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Fontenelle dans son discours sur le bonheur a écrit en quelques pages la meilleure morale individuelle qui existe. Il a eu l'esprit de la séparer de la morale religieuse et sociale, et parcet isolement, ou plutôt par cette abstraction, il a donné à ses idées une clarté et un charme, qui n'appartiennent qu'à lui.

Plus les sciences se perfectionnent et plus leurs parties se séparent, et s'isolent pour développer des rapports nouveaux, dont la lumière se réfléchit ensuite sur les sciences environnantes.

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On conçoit que le bonheur le plus vrai, et le plus solide, seroit dans l'accord de tout ce qu'il y a de plus grand dans la pensée avec ce qu'il y a de plus pur dans les sentimens. Cet accord sublime, où se trouveroit-il, si ce n'est dans une religion éclairée ?

CHAPITRE III.

Rapport des passions avec le bonheur.

1. On a trop loué et trop déprécié les passions. § 2. Plus le sentiment est vif plus il est difficile de le mettre en harmonie avec les idées, c'est-à-dire avec les choses. § 3. Les plaisirs des sens passent très-vite en habitude. § 4. Les plaisirs sensuels dénaturent le goût. § 5. Les sentimens ont en deçà de la jouissance des rapports avec les idées très-différens de ceux qui suivent la jouissance. § 6. L'amour des sciences est la plus noble des passions. § 7. Quand il faut contenir les passions et quand il faut les cultiver. § 8. Pourquoi le bonheur ne sauroit étre un état stable. § 9. La plus vive jouissance est dans le développement des idées par la sensibilité.

QUELQUES

1. UELQUES philosophes ont trop exalté les avantages des passions, et quelques théologiens les ont trop méconnus. Les premiers n'ont vu dans les passions qu'un principe de developpement, sans penser que le plus souvent le mouvement des passions va en sens contraire de la perfcctibilité de l'homme. Les

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grands hommes, dit Helvetius, se sont formés par les passions; mais pour un grand homme qui réussit, mille petits hommes trouvent dans cette carrière leur avilissement et leur malheur. D'ailleurs il n'est pas prouvé que tous les grands hommes soient devenus tels par leurs passions Titus et Marc-Aurèle l'étoient moins par leurs passions que par leurs vertus. Les passions ne donnent que le mouvement, mais ce sont les talens et d'autres qualités de l'âme qui donnent les succès, et les succès sans la vertu n'ont jamais produit de grand homme.

D'un autre côté les théologiens ont souvent dénaturé l'homme, faute de le connoître. En ontrant les principes ils ont dénaturé les principes, et en ne mettant des bornes à rien, ils ont en sens inverse des philosophes, dévasté la science de l'homme.

Ce qui fait l'âme et le mouvement des passions est un désir vif et prolongé, qui jamais n'est plus fort que lorsqu'il a sa source dans l'organisation. Plus une passion est vive, plus les rapports entre le désir et les idées sont vifs et précis : plus ces rapports sont prolongés, et plus ils acquièrent d'étendue et de profondeur: il en résulte la suprême harmonie et le bonheur suprême. Mais quand nous

supposons ce bonheur des passions ́exister en réalité, nous commettons une erreur d'abstraction.

Plus les rapports intérieurs, nés des lois de l'imagination, sont parfaits, et plus la probabilité que ces rapports par leur précision même, soient en discordance avec le monde, avec les choses, avec tout ce qui nous entoure, va croissant. Le mouvement de la vie exige une espèce de vague, qui prévient la violence du choc de ce qui n'est pas nous avec nousmêmes. Ce vague, nous l'acquérons par les idées générales, et par des principes, presque toujours fondés sur un calcul de probabilités, auquel les passions ne peuvent jamais se

soumettre.

La passion est-elle l'amour ou l'amitié ? sont-ce vos enfans, vos parens, votre patrie que vous aimez ? Il faut que l'objet de vos affections, c'est-à-dire l'idée que vous avez, réponde à tout votre sentiment ; et c'est La Bruyère qui a dit, qu'il est difficile d'être parfaitement content de quelqu'un.

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§ 3. Plus la passion est violente, plus les rapports du sentiment avec les idées se rétrécissent pour se concentrer. Plus ces rapports deviennent bornés, plus ils prennent d'intensité,

et moins les idées générales ont de prise sur eux. Ceci traduit en style vulgaire signifie que plus la passion est vive plus la raison est foible, adage qui n'est rabattu que parce qu'il n'y en a pas de plus vrai.

L'harmonie entre les idées et les sentimens se trouve toujours parfaite dans l'imagination; et, qui pourroit rêver la passion qu'il éprouve jouiroit d'une félicité pure et sans mélange. Mais comme la probabilité du malheur, né de la discordance de la réalité avec l'idéalité, va croissant avec l'intensité et la concentration des passions, il n'arrive que trop souvent, à l'homme heureux par sa passion, d'être réveillé par un coup de foudre.

Les plaisirs des sens ont éminemment un des. caractères du bonheur, celui de présenter les rapports les plus précis entre le désir et la jouissance, entre le sentiment et l'idée ou la sensation excitée par le désir. Rien n'est plus approprié à la faim que de manger, à la soif que de boire, etc. Mais plus ces appétits sont décidés dans leurs rapports, plus ces rapports sont bornés. Les plaisirs sensuels n'acquièrent quelque prix que lorsqu'ils sont ennoblis par leur mélange avec les idées. Un repas fait avec Anacréon ou Chaulieu auroit des charmes

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