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§ 5. Mais la plupart des hommes sont le plus souvent en discordance avec eux-mêmes, faute d'avoir un principe régulateur et harmonieux, capable de lier ensemble les actions successives; il en résulte cette irréso-` lution dont tant de personnes sont atteintes. Ce régime de discordance avec soi-même, est une des plus grandes sources de l'inconduite et de l'ennui. L'imagination toujours dérangée dans son œuvre, n'y est jamais à son aise. Cette discordance est dans nousmêmes, et ce n'est qu'en nous réformant nous-mêmes, en subordonnant nos actions à des principes constans, que nous pouvons retrouver cette paix du cœur si essentielle au bonheur de l'homme.

L'on rencontre quelquefois des personnes heureuses par l'harmonie qu'elles savent placer dans leurs actions successives. Ces personnes savent tout faire à propos pour elles; elles ont leurs heures de lecture et de promenade, leurs heures d'occupations réglées, bien combinées avec les heures des repas et du sommeil, et cela leur suffit.

Ce bonheur facile est infiniment précieux, précisément parce qu'il est facile, quoiqu'il soit plus rare qu'on ne pense. Mais la vé→

ritable harmonie, il faut la placer plus avant dans l'âme, dans cette unité de vie dont résulte l'harmonie entre les sentimens et les actions, unité aussi nécessaire au bonheur, que l'unité d'harmonie est essentielle aux beaux-arts.

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Vous voyez des personnes qui ont beaucoup de régularité dans les petites choses et qui n'en ont point dans les grandes, qui ne sont jamais à leur portée. Vous voyez d'un autre côté des personnes à grands talens, avoir peu de régularité dans les petits détails de la vie. De là, cette aversion naturelle et cette perpétuelle discordance entre les petits esprits et les hommes supérieurs. De là le tourment des hommes de génie, condamnés à vivre dans les petites villes, où les petites habitudes forment un régime très-despotique, tout en harmonie avec la médiocrité, et tout en discordance avec le génie (1).

(1) Ces observations ne seront pas senties en France, où les hommes de lettres finissent toujours par vivre dans la capitale. Ce n'est pas la même chose en Allemagne, où souvent ils sont condamnés à vivre dans de petites villes à comérage, où l'envie et la médiocrité établissent des lois très-despotiques, dont le poids accablant tombe particulièrement sur les hommes qui ne pensent pas comme leur voisin. Ce douloureux ennui a inspiré à Wieland son Roman des Abdérites.

CHAPITRE VI.

§ 1. L'imagination ajoute à la sensation réelle. § 2. L'imagination complète la sensation. § 3. L'imagination place les sensations hors de nous en y ajoutant l'idée de distance.

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§ 1. On peut encore considérer sous d'auON tres rapports les phénomènes de l'imagination. En ajoutant aux sensations de la vue et de l'ouïe l'idée des distances, l'imagination place hors de nous ce que la simple sensation n'eût placé que dans nous-mêmes. Je vois marcher un inconnu; je distingue à peine, quelques traits de sa personne ; je sais tout au plus que c'est un homme et non pas une femme. On me le nomme, c'est quelqu'un de ma connoissance: alors, non-seulement je vois tous les traits de son visage, parce que je les imagine; mais ma vue distingue des détails réels que je n'avois pas vus, et cela est si vrai que je ne puis plus retrouver dans ce que je vois réellement les traits informes que j'avois vus d'abord. Certainement les botanistes voient mieux une plante que tout autre objet égal à la fleur

qu'ils aperçoivent dans le gazon ou sur une roche élevée. La sensation agit matériellement sur l'organe, et lorsque cet organe, déjà touché au dehors par l'objet même, est encore touché au dedans par l'action de la sensibilité, il agit avec plus d'intensité.

§ 2. La sensation est un excitateur continuel, qui, combiné avec l'imagination et la mémoire, fait mouvoir la pensée d'un moùvement toujours composé. Si l'homme développé pouvoit tout-à-coup ne voir que ce qu'il voit matériellement, il seroit fort étonné du peu que la sensation lui donne en réalité, et de tout ce que l'imagination sait faire de ce peu. Voilà pourquoi l'art d'observer est si rare; c'est qu'il ne suffit pas de voir il faut encore deviner, c'est-à-dire compléter ce que la sensation laisse toujours incomplet ce qui le plus souvent ne se fait que par l'imagination. Je connois un homme d'un mérite éminent, privé de la vue, qui ayant l'habitude de la pensée, beaucoup de connoissances et une imagination brillante et facile, sait se passer de la manivelle de la sensation. Ses idées moins distraites en sont plus régulières, et c'est toujours lui qui est la lumière de tout ce qui l'approche.

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Toutes les idées de distance, c'est l'imagination qui les ajoute aux sensations réelles qui, sans l'idée de distance, n'auroient quelquefois aucun sens pour nous. Dans une promenade solitaire, j'entendis tout-à-coup un bruit dans mon oreille qui me fit craindre l'approche de la surdité. J'en étois tristement occupé lorsque je vins à distinguer, que ce bruit, que je croyois être dans mon oreille, n'étoit autre chose que deux chiens qui s'entr'aboyoient à une assez grande distance l'un de l'autre et de moi. Dès ce moment ce bruit devint si distinct, que je pouvois en apprécier les distances et reconnoître tous les sons qui le composoient. L'imagination fit trois choses: premièrement elle me présenta l'image des deux chiens secondement elle rendit les sons de leur aboiement très-distincts par l'idée des distances; enfin elle plaça hors de moi l'objet de la sensation, que j'avois d'abord jugé être dans mon oreille. L'usage du sens de la vue est un art qu'il faut apprendre, et qui pour l'homme formé à qui on rend la vue, devient très-difficile.

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On conçoit que l'âme vivement émue voit ce que la sensation ne lui montre pas, ce

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