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Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocherait à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli... On voit qu'il avait encore plus d'imagi· nation que de goût, et qu'il recherchait plus la finesse et l'énergie des tours que l'harmonie de la phrase.....

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé.

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire: « Si la pauvreté << est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père 1? »

a

La comparaison suivante ne paraît pas d'un goût bien délicat : « Il « faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclu<< sivement, à peu près comme on mesure le poisson, entre queue << et tête 2. >>

On trouverait aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendiquer cette pensée : « Personne presque ne << s'avise de lui-même du mérite d'un autre3. »>

Mais ces taches sont rares dans La Bruyère. On sent que c'était l'effet du soin même qu'il prenait de varier ses tournures et ses images; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son Ouvrage.

Je terminerai cette analyse par observer que cet écrivain, si original, si hardi, si ingénieux et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie française, après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui, dans tous les temps, sont importunés des grands talents et des grands succès; mais La Bruyère avait pour lui Bossuet, Racine, Des

4. Père. Voy. page 259.

2. Tête. Voy. page 66, note 4.

& Autre Voy. page 44.

préaux et le cri public; il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette Académie. Il est le premier qui ait loué des académiciens vivants. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, La Fontaine, et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satire. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et, n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux, qui dès lors étaient déjà, pour la plupart, des instruments de la malignité et de l'envie entre les mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage est égale à la platitude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peut-être peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet:

Quand La Bruyère se présente,

Pourquoi faut-il crier haro?

Pour faire un nombre de quarante,

Ne fallait-il pas un zéro ?

Cette plaisanterie a été trouvée si bonne, qu'on l'a renouvelée depuis à la réception de plusieurs académiciens.

Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la médiocrité contre le génie? Les épigrammes et les libelles ont bientôt disparu; les bons ouvrages restent, et la mémoire de leurs auteurs est honorée et chérie par la postérité.

Cette réflexion devrait consoler les hommes supérieurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les succès et les travaux; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir; l'attente est pénible, et il est triste d'avoir besoin d'être consolé. (Mélanges de littérature, t. II.)

FIN DE LA NOTICE SUR LA BRUYERE.

SUR LA BRUYÈRE.

L

a Il n'y a presque point de tour dans l'éloquence qu'on ne trouve dans La Bruyère ; et si on y désire quelque chose, ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une force infinie et toujours les plus propres et les plus précises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible dans ses Caractères. Nous faisons trop peu d'attention à la perfection de ces fragments, qui contiennent souvent pius de matière que de longs discours, plus de proportion et plus d'art.

<< On remarque dans tout son ouvrage un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette invention qui distingue la voix des maîtres et qui caractérise le génie.

<< Personne n'a peint les détails avec plus de feu, plus de force, plus d'imagination dans l'expression, qu'on n'en voit dans ses Caractères. Il est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et de Pascal de ces traits qui caractérisent non-seulement une passion ou les vices d'un particulier, mais le genre humain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que ceux de Fénelon et de Bossuet'; ce qui vient en grande partie de la différence des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru, ce me semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il s'est bien plus attaché à relever leurs ridicules que leur force. » VAUVENARGUES, sur La Bruyère.

11.

« La Bruyère est meilleur moraliste, et surtout bien plus grand écrivain que La Rochefoucauld: il y a peu de livres en aucune langue où l'on trouve une aussi grande quantité de pensées justes, solides, et up

Ce rapprochement paralt asssez singulier. Voy. page 56, note 1.

XVIII

JUGEMENTS LITTÉRAIRES SUR LA BRUYÈRE.

choix d'expressions aussi heureux et aussi varié. La satire est chez lui bien mieux entendue que dans La Rochefoucauld; presque toujours elle est particularisée et remplit le titre du livre: ce sont des caructères; mais ils sont peints supérieurement. Ses portraits sont faits de manière que vous les voyez agir, parler, se mouvoir, tant son style a de vivacité et de mouvement. Dans l'espace de peu de lignes, il met ses personnages en scène de vingt manières différentes; et en une page il épuise tous les ridicules d'un sot, ou tous les vices d'un méchant, ou toute l'histoire d'une passion, ou tous les traits d'une ressemblance morale. Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, n'a créé plus de tournures fortes ou piquantes. Sa concision est pittoresque et sa rapidité lumineuse. Quoiqu'il aille vite, vous le suivez sans peine : il a un art particulier pour laisser souvent dans sa pensée une espèce de réticence qui ne produit pas l'embarras de comprendre, mais le plaisir de deviner; en sorte qu'il fait, en écrivant, ce qu'un ancien prescrivait pour la conversation: il vous laisse encore plus content de votre esprit que du sien. » LA HARPE, Cours de littérature, 2o partie, liv. 11, chap. 3.

III.

<< La Bruyère avait un génie élevé et véhément, une âme forte et profonde. Logé à la cour sans y vivre, et placé là comme en observation, on le voit rire amèrement et quelquefois s'indigner du spectacle qui se passe sous ses yeux. Il observe ceux qui se succèdent et les dépeint à grands traits, souvent les apostrophe vivement, court à eux, les dépouille de leurs déguisements et va droit à l'homme qu'il montre nu, petit, hideux et dégénéré. On voit dans Tacite la douleur de la vertu, dans La Bruyère son impatience. L'auteur des Caractères n'est pas ou indifférent comme Montaigne, ou froidement détracteur comme La Rochefoucauld; c'est l'homme, son frère, qu'il trouve ainsi avili, et duquel il dit avec un regret douloureux : il devrait être meilleur. » A. THIERS, Éloge de Vauvenargues.

OU

LES MOEURS DE CE SIÈCLE.

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non lædere; consulere moribus hominum, non officere. ERASM. I

Je rends au public ce qu'il m'a prêté : j'ai emprunté de lui ta matière de cet ouvrage; il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature; et, s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche 3, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre'; mais, comme les hommes he se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de eur reprocher ; ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à man

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4. Erasme. Célèbre littérateur, érudit, philologue, critique, poête latin, né à otterdam en 4467, mort en 1536. Il a laissé 40 vol. in-fol. Ses principaux ouvrages ont les Adages, les Colloques, les Apologies, les Apophthegmes et l'Eloge de la folie. rasme est le plus spirituel de tous les écrivains latins modernes. La Bruyère l'a cité, ns son livre, comme un de ceux dont le mérite personnel est au-dessus de toutes s dignités.

2.

3.

Je lui en fasse la restitution.» Je lui fasse la restitution de cet ouvrage.
Que je touche. Dont je parle métaphore tirée de la peintare.

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Moins pour le moins. Latinisme qui commençait à vieillir, mais dont il rouve encore beaucoup d'exemples:

L'honneur, qui sous faux titre habite avecque nous,

Qui nous ôté la vie et les plaisirs plus doux. REGNIER, Sat. 6.

Quatre cent mille soldats qu'elle (l'Egypte ) entretenoit étoient ceux de ses
yens qu'elle exerçoit avec plus de soin. » BOSSUET, Hist. universelle.
Aussi. Archaïsme, pour non plus. Voyez la note 5, page 25.
De leur reprocher. Archaisme, pour leur faire des reproches. Ce verbe a
le sens complet de disputer, quereller, tanser et autres, qui s'emploient sans un
me de chose qui les détermine. Régnier a dit, Sat. 13:

Moi-même qui ne croy de léger (facilement) aux merveilles
Qui reproche souvent mes yeux et mes oreilles.

D

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