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développement des deux facultés, que consiste la perfection de l'homme.

§ 6. Sans doute que dans tel moment donné la liberté est asservie par la vivacité et la force momentanée de l'imagination; mais comme il dépend de nous de préparer d'avance ces facultés par la réflexion, et par l'habitude de dominer la sensibilité, la liberté considérée abstraitement n'a de bornes que celles de nos facultés, qui à nos yeux sont infinies, puisque nous ne leur connoissons aucunes limites déterminées.

Quand je dis que les passions sont volontaires, j'entends par là qu'elles peuvent toutes être prévenues et quelquefois domptées par la volonté. Il est vrai que dans tel moment, pris isolément, je serai vaincu par la passion, comme au jeu des échecs dans telle position de pièces je serai nécessairement mat. Mais l'homme vertueux, comme le bon joueur, est celui qui ne réduit jamais son jeu dans un état sans ressource, dans lequel on est nécessaire

ment vaincu.

§ 7. Rien ne prouve mieux que l'intelligence

est une force réelle de l'âme, que de la voir agir contre le mouvement de la sensibilité motrice. L'intelligence agit par la réflexion, qui n'est

autre chose que l'attention, portée du sentiment moteur sur quelqu'idée ou sur l'objet même qui nous émeut. Ce mouvement a deux résultats : d'un côté il arrête l'impulsion de la sensibilité, et de l'autre il donne une plus grande intensité à l'idée. De cette intensité résulte le développement de ses rapports; et comme le plus souvent les idées qui guident la raison sont des idées générales, il arrive que le choix de la raison a une très-grande étendue.

c'est

Cultiver les facultés de son être donc agrandir sa liberté, et l'âme, en se domptant elle-même, dompte les événemens, et commande aux hommes vulgaires.

Qui sibi fidit, dux regit examen.

C'est à la raison que nous devons de placer nos actions à la hauteur de l'intelligence; elle seule donne la liberté suprême, puisqu'elle présente toujours le choix le plus étendu.

§ 8. Ce qui peut répandre quelque lumière sur l'action de l'intelligence toujours opposée à celle de la sensibilité, c'est de voir la manière opposée de ces deux facultés dans leur action de comparer. Nous l'avons vu plus haut: la sensibilité compare en unissant, et l'intelligence en séparant ce qu'elle compare. L'on conçoit donc qu'en passant d'un mouvement à l'autre,

l'âme semble aussi changer de direction dans

ses mouvemens.

9. L'imagination, comme je l'ai déjà indiqué, a une manière de réfléchir, qui de toutes est la plus commune. Cette espèce de réflexion tient pour ainsi dire le milieu entre les mouvemens de l'intelligence et ceux de la sensibilité; elle sert le plus souvent de guide aux hommes vulgaires, et on l'emploie même quelquefois à combattre la passion du moment. Elle consiste à opposer des souvenirs, des réminiscences et des goûts non éteints, quelquefois même des passions vivantes au sentiment que l'on cherche à combattre. Elle diffère de la réflexion et de l'intelligence, en ce qu'il est de la nature de l'intelligence de généraliser et d'abstraire; tandis que l'imagination qui réfléchit ne fait qu'opposer des goûts passés à des goûts nouveaux, ou jetter quelques idées un peu généralisées sur la route de la sensibilité. C'est là la manière de réfléchir de tous les hommes incapables de s'élever à l'abstraction pure, et à ces principes sévères, dégagés de toute individualité, principes qui, employés à propos élèvent l'homme au dessus des événemens, et au dessus de lui-même c'est-à-dire de ses passions.

10. Ce que les anciens appelloient gravité étoit une conduite constamment assujettie à ces principes sublimes, le plus souvent puisés dans les écoles des Stoïciens. Cette gravité, bien éloignée du sérieux empesé de quelques. sots de nos temps, étoit le plus souvent réunie avec les mœurs les plus douces. Nous n'avons plus de cette gravité antique, parce que nous avons des principes raisonnés, prêts à toutes choses hormis pour les mœurs et la conduite, et la véritable acception du mot gravité s'est perdue avec la chose même.

§ 11. La volonté est une force qui se combine. avec les idées, mais qui en est absolument séparée. La force qui associe ou développe les idées, celle qui les rappelle et les combine, est différente de la force qui détermine les organes à agir, et que j'appelle la force de la volonté. La preuve en est que tous les phénomènes de la mémoire, de l'imagination et de l'intelligence, peuvent avoir lieu sans aucune action que précisément celle qui produit ces phénomènes. Je ne puis par aucun moyen savoir si inversement l'action de la volonté peut avoir lieu sans idée. Si les mouvemens supposés involontaires des organes s'exécutoient par une volonté sans idée, nous

ne pourrions jamais en être instruits. De pareilles hypothèses ne servent qu'à obscurcir le peu que

nous savons.

CHAPITRE

X.

Des passions considérées dans les rapports avec leurs objets.

§ 1. Les passions dans leurs rapports avec leurs objets. § 2. L'abandon total du cœur nuit à la durée du sentiment. § 3. Les objets de nos passions ont deux côtés différens. § 4. Grande mobilité de rapports dans les passions.

§ 1.

LES

Es passions, considérées dans nousmêmes, présentent des phases variées; considérées dans leurs objets, elles ont leurs époques, qu'il est important de ne pas confondre.

Toute passion comme tout désir s'éteint avec la jouissance complète : mais comme, dans ce que nous appelons passion, cette jouissance est rarement complète, les passions ont toujours plus de durée et de ténacité que nous ne sommes disposés à le croire. Considérées dans leurs rapports avec leurs objets, elles présentent des phénomènes d'une nature bien différente.

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