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COIN RELIGIEUX

En ce quartier quatre fois centenaire
Dont les hôtels et les maisons

S'ornent d'un millésime ou d'un blason,
Le Séminaire

Aligne, au long de sa masse carrée,
Son triple rang de fenêtres barrées.
Des chanoines massifs en longent le trottoir
Et le mur solennel d'où déborde un platane :
Et les boucles d'argent ornant leurs souliers noirs
Brillent, de pas en pas, au bord de leurs soutanes.

La place tout entière est hostile au vain bruit.
L'évêché règne au fond et son fronton reluit;
Et vers le soir, la cathédrale sombre

Laisse flotter sur lui

L'ample et mouvante nuit

De sa grande ombre.

Lieux de piété docte et de chrétienne ardeur :

La province y cultive

Sa croyance rébarbative

Et sa ferveur.

L'ancienne foi s'y développe âpre et valide.

L'ordre la tient serrée en son poing dur

Et ses dogmes s'y consolident

Comme de lourds piliers encastrés dans un mur.

Et pour la maintenir ou l'affermir encor
Obstinément, au long des temps, depuis toujours,
Tels gars de la bruyère ou tels bourgeois des bourgs
Se font ses serviteurs ou se nomment ses prêtres.
L'Église trouve en eux ses soldats et ses reîtres :
Ils ont le cœur ardent, la voix fruste et sonore
Et par dessus leurs yeux, ils ont tassé leur front
Comme un moellon.

Ainsi l'esprit des champs rèche, têtu, gothique
Instaure, au cœur des villes apathiques,

Sa forge lourde où se couve son feu;

Il fit jadis leurs mœurs et leurs coutumes

Et leur terreur et leur cerveau

Et maintenant encor, son ponctuel marteau

Contrôle et tord, sur son enclume,

Chaque penser que jette au vent l'orgueil nouveau.

Et les cloches sonnent et sonnent

En son honneur, ainsi que des hérauts;
Et les cloches le célèbrent et le propagent
De siècle en siècle, et d'âge en âge,

Du haut des tours, à coups de battants noirs;
Elles le crient au vent et le crient à l'espace,
Aux coins, aux carrefours, aux ruelles, aux places,
Des
que l'aurore monte ou que descend le soir;
Et la ville obéit, dûment, à ces voix rudes,
Moins par amour peut-être ou par devoir
Que par longue et tenace et pesante habitude.
ÉMILE VERHAEREN.

LA GENÈSE DE L'ULENSPIEGEL

DE CHARLES DE COSTER

A mesure que la marche du temps déplace la perspective dans laquelle nous apparaît notre littérature belge d'expression française, le rang et la signification de nos écrivains nationaux sont de plus en plus fixés dans le jugement du public. La critique esthé tique, celle qui s'arme de goût plutôt que d'érudition, a presque achevé sa tâche, et le moment approche où une autre méthode, celle de l'exactitude philologique, pourra s'appliquer avec fruit à déterminer les sources d'inspiration de nos auteurs, et à préciser leur rôle dans l'évolution générale des lettres européennes.

Charles De Coster, dont la place est marquée sans conteste au nombre de nos gloires, ne réclame plus ni éloges ni blâmes. Les feuilles de sa couronne de laurier ont été définitivement disposées par la main de nos littérateurs. Le modeste labeur des comparaisons de texte et de l'examen des sources peut donc commencer pour lui. Si ce travail de patience, qui vise à établir la réalité des faits et à montrer leur enchaînement, fait sourire les amateurs d'amplifications brillantes, nous n'entreprendrons pas de le justifier. Mais nous avons à nous défendre dès l'abord contre une interprétation abusive de nos intentions.

Nous n'attaquons pas la réputation d'un écrivain en fixant la place qu'il tient dans l'histoire de l'évolution du goût. Les plus grands génies du passé ont largement emprunté à leurs devanciers et ont pleinement participé au mouvement littéraire de leur géné

ration. Leur originalité a consisté à se pénétrer des sentiments et des idées de leur siècle et à les exprimer avec profondeur et avec force. Et si De Coster brille au premier rang de nos illustrations nationales, c'est non comme un génie erratique ou isolé, mais comme l'interprète d'un courant d'opinion et comme l'initiateur d'un progrès artistique.

Francis Nautet, dans son Histoire des lettres belges d'expression française, a insisté sur les tendances politiques d'un libéralisme agressif qui animent d'un bout à l'autre la Légende d'Ulenspiegel et qui se précisent vers la fin, dans la conclusion de l'allégorie des Sept.

«... Ne prenez, écrit-il, que la substance du raisonnement réduite en matière informe, vous trouverez mis à nu, sous la parure luxueuse, les caractères amoindris d'un protestantisme qui a parfois raison du culte panthéiste inconscient grâce auquel De Coster s'est élevé au-dessus de son milieu.

» Dans le sens que nous donnons ici au protestantisme, entendez ce qu'en Belgiqne on dénomme le doctrinaire. » (1)

En rattachant aux conflits politiques dont notre pays est le théâtre la pensée finale de la Légende d'Ulenspiegel, Nautet n'avait certes pas absolument tort. Mais ses propres allusions au protestantisme et à un vague culte panthéiste nous engagent à chercher au delà des frontières de Belgique une partie des sources d'inspiration de notre premier chef-d'œuvre littéraire. Nous étions, au milieu du XIXe siècle, dépourvus de traditions favorables à la floraison des lettres nationales. L'imitation de la France, dangereuse en tout temps pour notre originalité, n'offrait guère de promesses à cette époque. Au cours de la bataille romantique, la France s'était elle-même tournée vers Byron, Shakespeare et Goethe pour rajeunir sa poésie figée dans les formes classiques.

De Coster, ennemi juré de la froideur académique, était d'ailleurs Flamand de parti-pris, exclusivement,

(1) Nautet, I. 122.

obstinément. Aurait-il pu emprunter à l'Angleterre? Rien ne l'indique, car il paraît avoir ignoré la langue et les écrivains d'Outre-Manche. Ce n'est pas à dire qu'il n'ait rien connu ou utilisé des ressources qu'offraient à son talent les littératures voisines. Nous signalerons plus loin la part de son bien qu'il a prise chez nos voisins du Midi et les rapports assez éloignés qui l'unissent à ses rivaux de Belgique.

Critiques et biographes s'accordent à nous montrer le chemin de l'Allemagne, si nous voulons saisir la filiation par laquelle il se rattache au mouvement littéraire européen. L'année de sa naissance à Munich (1827), la gloire olympienne de Goethe brillait à son apogée. Sans doute qu'en venant en Belgique à l'âge de six ans, le pupille de l'archevêque de Tyr ne pouvait apporter un bagage littéraire bien pesant, mais il possédait une connaissance de la langue allemande qu'il ne devait plus perdre par la suite. Quand parut la Légende, son auteur, qui atteignait alors sa quarantième année, parlait encore l'allemand avec facilité (1). Il était donc préparé à assouvir ses futures curiosités littéraires le jour où le goût romantique les orienterait vers son pays natal.

C'est à sa naissance germanique qu'il semble avoir été redevable de la facilité avec laquelle il acquit plus tard la connaissance du flamand. Si la familiarité de De Coster avec ces deux langues, est incontestée, en revanche il plane quelque doute sur la solidité de son savoir dans ce domaine (2). Dans une requête écrite en 1860, en vue d'obtenir un emploi à la commission de publication des anciennes lois, il affirmait lui-même qu'il savait le flamand, l'ancien, mieux que le nouveau. Sans vouloir exagérer la portée de

(1) Nous tenons ce renseignement de l'obligeance deM. C. Laurent, avocat à Charleroi, qui a connu De Coster en 1867, et qui est l'auteur de deux intéressantes notices imprimées à la suite du livre de F. Nautet.

(2) M. le professeur A. Willems, ami personnel de Charles De Coster, ne prise pas très haut son savoir linguistique. Il se serait borné, selon lui, à une familiarité courante avec le dialecte bruxellois, et à une connaissance superficielle de la langue littéraire.

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