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Presque toutes les idées populaires sont des idées d'imagination; ce qu'on appelle opinion publique n'est que cela et voilà pourquoi elle a tant d'empire sur les hommes.

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Otez aux opinions le mouvement de sensibilité; et alors seulement vous aurez des idées pures, c'est-à-dire indifférentes (1). Les sensations des cinq sens sont des idées indifférentes par leur nature, et n'acquièrent une valeur que par le sentiment qui vient s'unir à elles. Telle saveur n'a de prix que par tel besoin, qui en fait naître le désir; telle odeur, et telle couleur ne sont agréables que par les dispositions de l'organe, qui viennent attacher à ces sensations quelque sentiment de plaisir.

Le langage populaire, né de l'imagination, s'écarte toujours du langage de l'abstraction; mille mots, qui semblent n'exprimer que les

(1) On voit que les disputes des anciens sur les biens d'opinion n'étoient que des disputes de mots: l'opinion portant déjà son sentiment avec elle, il étoit clair que le bonheur ou le malheur dépendoit de l'opinion, c'est-à-dire du sentiment attaché à l'opinion. Que de gens sont tentés de croire que le bien et le mal ne viennent que de l'idée qu'on se fait des choses. Ils ont raison si par idée ils entendent des idées d'imagination: on ne dit alors autre chose sinon qu'on est heureux lorsqu'on a des idées ou des objets agréables. Voyez le 4. livre des Tusculanes.

choses, c'est-à-dire les idées des choses, portent déjà avec eux quelque sentiment, qui en fait des idées d'imagination. Les mots, or, richesses, crédit, puissance ne vont jamais sans quelqu'alliage de sensibilité, qui en fait des idées d'imagination, des opinions; il n'y a que ce que le peuple appelle les philosophes, c'est-à-dire les hommes à abstraction, qui regardent ces idées comme indifférentes en elles-mêmes.

Il faut bien saisir le sens du mot indifférent, et ne jamais oublier que rien n'est indifférent aux yeux du sentiment, et que tout est indifférent aux yeux de l'abstraction. Tout bien n'étant qu'un accord entre un sentiment et une idée, tout élément de rapports est indifférent, comme tout son isolé est indifférent en harmonie, jusqu'à ce qu'un autre son soit venu éveiller le rapport, qui constitue l'accord ou la dissonnance de ces sons.

J'ai dit que toute idée étoit indifférente; mais il faut observer que tout sentiment même élémentaire, ne l'est pas. La raison en est qu'un sentiment est déjà un rapport entre le besoin exprimé par le désir et une jouissance inaccomplie : de manière que le plaisir attaché à telle saveur est réellement déjà dou

blement composé; puisqu'un des élémens (le sentiment appelé désir) est déjà composé. (1)

Le bonheur se compose de biens comme la musique d'harmonie toute idée qui est en accord avec le désir produit un bien, c'està-dire une harmonie; toute idée qui est en désaccord avec le désir produit un mal, c'està-dire une dissonnance. Mais, comme l'abstraction considère la vie successive comme simultanée, l'intelligence considère ensuite telle somme de biens comme une unité, et la somme opposée de maux comme une autre unité, et on appelle bien ou mal celle de deux masses qui prévaut dans la balance.

Tout ce qui est extérieur à l'homme je l'appelle chose ou objet, et je dis que les choses n'existent pour nous que dans les idées qui les représentent. Je puis donc appeler idée les choses, comme richesses, puissance etc., et opérer comme dans l'algèbre sur les signes, c'est-à-dire sur les idées, d'autant mieux que je ne connois des choses que leurs signes.

(1) La couleur verte se compose du bleu et du jaune. L'unité de la couleur verte, et le plaisir attaché à cette couleur, n'auroientils pas leur cause dans l'harmonie ?

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S1. Le bonheur résulte d'un rapport. § 2. Il consiste dans l'harmonie des idées avec la sensibilité. § 3. Les choses et les idées ne donnent de bonheur qu'autant qu'elles sont en harmonie avec le cœur. § 4. L'imagination tend par ellemême au bonheur. § 5. La gaité qui plaît tient à la sensibilité. § 6. Fausses maximes nées de l'abus des plaisirs sensuels.

§ 1. Nous allons voir que le bonheur n'étant que le sentiment de l'harmonie des idées avec la sensibilité, ne peut se trouver dans rien d'absolu. Il n'est ni dans les idées, ni dans les sentimens, ni dans l'esprit, ni dans le cœur, mais dans un certain rapport entre ces choses, que j'appelle harmonie. On voit que ces rapports qui résultent de la trempe de l'âme, et de celle des organes, supposent des élémens prodigieusement composés.

Les idées ne suffisent pas au bonheur. Pour le prouver, je distingue les idées en réfléchies et non réfléchies. Les idées réfléchies peuvent préparer au bonheur, les principes peuvent conduire au bonheur, mais ne com

posent pas le bonheur. Les principes pris isolément, ne sont encore qu'un élément d'harmonie. Placez les principes de la morale la plus sublime devant l'âme du scélérat, et ils feront son supplice, et non pas son bonheur. Pourquoi? c'est qu'il y aura dissonnance entre les sentimens du scélérat, et les idées, ou principes qu'on lui présente. Pour devenir heureux par des principes vertueux, il faudroit que le cœur du scélérat, vînt à changer, et à se mettre peu-à-peu en accord avec ces idées sublimes: car sans cet accord point de bonheur.

Présentez inversement une morale dissolue à un cœur vertueux, et cette morale sera pour lui un objet d'horreur.

Il en est de même des idées non réfléchies. Quelle âme vulgaire est exempte de vanité? Que de femmes se sentiroient heureuses en se voyant parées des plus riches ornemens ! Mais donnez à ces femmes le cœur de Phèdre, et elle diront avec Phèdre : Que ces vains ornemens, que ces voiles me pèsent! — Pourquoi? parce que ces ornemens, ces diamans, cet or, ces voiles précieux pèsent à un cœur déchiré. Au lieu de ces vains ornemens, présentez à Phèdre l'image chérie des forêts où

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