Page images
PDF
EPUB

n'en perd pas une seule parole ni le moindre geste : il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser; tous veulent l'absoudre, et le curé l'emporte.

* L'on porte Crésus au cimetière de toutes ses immenses richesses que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu'il a épuisées par ie luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas de meuré de quoi se faire enterrer; il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours : l'on n'a vu chez lui ni julep ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l'ait assuré de son salut.

*Champagne, au sortir d'un long diner qui lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées d'un vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province, si l'on n'y remédiait : il est excusable; quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu'on puisse quelque part mourir de faim '.

Sylvain de ses deniers a acquis de la naissance et un autre nom; il est seigneur de la paroisse où ses aïeuls payaient la taille : il n'aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son gendre.

* Dorus passe en litière par la voie Appienne, précédé de ses affranchis et de ses esclaves, qui détournent le peuple et font faire place; il ne lui manque que des licteurs; il entre à Rome avec ce cortége, où il semble triompher de la bassesse et de la pauvreté de son père Sanga.

* On ne peut mieux user de sa fortune que fait Périandre1: elle lui donne du rang, du crédit, de l'autorité; déjà on ne le

1. Mourir de faim. Cette simplicité d'expressions est bien éloquente. Peu d'écrivains du temps auraient osé s'en servir. Massillon lui-même, dans les sermons où il prèche l'humanité aux grands, a recours à des périphrases, et n'appelle point par leurs noms redoutables la misère et la faim. C'est l'honneur de La Bruyère d'avoir été si profondément révolté du contraste inique de tant de luxe et de tant de pauvreté. En 1698, Vauban écrivait que la dixième partie de la population était réduite à la mendicité et mendiait en effet.

2. La taille. Autrefois impôt seigneurial; aujourd'hui grande imposition qu'on fait tous les ans de la part du roi sur le peuple et les roturiers pour soutenir les charges de l'État. Les tailles se lèvent ordinairement par capitation et par contribution personBelle. Les nobles, les ecclésiastiques et les officiers du roi sont exempts des tailles. FURETIÈRE.

3. Triompher de la pauvreté de son père. Belle et antique expression.

4. Périandre. Langlée qui, d'une naissance obscure et sans mérite, était devenu un personnage considérable par son habileté et son bonheur au jeu. Avec trèspeu ou point d'esprit, dit Saint-Simon, mais une grande connaissance du monde, il sut prêter de bonne grâce, attendre de meilleure grâce encore, se faire beaucoup d'amis et de la réputation à force de procédés. Il fut de toutes les parties, de toutes les fêtes,

prie plus d'accorder son amitié, on implore sa protection. I a commencé par dire de soi-même, un homme de ma sorte; il passe à dire, un homme de ma qualité : il se donne pour tel; et il n'y a personne de ceux à qui il prête de l'argent, ou qu'il reçoit à sa table, qui est délicate, qui veuille s'y opposer. Sa demeure est superbe; un dorique règne dans tous ses dehors; ce n'est pas une porte, c'est un portique : est-ce la maison d'un par ticulier, est-ce un temple? le peuple s'y trompe. Il est le seigneur dominant de tout le quartier ; c'est lui que l'on envie, et dont on voudrait voir la chute; c'est lui dont la femme, par son collier de perles, s'est fait des ennemies de toutes les dames du voisinage. Tout se soutient dans cet homme; rien encore ne se dément dans cette grandeur qu'il a acquise, dont il ne doit rien, qu'il a payée. Que son père si vieux et si caduc n'est-il mort il y a vingt ans et avant qu'il se fit dans le monde aucune mention de Périandre! Comment pourra-t-il soutenir ces odieuses pancartes qui déchiffrent les conditions, et qui souvent font rougir la veuve et les héritiers? Les supprimera-t-il aux yeux de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante, et aux dépens de mille gens qui veulent absolument aller tenir leur rang à des obsèques? Veut-on d'ailleurs qu'il fasse de son père un noble homme, et peut-être un honorable homme, lui qui est messire* ?

3

[ocr errors]

de tous les Marlys [de tous les voyages du roi à Marly, où les plus grands et les favoris seuls étaient admis.]; lié avec toutes les filles du roi, et tellement familier avec elles, qu'il leur disait souvent leurs vérités. Il était fort bien avec les princes du sang qui mangeaient très-souvent à Paris chez lui, où abondait la plus grande et la meilleure compagnie. Il s'était rendu maître des modes, des fêtes, des gouts, à tel point que personne n'en donnait que sous sa direction, à commencer par les princes et les princesses du sang..

1. Il passe à dire. Passer à s'emploie ordinairement avec un substantif, passer à autre chose.

2. Que son père n'est-il. Que précède d'ordinaire immédiatement ne dans ces sortes de phrases:

Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts! RACINE, Phèdre, acte 1. 3. Pancartes. Billets d'enterrement. (Note de La Bruyere.) 4. Noble homme. On donne à des bourgeois la qualité de noble homme, qui ne devrait appartenir qu'aux vrais nobles. Honorable homme est un titre que Ton donne dans les contrats à ceux qui n'en ont pas d'autres, et qui n'ont ni charge, ni seigneurie qui leur donne une distinction particulière. C'est celle que prennent les petits bourgeois, les marchands et les artisans. Ce titre est à présent avili et est en quelque façon opposé à noblesse. Il se donnait autrefois à ceux qui avaient passe par les magistratures, qu'on appelait personnes honorables. FURETIÈRE.

5. Messire. Titre ou qualité que prennent les nobles et les personnes de qualité. dans les actes qu'ils passent. Fut présent haut et puissant seigneur Messire Pierre Séguier, chevalier, chancelier de France. FURETIÈRE.

* Combien d'hommes ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés que l'on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient placés dans de beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements, ni leurs progès!

* Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées, avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle1?

* Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose que Dieu croit donner aux hommes, en leur abandonnant les richesses, l'ar gent, les grands établissements et les autres biens, que la dispensation qu'il en fait, et le genre d'hommes qui en sont le mieux pourvus.

* Si vous entrez dans les cuisines, où l'on voit réduit en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de vous faire manger au delà du nécessaire, si vous examinez en détail tous les apprèts des viandes qui doivent composer le festin que l'on vous prépare; si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu'elles prennent avant de devenir un mets exquis, et d'arriver à cette propreté et à cette élégance qui charment vos yeux, vous font hésiter sur le choix, et prendre le parti d'essayer de tout; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés, quel dégoût! Si vous allez der rière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages qui font les vols et les machines; si vous considérez combien de gens entrent dans l'exécution de ces mouvements, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz: Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? vous

4. Notre siècle. La ruine de la noblesse et l'élévation toujours croissante de la bourgeoisie n'est pas un des traits les moins intéressants du règne de Louis XIV. Ainsi commençait la révolution. Ceux qui la préparaient ne s'en doutaient guere.

2. Pourvus. Cette pensée semble une inspiration de Bossuet qui l'a exprimée. plusieurs fois : Lorsque rappelant en mon esprit la mémoire de tous les siècles, je vois si souvent les grandeurs du monde entre les mains des impies, ah! qu'il m'est aisé de comprendre que Dieu fait peu d'état de telles faveurs, et de tous les biens qu'il donne pour la vie présente! Et toi, o vanité et grandeur humaine, triomphe d'un jour, superbe néant, que tu parais peu à ma vue, quand je te regarde par cet endroit! Sermon sur la Providence.

vous récrierez: Quels efforts! quelle violence! De même n'approfondissez pas la fortune des partisans 1.

2

* Ce garçon si frais, si fleuri, et d'une si belle santé, est seigneur d'une abbaye et de dix autres bénéfices 3; tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n'est payé qu'en médailles d'or. Il y a ailleurs six vingts familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain; leur pauvrete est extrême et honteuse : quel partage! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir 1?

Chrysippe, homme nouveau et le premier noble de sa race, aspirait, il y a trente années, à se voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien : c'était là le comble de ses souhaits et sa plus haute ambition; il l'a dit ainsi, et on s'en souvient. Il arrive, je ne sais par quels chemins, jusques à donner en revenu à l'une de ses filles, pour sa dot, ce qu'il désirait lui-même d'avoir en fonds pour toute fortune pendant sa vie : une pareille somme est comptée dans ses coffres pour chacun de ses autres enfants qu'il doit pourvoir, et il a un grand nombre d'enfants : ce n'est qu'en avancement d'hoirie, il y a d'autres biens à espérer après sa mort: il vit encore, quoique assez avancé en ago, et il use le reste de ses jours à travailler pour s'enrichir.

* Laissez faire Ergaste', et il exigera un droit de tous ceux

1. Partisans. Cette satire est vive et amère; et pourtant La Bruyère n'a pas voulu tout dire. La fortune de la plupart des grands sortait de la même cuisine, comme dit notre auteur. Presque tous sollicitaient du roi des confiscations ou des gains honteux qu'on appelait affaires. Ainsi le comte de Grammont parvient à saisir un homme condamné pour concussion à une amende de 12,000 écus et qui était en fuite; il demande au roi de lui abandonner cet homme, dont il tire 40 à 50,000 livres Un graveur, enfermé pour toute sa vie dans la Bastille, parce qu'il avait fait paraitre quelques caricatures contre la cour, se désespère et se suicide; le roi donne ses biens la Dauphine; et Dangeau écrit: «Aujourd'hui le roi a donné à madame la Dauphine un homme qui s'est tué lui-même; elle espère en tirer beaucoup d'argent. ■ Il est singulier de voir combien était peu délicate, en beaucoup d'endroits, la morale d'un siècle d'ailleurs si poli.

2. Ce garçon. Les clefs nomment Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de Reims.

3. Bénéfices. Revenus dont était dotée une église.

4. Un avenir. Quel avenir? Celui que fait espérer la religion, ou celui qui s'est accompli par la révolution? Cette phrase est bien hardie dans son obscurité sans doute talculée.

[ocr errors]

5. Carysippe. Laugeois, fermier général, dont le fils a épousé la fille du président Cousin, et la fille le fils du maréchal de Tourville.

6. Hloirie. Succession, hérédité.

7

[ocr errors]
[ocr errors]

Ergaste. Le baron de Beauvais, grand donneur d'avis, doit la mère était lenume de chambre d'Anne d'Autriche.

qui boivent de l'eau de a rivière, ou qui marchent sur la terre ferme il sait convertir en or jusques aux roseaux, aux joncs, et à l'ortie 1; il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu'il a écoutés. Le prince ne donne aux autres qu'aux dépens d'Ergaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues; c'est une faim insatiable d'avoir et de posséder : il trafiquerait des arts et des sciences, et mettrait en parti jusques à l'harmonie 2. Il faudrait, s'il en était cru, que le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir de la musique d'Orphée, et se contenter de la sienne.

* Ne traitez pas avec Criton 3, il n'est touché que de ses seuls avantages. Le piége est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu'il possède, feront envie; il vous imposera des conditions extravagantes. Il n'y a nul ménagement et nulle composition à attendre d'un homme si plein de ses intérêts, et si ennemi des vôtres; il lui faut une dupe.

* Brontin 1, dit le peuple, fait des retraites, et s'enferme huit jours avec des saints; ils ont leurs méditations, et il a les siennes,

* Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie; il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs. * Si l'on partage la vie des P. T. S. en deux portions égales, la première, vive et agissante, est tout occupée à vouloir affliger

[ocr errors]

1. A l'ortie. Lemontey, dans son Essai sur la monarchie de Louis XIV, ouvrage instructif, quoique dénigrant trop un siècle qui a eu tant de grandeur, cite un témoignage curieux de la terreur qu'inspirait partout la rapacité du fisc: « L'intendant d'une des provinces les plus pauvres du royaume, ayant le dessein d'y encourager l'éducation des abeilles, fit demander le nombre des ruches qui existaient dans chaque paroisse. Dès que cette curiosité fut connue, les habitants, fortement persuadés qu'un intendant ne pouvait avoir que des intentions malfaisantes, se hâtèrent de détiuire tous leurs essaims.

2. Mettrait en parti, etc. Mettrait une taxe, un impôt sur l'harmonie.

3

«Criton. La clef dit : «Berryer. Il était du pays de Mans, simple sergent de beis. Il se fit connaitre à M. Colbert, du temps de la réforme des forêts de Normandie, et s'en fit si bien écouter, qu'il gagna sa confiance, dont il se servit pour lui donner une quantité d'avis qui lui ont fait acquérir de grands biens. Il a laissé plusieurs enfants, dont un est maitre des requêtes appelé de la Férière, qui a épousé la petite-fille de feu M. de Novion, premier président, qui, pour consentir à cette alliance, a reçu 100,000 livres. »

4. a Brontin. Berryer dont on a fait courir les Méditations. M. Walckenaer cite les titres de plusieurs satires contre les financiers: la Nouvelle Ecole publique ou l'Art de voler suns ailes; l'Art de plumer la poule sans crier; les Partisans démasqués; Pluton maltólier. La plupart de ces libelles étaient l'ouvrage des Protestants réfugiés en Hollande, qui se raillaient et jouissaient des misères de la France. 5. P. T. S. » Partisans.

« PreviousContinue »