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de l'ordre social, semble se rattacher par elles à toutes les lois, et associer la félicité, émanée de l'harmonie, à la stabilité des lois mêmes de l'univers.

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De la manière de juger le bonheur d'autrui.

§ 1. L'imagination a sa logique particulière § 2. Nous jugeons du bonheur des autres par notre propre sentiment. § 3. Il y a attraction et répulsion entre les sentimens. § 4. La désassociation du plaisir avec le moi est le principe de l'envie, de la jalousie, etc. § 5. Rien de plus multiple que ce qu'on appelle l'état ou la condition d'une personne. § 6. L'apparence du bonheur varie selon le point de vue du spectateur. § 7. Le bonheur n'étant qu'un rapport ne peut exister dans les choses.

1.

Nous n'avons encore que la logique de l'intelligence, qui ne s'applique qu'à la moitié de notre être. La manière de procéder de la faculté de sentir est peu connue, et sans doute bien différente de la manière de procéder de la faculté de connoître.

Le jugement, dit-on, est la perception des rapports qu'il y a entre deux ou plusieurs choses (1). Mais si c'est le bonheur d'autrui

(1) Essai analitique de Bonnet, § 284,

que nous jugeons, si c'est le sentiment, et non l'idée, que l'on compare, comment ce jugement qui n'a point des choses, des idées pour objet pourra-t-il s'opérer? Je puis juger mes propres idées, et ne puis juger celles des autres que dans les miennes. Sous ce rapport il y a parité entre juger le sentiment d'autrui, et juger les idées d'autrui; l'un et l'autre ne se manifestant que par des signes.

Mais voici la différence : le sentiment a une marche différente de celle de l'intelli

gence. Le sentiment éveille les idées par les affinités naturelles, que ces idées ont avec lui; l'intelligence au contraire développe les rapports contenus dans les idées mêmes. Voyons les faits, et venons au sujet de ce chapitre.

Le bonheur suppose trois données: il suppose 1.o les idées, 2.° le sentiment, 3.o l'harmonie entre les idées et le sentiment. Or ces trois choses ont des signes différens. Le sentiment a pour signe direct l'intonation de la voix, le mouvement de la parole, l'expression de la physionomie, et les actions passionnées.

Les idées ont pour signe le langage et le bonheur (ou l'harmonie ) a des signes encore peu connus. Fontenelle dans son excellent Discours sur le bonheur, dit que l'on reconnoît

l'homme

l'homme heureux à une espèce d'immobilité née du désir de ne pas sortir de son état.

Qu'un calculateur évalue le peu de probabilité qu'il y a de rencontrer la combinaison précise de trois données, dont chacune est indéfiniment multiple et presque toujours inconnue. Il faudroit, pour juger du bonheur d'autrui, rencontrer avec notre sentiment précisément le sentiment que l'on prétend juger, trouver par nos idées les idées qui dans autrui correspondent à ce sentiment, et éprouver à la fois toutes les harmonies partielles, avec toutes les intensités relatives, dont se compose le bonheur, que nous voulons apprécier.

On voit donc qu'il n'y a rien de moins probable, je dirois presque de moins possible, que de bien juger du bonheur des autres, et de rencontrer juste parmi des chances presqu'infinies de manquer la vérité. Nous pou vons juger du bonheur d'autrui, en appréciant les signes, que j'ai dit marquer les données dont il se compose, et établir nos raisonnemens sur ces signes comme sur tout autre objet. Mais ce n'est pas de la sorte que nous jugeons dans cette matière; c'est le plus souvent par le sentiment et non par la raison que nous prononçons sur le bonheur ou sur le malheur des autres.

§ 2. Juger du bonheur d'autrui par le sentiment, c'est placer notre sentiment dans autrui. L'homme de peine, qui passe sa vie à trouver les moyens de vivre, est toujours disposé à admirer le bonheur des hommes, qui possèdent mille et mille fois ce que lui-même désire, et ce qu'il cherche à obtenir par le pénible labeur de sa vie entière. En prêtant son sentiment à l'homme riche, il lui prête son désir; mais ce désir, né de la pauvreté, ne pouvant exister chez l'homme riche, le pauvre se trouve avoir mal jugé de la félicité de l'homme opulent.

Ce que l'on comprend le moins, en sortant d'un repas, c'est la faim. De là la dureté de cœur des riches, qui a son principe dans l'impossibilité de sympathiser avec les besoins et les désirs de l'indigence, avec la faim, la soif, le besoin de repos, et de quelqu'avenir tranquille.

Plus les richesses s'accumulent, et plus la sympathie entre la classe qui a tout et celle qui n'a rien, diminue, plus le cœur s'endurcit et plus une nation se corrompt et se dissout dans ses liens sociaux. Il en est de même du sentiment de la puissance. Celui qui peut tout ne sent l'impuissance d'autrui que dans l'avi

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