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Deuxième partie.

LE THÉATRE BELGE CONTEMPORAIN.

I. - Les tendances et les idées.

On a donné à maintes reprises l'explication du mouvement d'idées qui se précisa en Belgique au lendemain de 1830 pour aboutir en 1880 à une renaissance merveilleuse des lettres belges. La page célèbre de Taine sur l'incapacité littéraire de notre race(1) serait aujourd'hui à modifier ou tout au moins à compléter longuement dans un sens qui ferait triompher une fois de plus la théorie du milieu, si chère à l'auteur de la Philosophie de l'art. Cette renaissance littéraire qui s'accentua après 1880 est une conséquence de notre indépendance politique conquise et établie définitivement, du besoin de tourner notre activité vers un autre but et de la facilité que rencontre chez une nation libre le développement de la production intellectuelle dans tous les domaines de l'art. Certes, le tempérament belge fut de tous temps essentiellement pictural. Taine encore en a donné excellemment les raisons qui tiennent à la nature du sol et au caractère de la race. Cette tendance ne se démentira pas le jour où une littérature viendra à naître. « L'histoire de la Belgique littéraire, a dit Albert Giraud, c'est l'histoire d'un peintre qui se met à écrire et qui, tout en rompant avec la tradition de sa race, s'y conforme encore en lui désobéissant (2). »

Dès lors, il ne faut point s'étonner si notre littérature garde les caractéristiques de notre art pictural et si, plus lyrique que réfléchie, cette littérature s'exprime plus souvent par la poésie que par la philosophie, et préfère le roman lyrique et descriptif à l'art dramatique, dont l'analyse et la réflexion répugnent à ses goûts. Donc il ne faut pas s'étonner de voir les

(1) TAINE, Philosophie de l'art, t. Ier, p. 244 et suiv, (2) Feuilleton du Temps du 3 octobre 1904.

Jeunes Belgique dédaigner le théâtre. Ils ne trouvaient pas dans cette forme littéraire une expression assez spontanée de leur pensée. Aussi bien leurs aînés ne leur avaient pas donné l'exemple. Le doux philosophe du manoir d'Acoz, Octave Pirmez, n'avait jamais abordé le théâtre, pas plus que le chantre de Thyl Uylenspiegel, Charles Decoster (1). Le romantisme consciencieux de André Van Hasselt avait à peine été tenté et ne parvint pas à mener à bonne fin la seule œuvre de théâtre qu'il esquissa : Le Baron des Orcades. On peut à peine considérer comme expression d'art dramatique les adaptations scéniques que Camille Lemonnier (2) fit du Mort et du Mâle. Sans doute elles gardent toute la puissance âpre et la poésie profonde des romans qu'elles rappellent sans les faire oublier, mais elles ne sont pas l'expression spontanée d'un génie dramatique vraiment doué; on comprend par elles que le puissant romancier a voulu explorer cette province littéraire, mais on conçoit que la force prodigieuse de son large lyrisme s'est trouvée vite à l'étroit dans le cadre toujours restreint du drame ou de la comédie. Encore faut-il remarquer que ces œuvres sont bien postérieures aux manifestations premières de la Jeune Belgique et qu'en tout état de choses elles ne furent pas une indication pour les jeunes écrivains de 1880.

Ceux-ci ne s'arrêtèrent que rarement à composer une œuvre de théâtre. Max Waller ne fit guère que des essais, qu'il faut reconnaître assez faibles, peutêtre parce que hâtifs. Ni Jeanne Bijou, ni Poison n'ajoutent quelque chose à la gloire littéraire de Waller, dont le talent tout personnel et essentiellement subjectif ne comportait pas les qualités d'imagination et les dons de vie nécessaires au théâtre (3). On peut sans erreur ni injustice porter le même juge

(1) Du moins dans ses œuvres publiées; Charles Decoster laisse une tragédie posthume en vers, dont le manuscrit inédit appartient à un ami de Decoster.

(2) Théâtre de C. LEMONNIER, un volume: Le Mort, Les Maris, Les yeux qui ont vu.

(3) Voir P. AndrÉ, Max Waller et la Jeune Belgique, 1905, p. 85 et suiv.

ment sur la tentative de Francis Nautet dont Le Saxe n'a guère que la valeur d'un aimable et fugitif badinage. C'est que Waller et Nautet possédaient tous deux une personnalité très nette mais aussi très restreinte. Ce que, dans une critique, Nautet disait de Waller pourrait, en même temps, et avec à-propos, s'appliquer à Nautet lui-même : « Waller, dit-il, n'était pas un imaginatif ni un rêveur et ses facultés d'invention furent toujours restreintes. Ce très délicat artiste avait son lopin de sensations à lui, une impressionnabilité qui lui fut toujours bien propre et qui était très vive; de sorte que les choses qui le concernaient le mettaient presque seules en veine d'inspiration et il rendait très bien compte de ce qu'il éprouvait, de ce qu'il avait senti et vécu. » Ce jugement dévoile la raison la meilleure pour laquelle ces artistes, n'affirmant que des sensations où des idées rapportées à leur seule personnalité, ne pouvaient s'astreindre au caractère surtout impersonnel de l'œuvre de théâtre.

C'est Maurice Maeterlinck, le premier, qui, en ces années-là, par une série de pièces, la plupart non jouées avant leur publication, affirma un génie dramatique qui devait réaliser tout ce qu'il promet

tait.

(A suivre.)

H. LIEBRECHT.

MONSIEUR PRÉVER

AMOUREUX (1)

On parlait de M. Préver comme d'un type très rare, parce qu'il était un bibliothécaire obligeant. Le royaume des livres lui était un vrai trésor de joie et il y resplendissait de toutes les vertus bibliographiques. Non qu'il fût un administratif... C'était un consciencieux, sans plus; mais, érudit allègre, il se divertissait à vivre.

L'histoire de la littérature latine et les fleurs de son jardin de banlieue l'enchantaient à l'envi. Les jeunes gens qui en attendaient une documentation difficile l'entretenaient à dessein des espérances de son verger.

- J'épie chaque jour les prémisses d'une saison bien favorable, disait l'aimable vieillard. Il y a eu beaucoup d'abeilles, et c'est un signe, jeune homme, quand l'abeille visite souvent la fleur, que le fruit sera beau... Néanmoins, je redoute, au fond de mon clos, une eau courante dont la fraîcheur est une source de perdition pour mes pêches et mes vignes. Une fois, on lui dit :

Monsieur Préver, il m'est d'une extrême conséquence de connaître l'auteur de ce vers latin. Je ne sais en réalité où le rattacher...

C'était un vers gris, de sens mort. Nul contexte ne permettait d'en faire soupçonner l'origine. Grâce au

(1) Cette nouvelle a remporté le premier prix au concours littéraire de la Section féminine du Livre et de la Presse.

flair, qui est le don des très vieux jardiniers et des très vieux érudits, il le remit exactement en sa place, au milieu d'une élégie de Tibulle.

De tels triomphes ne portaient à sa modestie nulle atteinte, même légère. Ses confrères aimaient l'agréable académicien pour la bienséance de ses façons, pour son maintien si doux, encore qu'assuré. Il avait telle civilité qu'il eût trouvé incivil de blâmer l'impolitesse du voisin; on lui vit sans cesse chercher les causes d'une irrévérence générale plutôt dans le tumulte des temps et l'insécurité des choses que dans le vice des hommes.

Beau travailleur, sans hâte vaine, il n'était cependant pas venu tout de suite à la tranquillité de son labeur présent. Je me rappelle que le journalisme l'occupa durant quelques années.

Comment, lui disais-je, votre complexion de lettré circonspect s'accordait-elle à la bacchanale

d'une salle de rédaction?

-Dame! elle s'y trouvait quelque peu contrariée... D'autant que l'Indépendance fournissait alors une activité énorme; on tirait à quatre éditions... m'entendez-vous, quatre éditions par jour!... [et le jeu de la physionomie blanche et rose signifiait de cela un effarement comique...] cette année de soixante-dix!.... comme la presse française était désorganisée, c'est à Bruxelles que s'écrivait la guerre. Tout chauds et humides d'encre, les journaux belges se dispersaient comme graines au vent. Jamais un bouillon, casiers vides et caisse pleine, les machines ronflantes, un bruit effroyable, questions sans réponse, ordres brefs, copie arrachée aux rédacteurs et tendue au typo qui la happe, nouvelles contredites, sensationnelles erreurs, c'était inextricable!

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Et votre second volume, Préver, sur les gouverneurs espagnols?

-

Il s'attarde, hein?... C'est qu'il rencontre une grosse difficulté... Le premier m'a coûté 800 francs. « C'est bon pour une fois! » m'a dit ma femme.

Je n'ai guère connu Mme Préver. Sur quelques indices involontairement échappés à son mari, je pouvais seulement me l'imaginer qui, capable de prendre

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