Page images
PDF
EPUB

LE VIEUX

Une nuit, le vieux se réveilla en sursaut et, donnant un coup de poing à sa femme, il cria :

T'as entendu on a marché dans la chambre ! La vieille se retourna, arrangea son bonnet, maugréa un instant et se rendormit. Le vieux resta immobile, les yeux ouverts, la respiration courte et il ne se calma que lorsque les premiers rayons du jour dissipèrent le mystère de l'ombre; alors, il commença à sommeiller, mais un coq chanta et il se leva par habitude en entendant ce signal quotidien. La vieille était déjà debout et trottait d'un coin à l'autre de la chambre. Dans la haute cheminée, elle avait déposé des bûches entrecroisées, sur lesquelles, dans un pot de fer, cuisait le café; puis, de l'armoire brune et sale, elle avait tiré une robe et une camisole de laine et elle s'en vêtait par mouvements brusques, saccadés et ses lèvres agitées d'un tremblement continuel semblaient murmurer des prières jamais finies. Pour se coiffer, elle avait tiré, à les arracher, ses rares cheveux blancs et ramené son bonnet de toile.

Le vieux, contre son habitude, ne disait rien; assis dans un coin de la chambre, il s'habillait lentement et ses yeux regardaient sans les voir les dalles rouges de la chambre; il demanda doucement :

— T'as entendu, cette nuit, on a marché dans la chambre ?

Elle répondit en haussant les épaules :

- T'es fou! C'est encore ta caboche qui voyage...

Puis elle ajouta, entre ses dents, tout en versant le café dans les bols:

— Depuis quéque temps, t'es un peu fou...

Les vieux avaient quatre-vingts ans chacun.

Ils étaient aussi grands l'un que l'autre et, à force de vivre ensemble, ils avaient fini par se ressembler. Leurs traits étaient anguleux comme des arêtes de rochers; leurs yeux luisaient dans leurs orbites d'ombre et, sous leur nez crochu, des lèvres édentées rentraient l'une dans l'autre. Ils habitaient une maison isolée, composée de deux chambres et située au haut d'une petite colline; tout autour, il y avait un terrain, où ne poussaient que des rocs sur lesquels pioches et pelles se brisaient. Le vieux avait perdu son argent et sa force à cultiver cette terre maudite, et il disait qu'on y avait jeté un mauvais sort. Toute sa vie s'était passée ainsi : dans sa vieille tête dure de paysan, pas un instant n'était entrée l'idée de partir, d'aller planter dans une autre terre; il s'était acharné pendant soixante ans à lutter là... et la terre l'avait vaincu ; il lui restait encore quelques sous, de quoi vivre, et la maison tassée qu'il habitait avec sa femme.

Cette vie de misère avait aigri son caractère; il avait cessé d'aller au village que l'on apercevait au bas de la colline; il ne voyait plus personne et forçait sa femme à acheter du pain et des pommes de terre pour quatre jours à la fois, afin qu'elle allât le moins possible bavarder au marché. Il restait des journées entières sans rien faire, fumant des pipes, ou circulant de la cheminée à l'armoire et de l'armoire à la cheminée. D'autres fois, il s'asseyait à la fenêtre et regardait l'église qui s'élevait en face, sur une autre petite colline faisant vis-à-vis; plongé dans d'interminables rêveries, il tressaillait quand les cloches sonnaient et se levait alors tout d'une pièce, le bras tendu vers le clocher, une sourde colère dans les yeux.

Il disait à la vieille :

Tu vois, toi; écoute ça... ces coups de cloches?... Qui les fait sonner?... tu le sais, toi?... C'est un diable qui les fait sonner... C'est un diable: il saute dessus et les fait aller jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus... Et tout ce bruit qui sort de ces cloches, c'est de la malédiction qui tombe sur nous. C'est à cause de ça que le champ ne vaut rien ! Ce bruit, oh ! ce bruit, je l'ai dans la tête !

La vieille haussait les épaules et répondait invariablement :

T'es fou!

Et, de fait, il y avait un peu de folie dans cette vie de terreurs que menait le vieux. Au moindre bruit, il s'arrêtait, tendait l'oreille et tremblait de tous ses membres; la nuit il ne dormait plus ou, quand la fatigue vainquait ses insomnies, d'effroyables cauchemars le réveillaient brusquement, en sueur, haletant, livide. Pendant le jour il sortait quelquefois, allait dans son champ et le frappait du pied, avec acharnement, pendant des heures, criant de sourdes imprécations, ne s'interrompant que pour montrer le poing à l'église, cause de tous ses maux.

Il s'irritait de voir sa femme si tranquille et aurait voulu qu'elle partageât ses craintes.

Un soir, il neigeait. Le vieux, assis à sa fenêtre, regardait fixement tomber les flocons blancs, quand tout-à-coup, il se leva brusquement, renversant sa chaise, et resta la bouche ouverte, râlant, les yeux terrifiés. En dessous de lui, montant vers l'église, une théorie de formes noires s'apercevaient, à travers les flocons pressés; des formes noires portant des cierges qui vacillaient sous la neige : on eût dit un immense serpent rampant vers la colline et, de cette foule, un murmure montait semblabe au bruit lointain de la mer; soudain, en face du vieux, d'un seul coup, toutes les fenêtres de l'église s'éclairèrent, luisantes des mille couleurs de leurs vitraux, et les cloches,

toutes à la fois, lancèrent dans l'espace le tonnerre de leurs coups.

Alors le vieux leva les bras, frappa sa tête de ses deux poings fermés et se mit à courir en rond autour de la chambre en criant:

- C'est les diables!... Les v'là! Les v'là!

Il soufflait comme un taureau. A la fin, il heurta l'armoire et tomba à la renverse: il ferma les yeux et ne bougea plus, faisant le mort. La vieille s'était blottie dans un coin et elle avait peur; quand elle vit son homme par terre, elle s'approcha, craintive et dit:

Hé, vieux, t'es mort?

Alors le vieux ouvrit un œil, puis l'autre et comme les derniers sons de cloches vibraient encore, il sauta d'un bond dans son lit, ramena les couvertures audessus de sa tête et resta immobile, claquant des dents, tandis que la vieille somnolait sur une chaise.

Le lendemain, il se leva de grand matin, entr'ouvrit la porte, regarda craintivement au dehors, puis, prenant des pioches et des barres de fer, il sortit en enfermant sa femme dans la maison. Alors, patiemment, avec un entêtement de brute, il commença un travail gigantesque : l'un après l'autre, il brisa, au ras du sol, les énormes rocs qui couvraient son champ; il travailla toute la journée; trois pioches se rompirent sur la pierre et les barres de fer, échauffées, lui grillaient les doigts. Il ne rentra pas pour manger, continuant son œuvre forcenée; il entendit sa femme qui l'appelait, mais il ne se retourna même pas; son grand corps sec se levait et s'abaissait régulièrement, comme le levier d'une pompe et des étincelles jallissaient sous sa pioche.

Quand le soir tomba, il avait rangé toutes les roches arrachées sur la pente de la petite colline, retenues par des pierres; alors, il s'assit sur l'une d'elles et attendit...

La nuit vint, la lune sortit des nuages et sous ses rayons, des étangs ou des flaques glacées, miroitèrent. Des heures sonnèrent, graves et tristes, et, tout à coup, du village endormi, sortit une théorie de formes noires, des cierges en main, lançant, vers le

ciel, des cantiques religieux. Le vieux resta debout sur son rocher et ricana, les bras croisés.

Les v'là, c'est les diables! Attendez, canailles! C'était une procession qui montait vers l'église, lentement; le vieux la regarda venir, ricanant toujours; elle approcha. Un prêtre marchait en tête portant son ostensoire d'or, brillant comme un soleil... Elle arriva. Le vieux la vit à ses pieds.

Alors, il poussa un grand cri, se jeta sur une roche et d'une poussée terrible, l'ébranla; la pierre roula, bondit sur la pente de la colline, déboula avec la rapidité d'un éclair et écrasa le vieux prêtre portant l'ostensoire; la roche était large, elle barra la route. Le vieux courut à une autre, plus loin, la lança et un groupe d'hommes disparut sous elle; quelques-uns s'enfuirent, mais la plupart, enfermés entre les deux roches, se bousculaient, criaient, essayaient de grimper de l'un ou de l'autre côté, mais retombaient paralysés par la peur.

Et le vieux ne s'arrêtait plus, au paroxysme de la frénésie. Il courait, sautait, hurlait et les roches roulaient, glissaient, se poussaient, passaient les unes sur les autres et allaient aplatir, en bas, les malheureux, fous de terreur.

Quand il n'y en eut plus, le vieux s'épongea le front.

Ça y est, dit-il; les diables sont morts.

Et, tranquille, il se dirigea vers sa maison.

Il mit la main sur la porte, tourna la clef, entra... et au milieu de la chambre, dans l'ombre, il vit une grande forme qui le regardait, une bougie à la main ; il recula jusqu'à l'armoire, livide, puis il râla :

Encore... encore un !

Et il tomba à la renverse; sa tempe porta sur un rebord de pierre et du sang se mit à couler.

La vieille déposa sa bougie, se pencha sur le corps. et dit, en clignant des yeux :

Il était fou! ça d'vait finir mal!

PAUL MAX.

« PreviousContinue »