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de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle, et il ne vous coûtera bientôt, pour le connaître, que de l'avoir écouté; vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l'état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison; vous comprendrez qu'il est noble, qu'il a un château, de beaux meubles, des valets.

et un carrosse.

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* Il y a des gens qui parlent un moment avant que d'avoir pensé il y en a d'autres qui ont une fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d'expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien; ils sont puristes', et ne hasardent pas le moindre mot, quant il devrait faire le plus bel effet du monde. rien d'heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté ; ils parlent proprement et ennuyeusement.

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L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l'est de vous par

1. Paristes. Gens qui affectent une grande pureté de langage. (Note de La Bruyère.)-La Bruyère ne pouvait ainier les puristes. Plus qu'aucun écrivain de sor temps, il cherche l'original, l'imprévu. Il renouvelle et enrichit la langue, et ne tient pas toujours assez de compte de la correction. Il reproduit avec plus de sagesse et de calcul les hardiesses de Montaigne, et en même temps par le tour concis, épigrammatique, et par le trait, il se rapproche de la langue spirituelle, laborieuse et si française de Montesquieu. Il est à la fois savant et novateur en fait de langue, tandis que les puristes dédaignent le passé, et n'admettent guère les nouveautés, s'en tenant volontiers à l'usage et à la loi présente. Aussi, de son temps, fut-il jugé sévèrement par des critiques trop susceptibles pour l'honneur de la granimaire; plus tard l'abbé d'Olivet, qui était aussi un puriste, quoique avec beaucoup de science et de goût, disait de lui: Quant au style, M. La Bruyère ne doit pas être la sans défiance, parce qu'il a donné, mais pourtant avec une modération qui de nos jours tiendrait licu de mérite, dans un style affecté, guinde, et entortillé. »Histoire de l'Académie.

2. Liberté. Montaigne disait: C'est aux paroles à servir et à suyvre; et que le gascon y arrive, si le françois n'y peult aller. Je veulx que les choses surmontent et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye aulcune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naff, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, court et serré; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque : plustost difficile qu'ennuyeux; esloingné d'affectation; desréglé, descousa et hardy; chasque loppin y face son corps; non pedantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plustost soldatesque, comme Suétone appelle celuy de Jules Cæsar. Essais, 1, 25. -J.-J. Rousseau a écrit quelque part: Toutes les fois qu'à l'aide d'un solécisme je pourrai me faire mieux entendre, ne pensez pas que j'hésite. Ce n'est pas qu'il ne sut bien se faire entendre sans solecisme; il voulait marquer seulement combien il était loin du purisme.

3. Proprement. Avec propriété. Ce mot est rare dans ce sens.

4. A en faire trouver. La Harpe a fort heureusement appliqué ce passage à La Bruyère lui-même, qui sait se faire comprendre en laissant toujours queue chose à deviner à la sagacité du lectur

faitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis; et le plaisir le plus délicat ' est de faire celui d'autrui.

* Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos couversations ni dans nos écrits: elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre juge

ment.

* C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.

* Dire d'une chose modestement, ou qu'elle est bonne ou qu'elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l'expression; c'est une affaire. Il est plus court de prononcer d'un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu'on avance, ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est miraculeuse.

* Rien n'est moins selon Dieu et selon le monde que dappuyer tout ce que l'on dit dans la conversation, jusqu'aux choses les plus indifférentes, par de longs et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit oui et non ", mérite d'être cru: son ca

1. Le plaisir le plus délicat. Le mérite ne fait pas toujours des impressions sur les plus honnêtes gens. Chacun est jaloux du sien, jusqu'à ne pouvoir souffrir aisément celui d'un autre. Une complaisance mutuelle concilie ordinairement les volontés; néanmoins, comme on donne autant par là qu'on reçoit, le plaisir d'être flatté se paye chèrement quelquefois, par la peine qu'on se fait à flatter un autre. Mais qui veut bien se rendre approbateur, et ne se soucie pas d'être approuvé, celui-là oblige à mon avis doublement; il oblige de la louange qu'il donne et de l'approbation dont il se dispense. C'est un grand secret dans la familiarité d'un commerce, de tourner les hommes autant qu'on le peut honnêtement à leur amour-propre. Quand on sait les chercher à propos, et leur faire trouver en eux des talents dont ils n'avaient pas l'usage, ils nous savent gré de la joie secrète qu'ils sentent de ce mérite découvert, et peuvent d'autant moins se passer de nous, qu'ils en ont besoin pour être agréablement avec eux-mêmes. SAINT-EVREMOND. Il y a beaucoup de finesse dans ce morceau. Nous ferons observer que l'auteur ne cherche que la meilleure manière de flatter, et de faire sa cour, tandis que La Bruyère parle au nom d'un sentiment plus élevé et plus télicat, le plaisir de faire la joie d'autrui.

2. De l'expression. Il faut savoir bien s'exprimer.

3.

C'est une affaire.

4. Selon le monde.

Cela n'est pas très-facile.

Selon les règles de l'honneur mondain.

5. Oui et non. Un grammairien trop sévère, prétendant qu'on ne pouvait dire oui et non à la fois, aurait voulu que La Bruyère écrivit Un homme qui dit oui o non mérite d'être cru. Il est évident que l'auteur a voulu dire: Un honnête homme qui dit oui, quand il faut dire oui, et non, quand il faut dire ron, mérite d'être cru; ▾ ce qu'il a exprimé avec sa concision habituelle.

ractère jure pour lui, donne créance' à ses paroles, et lui ature toute sorte de confiance 2.

* Celui qui dit incessamment qu'il a de l'honneur et de la probité, qu'il ne nuit à personne, qu'il consent que le mal qu'il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l'homme de bien.

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Un homme de bien ne saurait empêcher, par toute sa modestie, qu'on ne dise de lui ce qu'un malhonnête homme sait dire de soi.

* Cléon parle peu obligeamment ou peu juste, c'est l'un ou l'autre ; mais il ajoute qu'il est fait ainsi, et qu'il dit ce qu'il pense.

* Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos c'est pécher contre ce dernier genre, que de s'étendre sur un repas magnifique que l'on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes, d'entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublements, un homme qui n'a ni rentes ni domicile; en un mot, de parler de son bonheur devant des misérables: cette conversation est trop forte pour eux, et la comparaison qu'ils font alors de leur état au vôtre est odieuse 7.

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* Pour vous, dit Eutiphron, vous êtes riche, ou vous devez l'être dix mille livres de rente, et en fonds de terre, cela est beau, cela est doux, et l'on est heureux à moins; pendant que lui, qui parle ainsi, a cinquante mille livres de revenu, et qu'il croit n'avoir que la moitié de ce qu'il mérite : il vous taxe, il vous ap

4. Créance.

il est ici.

C'est le même mot que croyance; il a un peu vieilli dans le sens où

2. Toute sorte de confiance. Une confiance universelle.

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3. Qui jure. Nous voyons par ces passages et par les comédies de Molière, que les jurements étaient d'un usage beaucoup plus fréquent qu'aujourd'hui dans les conversations des gens cultivés.

4. Il est fait ainsi » C'est-à-dire qu'il justifie son impertinence par une autre plus grande.

5. Misérables. La Bruyère emploie presque partout ce mot dans le même sens que malheureux. Il n'y a pas joint ce sentiment de mépris qu'il a conservé de nos jours, et que Racine s'était applaudi de lui avoir donné dans un beau passage de Phèdre (acie IV) :

Misérable! et je vis! et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue!

6. Trop forte.» Comme une liqueur trop généreuse qu'une faible constitution ne peat supporter.

7. Odieuse. Cette politesse et ce bon goût sont d'une âme délicate et amie de l'humanité.

8. Vous devez l'être. Vous devez vous considérer comme tel.

precio, il fixe votre dépense; et s'il vous jugeait digne d'une meilleure fortune, et de celle même où il aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il n'est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations ou des comparaisons si désobligeantes : le monde est plein d'Eutiphrons.

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* Quelqu'un, suivant la pente de la coutume qui veut qu'on loue, et par l'habitude qu'il a à la flatterie et à l'exagération, congratule Théodème sur un discours qu'il n'a point entendu, et dont personne n'a pu encore lui rendre compte; il ne laisse pas de lui parler de son génie, de son geste, et surtout de la fidélité de sa mémoire ; et il est vrai que Théodème est demeuré court.

L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui, bien qu'oisifs et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous; on leur parle encore, qu'ils sont partis et ont disparu. Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer; ils sont peut-être moins incommodes.

* Parler et offenser pour de certaines gens est précisément la même chose: ils sont piquants et amers, leur style est mêlé de fiel et d'absinthe; la raillerie, l'injure, l'insuite, leur découlent des lèvres comme leur salive; il leur serait utile d'être nés muets ou stupides; ce qu'ils ont de vivacité et d'esprit leur nuit davan tage que ne fait à quelques autres leur sottise. Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers. Demande-t-on à des béliers qu'ils n'aient pas de cornes ? de même n'espère-t-on pas de réformer par

1.

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Comparaisons désobligeantes. C'est offenser les hommes que de leur donner des louanges, qui marquent les bornes de leur mérite; peu de gens sont assez mo destes pour souffrir sans peine qu'on les apprécie. VAUVENARGUES.

2. Congratule. Expression latine peu usitée, pour félicité.

3. Suffisants. Ce mot se prenait encore le plus souvent en bonne part. Ce doc teur est d'une grande suffisance, il est consommé dans les lettres. Le roi cherche des gens qui soient suffisants et capables de remplir les grandes charges. FURETIÈRE. C'est sans doute pour cette raison que La Bruyère a souligné ce mot, quoique le sens qu'il lui donne fût deà usité de son temps.

4. Vous expedient. Ce mot s appliquait pas aux choses qu'aux personnes. Expedier une affaire, un procès. L'application énergique qu'en fait ici La Bruyère est restée dans la langue.

cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l'on peut faire de mieux d'aussi loin qu'on les découvre, est de les fuir de toute sa force, et sans regarder derrière soi.

* Il y a des gens d'une certaine étoffe ou d'un certain caractère avec qui il ne faut jamais se commettre, de qui l'on ne doit se plaindre que le moins qu'il est possible, et contre qui il n'est pas même permis d'avoir raison.

* Entre deux personnes qui ont eu ensemble une violente querelle, dont l'un a raison et l'autre ne l'a pas ', ce que la plupart de ceux qui y ont assisté ne manquent jamais de faire, ou pour se dispenser de juger, ou par un tempérament qui m'a toujours paru hors de sa place, c'est de condamner tous les deux : leçon importante, motif pressant et indispensable de fuir à l'orient quand le fat est à l'occident, pour éviter de partager avec lui le même tort.

* Je n'aime pas un homme que je ne puis aborder le premier, ni saluer avant qu'il me salue, sans m'avilir à ses yeux, et sans tremper dans la bonne opinion qu'il a de lui-même. MONTAIGNE dirait : « Je veux avoir mes coudées franches, et estre courtois

4. Ne l'a pas. » Le pronom le se rapporte à un substantif indéterminé, à raison. Cette tournure est blåmée par les grammairiens. Il serait cependant ici assez difficile de lui en substituer une autre plus claire ou plus élégante, et l'on trouve dans nos meilleurs écrivains des phrases analogues:

Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace;
Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse.
RACINE, Mithridate

Je disais vérité; quand un menteur la dit,

En passant par sa bouche, elle perd son crédit.

D

CORNEILLE, le Menteur.

Il ne suffit pas d'avoir raison; c'est la gâter, la déshonorer, que de la soutenir d'une manière brusque et hautaine. FENELON. -Vous dites que ce n'est pas votre faute que de manquer de foi, puisqu'elle ne dépend pas de l'homme. MASSILLON. 2. Par un tempérament. Par un désir de raccommoder les choses, d'être impartial, de garder le juste milieu.

3. Fair à l'orient. Cela ne manque pas d'une certaine recherche.

4. Le fat. Ce mot était d'un usage beaucoup plus fréquent et d'an sens beaucoup plus étendu que de notre teraps, comine on peut le voir par divers passages de La Bruyère. On tenait beaucoup plus à la réputation de bel esprit et de politesse, et l'accusation de sottise ou de fatuité était une injure presque aussi grave que le serait celle d'improbité dans notre temps Plus tard le mot perdit de sa force et fut pris dans une acception moins désavantageuse; Beaumarchais, parlant de lui-même, ne craignit pas d'écrire: De ce que je suis un fat, s'ensuit-il que je sois un ogre?»

5. Tremper dans la bonne opinion. Expression spirituelle et originale. On dit tremper dans un crime, dans un complot.

6. Dirait. Imité de Montaigne. (Note de La Bruyère.)-Montaigne, qui a été admiré dans tous les temps, était particulièrement à la mode au XVIe siècle. Madame de Sévigné le lisait sans cesse, et les écrivains de Port-Roval s'en nourrissaient pour le

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