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(P. de Saint-Victor). Jamais la nature humaine, la volupté, l'héroïsme, la grâce et la jeunesse n'ont été plus cruellement bafoués que dans ce terrible Gulliver. Le doyen de Saint-Patrick ravale au-dessous de la bête l'homme civilisé. Il dégrade ses passions, rabat ses enthousiasmes, déshonore sa beauté. A Lilliput, deux factions divisent le royaume et le maintiennent en état de guerre depuis les temps immémoriaux. L'une affirme qu'il convient d'entamer les œufs à la coque par le gros bout, l'autre par le petit. Grosboutiens et petit-boutiens combattent, s'égorgent, s'entredévorent sans pitié. Grands à peine comme la main, ces insectes n'ignorent aucun raffinement de la méchanceté guerrière: sièges, camisades, embuches, trahisons, attaques nocturnes et batailles rangées, ils mettent à se détruire la même fureur et la même conscience que les peuples normaux. Leur petitesse n'amoindrit pas leur inhumanité. Caricature, soit, mais combien véridique!

L'infiniment petit monstrueux et féroce

Et dans la goutte d'eau les guerres du volvoce
Contre le vibrion

ne sont ni moins stupides, ni moins cruels, ni moins abjects que l'homme rêvant d'accroître la misère humaine pour conquérir un lambeau de pouvoir, une parcelle infime de territoire en un coin de l'univers pareil, disait Senèque, à la fourmi qui disputerait un tas de boue.

A l'évocation misanthropique de Lilliput, à la boutade amère du docteur Swift, les temps modernes ont répliqué par un appel enthousiaste à la fraternité des peuples, à l'union de toutes les familles humaines, dans un durable et magnanime concert. Les poètes et les économistes unis pour exécrer la guerre ont appelé d'un même vou le temps béni de la réconciliation et de la paix. Les orateurs qui m'ont précédé, hommes d'Etat, penseurs et philosophes vous ont déduit les raisons qu'a le monde occidental de mettre bas les armes, les moyens, politiques et sociaux qu'il convient d'employer pour atteindre ce but. L'appétit du bonheur, la soif de la justice ont

envahi l'âme humaine, malgré les sophistes, malgré les théoriciens de la destruction et ce paradoxe abominable qui prétend que la Guerre est une école d'énergie ou de moralité; malgré ces doctrinaires qui, suivant la trace de Joseph de Maistre, exaltent les égorgeurs et font des grâces au bourreau, le sentiment du droit, la divine pitié sont entrés dans nos âmes et nul, désormais, ne les en chassera.

En 1848, les poètes ont formulé ce noble désir de réconciliation promulgué ce jour « des Grands destins » où « le glaive brisera le glaive » où du « combat naîtra l'amour ».

Lamartine a chanté l'Eglogue à Pollion du XIXe siècle dans la Marseillaise de la Paix :

Ce ne sont pas des mers, des cités, des frontières
Qui bornent l'héritage entre l'humanité.
Les bornes des esprits sont les seules barrières.
Le monde, en s'éclairant, s'élève à l'unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis.
Chacun est du climat de son intelligence,
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
La Vérité, c'est mon pays,

Tolstoi, chrétien comme Swift, mais d'un christianisme plus charitable, demande à la superstition ancestrale de corroborer l'esprit nouveau: il fonde sur le retour de l'Homme aux croyances évangéliques, une société digne de son grand cœur. Comme Swift, Léon Tolstoi se flatte de racheter l'Humanité par la défaite de l'amour qu'il bannit de sa république sans même le couronner de fleurs. Gardons-nous d'un sourire trop facile. Mais, relisant le pamphlet de Swift, rappelons-nous ce passage où, donnant pour modèle aux sujets de la reine Anne une fabuleuse espèce de chevaux, il atteste que :

L'amour, la galanterie n'ont aucune place dans leur pensée et que les jeunes couples sont unis simplement parce que leurs parents et leurs amis en ont décidé qu'il en serait ainsi et que Îa matrone Houyhnhm quand elle a produit un petit de chaque sexe cesse de vivre conjugalement avec son mari.

Tolstoi semble hanté du même idéal. Procréer le moins d'enfants possible avec le moins de satisfac

tion lui paraît un moyen efficace, une méthode prégnante pour conquérir le paradis perdu.

« Brisez les images, voilez les vierges, priez, jeûnez, mortifiez-vous! Pas de philosophie! pas de de livres! Après Jésus la science est inutile » vocifère Tertullien parmi les hérésiarques, dans la Tentation de Saint-Antoine.

Et Léon Tolstoï n'est pas éloigné de penser comme lui.

Cependant la Nature maternelle offre aux enfants de la Terre la joie et l'orgueil de sentir son cœur battre, de contempler le jour. A mesure qu'elles se dégagent du passé, les familles humaines marchent vers la concorde, l'amour et le pardon. Ce n'est pas à l'abstinence religieuse, à l'effort stérile qu'elles demandent l'harmonie et la raison des jours futurs. Car il n'appartient qu'à la Science, à la Science qui ranime et console, de ratifier ce long espoir dont nous sommes enivrés.

Les adeptes de l'Hermétisme symbolisaient volontiers par une figure énigmatique, la Science proscrite alors, et que nous invoquons aujourd'hui la face du ciel comme la meilleure et la plus secourable, comme la fée auxiliatrice qui dissipe les ombres du monde moral et du monde physique et nous mène par la main vers la terre promise de l'amour, de la justice et de la beauté.

Portant avec les cornes du faune, le manteau vert de l'erdgeist, le Diable des anciens tarots a dans ses mains la lampe du savoir et le flambeau de la raison. Sur son bras gauche est écrit le mot : solve, le mot coagula sur son bras droit.

Dissous et coagule, abats et reconstruis, jette au vent l'édifice de l'erreur ancienne pour bâtir sur ses ruines la maison de vérité. Tel est, messieurs, le sens caché de cette parole mystérieuse. La Science, après avoir brisé, émietté, réduit à néant les songes vénérables du passé, en plonge les débris dans son creuset

-

comme le vieil Eson dans la chaudière filiale -pour que, rajeuni et vivifié, l'antique idéal se transforme et s'adapte aux besoins des temps nouveaux. C'est elle qui, pour la troisième fois clora les portes

de Janus, proclamant les grands jours préconisés par le noble Virgile:

Pollio et incipient magni procedere menses.

Car elle nous apprend à respecter l'existence humaine chez le plus infime, chez le plus obscur, chez le moindre, puisque le seul miracle interdit à son effort est de créer la vie. Elle efface les préjugés, emporte les rancunes, assemble au nom de l'espérance et du travail communs, les peuples désunis.

Elle prête à l'homme des ailes. Dédaignant les frontières, elle ouvre à son courage les domaines aériens. Elle triomphe de la nuit, renverse les idoles néfastes, les pensers ténébreux, le songe des ténèbres inquiètes. Elle se tourne vers l'aurore et, dans un geste fraternel, instaure en pleine gloire la synthèse de l'humanité.

LAURENT TAILHADE.

LES LIVRES

André FONTAINAS

LA NEF DÉSEMPARÉE.

(1 vol. : Paris. Collection du Mercure de France.)

De ses débuts aux côtés de Pierre Quillard, Henri de Régnier, Stuart-Merrill, Ephraïm Mikhaël, poètes de faste et de mélan. colie qu'un paladin juvénile, Charles de Tombeur, menait à la conquête de la gloire, André Fontainas garda on ne sait quelle nostalgique fierté qui l'entraine loin des rives quotidiennes, inhospitalières aux sirènes, aux naïades et aux chimériques aventuriers dont l'image le poursuit. Malgré les déceptions et les tristesses, à l'appel des buccins sonores, grave et fier comme au temps du songe premier, il a planté son pennon armorié sur l'île légendaire où, trahi par ses plus fidèles chevaliers, languit le roi Arthur.

Rouges crépuscules! or et pourpre ! Châteaux merveilleux où rêvent d'inaccessibles princesses! Porches ensanglantés de roses, de torches et de glaives! Forêts mystérieuses où parfois Merlin s'éveille encore! Mers de nacre et de corail, asiles prestigieux des sirènes que dévastent d'héroïques carènes! Gardiennes austères des seuils trop tôt quittés, qu'attristeront un jour les larmes et le sang des chevaliers désabusés de leurs vaines aventures!

Tous les décors, tous les héros de la Légende ressuscitent dans ses poèmes, harmonieux et éclatants comme une fanfare de sacre, étincelants comme de purs joyaux, troublants comme un parfum de fleurs rares. De quel féerique diadème ce noble fils embellit-il ton front, ô Muse, et pourquoi te dresses-tu pareille à quelque fastueuse et insolite idole, chaque fois qu'il t'évoque dans la fièvre de ses nuits?

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