusement: Les gens de fortune sont blessés des éloges qu'on donne à leur magnificence, parce qu'ils sentent qu'ils ont un autre mérite que celui-là; on veu tirer sa gloire de ce qu'on estime le plus. Ils recherchent les gens de lettres et se font tonneur de leur amitié..

6. Les Fauconnets. Il y avait un bail de fermes sous ce nom. Les Berthelot et autres s'y enrichirent.

7.

En Suède. En imprimant en italiques les mots né français et mort en Suède, La Bruyère a voulu attirer l'attention du lecteur sur ces circonstances, et lui rappeler que Descartes a été éloigné de sa patrie par de déplorables cabales.

8. Du, dont. Expriment la cause, la manière et répondent ici à par, avec. Les

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dessus de ses inférieurs, l'on rampe ' vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C'est le propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur le mérite personnel, ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre.

* Il y a des âmes sales, pétries de boue 2 et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu; capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri✦ des monnaies; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l'argent.

* Commençons par excepter ces âmes nobles et courageuses, s'il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices, ne peuvent séparer de ceux qu'ils se sont une fois choisis pour amis, et, après cette précaution", disons hardiment une chose triste et

Latins disent de même de industria, avec intention. Racine a dit
De quelle noble ardeur pensez-vous qu'ils se rangent
Sous les drapeaux d'un roi longtemps victorieux?

Et Molière:

Ces obligeants discurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat

Mithridate

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2. Pétries de boue. Expressions énergiques et d'une familiarité populaire. 3. Denier dix.» Prêter au denier dix, c'est demander une livre d'intérêts pon? dix livres de capital, ou dix pour cent.

4. Décri. Décrier une monnaie, c'est défendre d'en faire usage, la mettre par ordonnance hors de cours. La variété des monnaies et la facilité à les contrefaire, étaient cause d'un grand nombre de friponneries.

5. Après cette précaution. La Rochefoucauld a eu le tort de ne parler nulle par de ces exceptions. Il ne semble tenir aucun compte de l'héroïsme et du dévouement. Si vous supposez en tête de son ouvrage une précaution du genre de celle-ci, il pa raitra beaucoup moins faux qu'on ne se plait à le dire.

douloureuse à imaginer: Il n'y a personne au monde si bien é avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille offres de services, et qui nous serl quelquefois, qui n'ait en soi, par l'attachement à son intérêt, des dispositions très-proches à rompre avec nous, et à devenir notre ennemi.

* Pendant qu'Oronte augmente avec ses années son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s'élève, croît, s'embellit, et entre dans sa seizième année; il se fait prier à cinquante ans pour l'épouser, jeune, belle, spirituelle : cet homme sans naissance, sans esprit et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux.

* Le mariage, qui devrait etre a l'homme une source de tous les biens, lui est souvent, par la disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous lequel il succombe : c'est alors qu'une femme et des enfants sont une violente tentation à la fraude, au mensonge, et aux gains illicites; il se trouve entre la friponnerie et l'indigence étrange situation 2!

Épouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune : il n'opère pas toujours ce qu'il signifie.

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* Celui qui n'a de partage avec ses frères que pour vivre à l'aise bon praticien, veut être officier; le simple officier se fait magistrat, et le magistrat veut présider et ainsi de toutes les conditions, où les hommes languissent serrés et indigents, après avoir tenté au delà de leur fortune, et forcé, pour ainsi dire, leur destinée; incapables tout à la fois de ne pas vouloir être riches, et de demeurer riches.

* Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois au feu,

. Lié de société. » Lié est suivi de la préposition de, comme le verbe aimer dans ce vers de La Fontaine :

2. ·

Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre.

Étrange situation. Le mot si connu du sergent des Plaideurs: Frappez : j'ai quatre enfants à nourrir, est aussi triste qu'il est comique.

3. Celui qui n'a de partage. Celui qui n'a dans sa part de patrimoine.

4. Praticien. Avocat ou procureur.

5. a Officier. Celui qui a acheté une charge ou office dans une cour inférieure, le magistrat au parlement était grand officier.

6. Serrés. Enfermés dans une condition dont ils voudraient et ne peuvent sortir. 7. Forcer leur destinée. L'expression est de Bossuet: « Condé semblait ne pour entraîner la fortune dans ses desseins, et forcer les destinées.» Oraison funèbre du vrince de Condé, p. 333 de l'édition annotée de M. A. Didier.

achète un manteau, tapisse ta chambre: tu n'aimes point ton héri tier, tu ne le connais point, tu n'en as point'.

* Jeune, on conserve pour sa vieillesse; vieux, on épargne pour la mort. L'héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste.

* L'avare dépense plus mort 2, en un seul jour, qu'il ne faisait vivant en dix années; et son héritier plus en dix mois, qu'il n'a su faire lui-même en toute sa vie.

* Ce que l'on prodigue, on l'ôte à son héritier; ce que l'on épargne sordidement, on se l'ôte à soi-même. Le milieu est justice pour soi et pour les autres.

* Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d'héritiers.

* Triste condition de l'homme, et qui dégoûte de la vie ! il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l'agonie de nos proches : celui qui s'empêche de souhaiter que son père y passe bientôt, est homme de bien.

* Le caractère de celui qui veut hériter de quelqu'un, rentre dans celui du complaisant : nous ne sommes point mieux flattés, mieux obéis, plus suivis, plus entourés, plus cultivés, plus ménagés, plus caressés de personne pendant notre vie, que de celui qui croit gagner à notre mort, et qui désire qu'elle arrive.

* Tous les hommes, par les postes différents, par les titres et par les successions, se regardent comme héritiers les uns des autres, et cultivent par cet intérêt, pendant tout le cours de leur

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1. Tu n'en as point. Allons, cuisinier, mets dorénavant plus d'huile dans mes choux. Faut-il que je me nourrisse d'herbes les jours de fêtes, ou d'une tranche de hure enfumée et percée aux oreilles, pour qu'un jour mon petit-fils se rassasie de foies d'oie! que je devienne étique, conservant à peine figure d'homme, pour que son ventre énorme tremble sous le poids de la graisse. PERSE, Sat. 6.

2. Dépense plus mort. Fait plus dépenser pour ses funérailles. L'expression est un peu forcée, mais vive et originale.

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3. Dépendre. S'emploie rarement sans régime.

4. Qui croit gagner à notre mort. Les heritiers complaisants abondèrent tellement à Rome au commencement de l'empire, et ils entendaient si bien leur métier, que les gens de fortune ne voulaient plus se marier, de peur d'avoir des héritiers directs qui mettraient les autres en fuite. Auguste fit en vain plusieurs lois contre les celibataires. Le désir d'être obéi et flatté fit plus que la nature et la politique. Or spéculait même sur cette servilité. De riches célibataires mettaient le feu à leurs vieilles maisons, et tous leurs amis s'empressaient de les faire reconstruire à leurs frais, dans l'espérance de retrouver avec usure dans un bon testament les dons qu'ils avaient faits avec une apparence de générosité. Voyez dans Rome au siècle d'Auguste. par M. Ch. Dezobry, un chapitre fort curieux sur les Captateurs de testaments, t. iii page 241

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