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l'honnêteté régnoit entre les citoyens & que chacun avoit honte de donner publiquement fon fuffrage à un avis injuste ou à un sujet indigne; mais quand le peuple fe corrompit, & qu'on acheta les voix, il convint qu'elles fe donnaffent en fecret pour contenir les acheteurs par la défiance, & fournir aux fripons le moyen de n'être pas des traîtres.

Je fais que Cicéron blâme ce changement & lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoique je fente le poids que doit avoir ici l'autorité de Cicéron, je ne puis être de fon avis. Je penfe, au contraire, que pour n'avoir pas fait affez de changemens femblables on accéléra la perte de l'Etat. Comme le régime des gens fains n'eft pas propre aux mafades, il ne faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes lois qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la durée de la République de Venife, dont le fimulacre exifte encore, uniquement parce que fes lois ne conviennent qu'à de méchans hommes.

On diftribua donc aux citoyens des tablet. tes par lesquelles chacun pouvoit voter fans qu'on fût quel étoit fon avis. On établit aufi

de nouvelles formalités pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la comparaifon des nombres, &c. Ce qui n'empêcha pas que la fidélité des officiers chargés de ces fonctions (p) ne fût souvent suspectée. On fit enfin, pour empêcher la brigue & le trafic des fuffrages, des édits dont la multitude montre l'inutilité.

Vers les derniers temps, on étoit fouvent contraint de recourir à des expédiens extraor dinaires pour suppléer à l'infuffifance des lois. Tantôt on fuppofoit des prodiges; mais ce moyen qui pouvoit en impofer au peuple n'en impofoit pas à ceux qui le gouvernojent; tantôt on convoquoit brufquement une affem❤ blée avant que les candidats euffent eu le temps de faire leurs brigues, tantôt on confumoit toute une féance à parler quand on voyoit le peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti: mais enfin l'ambition éluda tout, & ce qu'il y a d'incroyable, c'est qu'au mi lieu de tant d'abus, ce peuple immense, à la faveur de fes anciens réglemens, ne laiffoit

(P) Cuftodes, Diribitores, Rogatores fuffra giorum.

pas d'élire les magiftrats, de paffer les lois, de juger les caufes, d'expédier les affaires particulieres & publiques, presque avec autant de facilité qu'eût pu faire le Sénat luimême.

Q

CHAPITRE V.

Du Tribunat.

UAND on ne peut établir une exacte proportion entre les parties conftitutives de I'Etat, ou que des caufes indestructibles en alterent fans ceffe les rapports, alors on inftitue une magiftrature particuliere, qui ne fait point corps avec les autres, qui replace chaque terme dans fon vrai rapport, & qui fait une liaison ou un moyen terme foit entre le Prince & le Peuple, foit entre le Prince & le Souverain, foit à la fois des deux côtés s'il eft néceffaire.

eft

Ce corps, que j'appellerai Tribunat, le confervateur des lois & du pouvoir légiflatif. Il fert quelquefois à protéger le Souve rain contre le Gouvernement, comme faifoient à Rome les Tribuns du peuple ; quelquefois à foutenir le Gouvernement contrele peuple, comme fait maintenant à Venife le confeil des Dix; & quelquefois à mainte→ nir l'équilibre de part & d'autre, comme fai foient les Ephores à Sparte.

Le Tribunat n'eft point une partie constitutive de la Cité, & ne doit avoir aucune portion de la puiffance légiflative ni de l'exécutive, mais c'eft en cela même que la fienne eft plus grande; car ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il eft plus facré & plus révéré comme défenfeur des lois, que le Prince qui les exécute, & que le Souverain qui les donne. C'est ce qu'on vit bien clairement à Rome, quand ces fiers Patriciens, qui mépriferent toujours le peuple entier, furent forcés de fléchir devant un fimple officier du peuple, qui n'avoit ni aufpices ni jurisdiction.

Le Tribunat fagement tempéré est le plus ferme appui d'une bonne constitution; mais pour peu de force qu'il ait de trop il renverfe tout à l'égard de fa foibleffe, elle n'eft pas dans fa nature, & pourvu qu'il foit quelque chofe, il n'eft jamais moins qu'il ne faut.

Il dégénere en tyrannie quand il ufurpe la puiffance exécutive dont il n'eft que le mo→ dérateur, & qu'il veut difpenfer les lois qu'il ne doit que protéger. L'énorme pouvoir des Ephores, qui fut fans danger tant que Sparte conferva fes mœurs, en accéléra la corrup

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