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voulu fortir de la fphère des fciences qu'il cultive, pour se vouer à ces affaires que l'intérêt et l'ambition des hommes ont coutume d'appeler de folides occupations: mais il a préféré de suivre l'impulfion irrésistible de fon génie pour ces arts et pour ces sciences, aux avantages que la fortune aurait été forcée de lui accorder; auffi a-t-il fait des progrès qui répondent parfaitement à fon attente. Il fait autant d'honneur aux fciences que les fciences lui en font: on ne le connaît dans la Henriade qu'en qualité de poëte; mais il eft philofophe profond, et fage hiftorien en même temps.

Les fciences et les arts font comme de vaftes pays, qu'il nous eft prefque auffi impoffible de fubjuguer tous, qu'il l'a été à Cefar, ou bien à Alexandre, de conquérir le monde entier : il faut beaucoup de talens et beaucoup d'application pour s'affujettir quelque petit terrain; auffi la plupart des hommes ne marchent-ils qu'à pas de tortue dans la conquête de ce pays. Il en a été cependant des fciences comme des empires du monde, qu'une infinité de petits fouverains fe font partagés; & ces petits fouverains réunis ont compofé ce qu'on appelle des académies : et comme dans ces gouvernemens ariftocratiques il s'eft

fouvent trouvé des hommes nés avec une intelligence fupérieure, qui fe font élevés au-deffus des autres, de même les fiècles éclairés ont produit des hommes qui ont uni en eux les fciences qui devaient donner une occupation fuffifante à quarante têtes penfantes. Ce que les Leibnitz, ce que les Fontenelle ont été de leur temps, M. de Voltaire l'eft aujourd'hui; il n'y a aucune science qui n'entre dans la fphère de fon activité; et depuis la géométrie la plus fublime jufqu'à la poëfie, tout eft foumis à la force de fon génie.

Malgré une vingtaine de sciences qui partagent M. de Voltaire, malgré fes fréquentes infirmités, et malgré les chagrins que lui donnent d'indignes envieux, il a conduit fa Henriade à un point de maturité où je ne fache pas qu'aucun poëme foit jamais parvenu.

On trouve toute la fageffe imaginable dans la conduite de la Henriade. L'auteur

a profité des défauts qu'on a reprochés à Homère: fes chants et l'action ont peu ou point de liaison les uns avec les autres, ce qui leur a mérité le nom de rapfodies. Dans la Henriade on trouve une liaison intime entre tous les chants; ce n'eft qu'un même fujet divifé par l'ordre des temps en dix

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actions principales. Le dénouement de la Henriade eft naturel; c'eft la conversion de HENRI IV et fon entrée à Paris, qui met fin aux guerres civiles des ligueurs qui troublaient la France: et en cela le poëte français eft infiniment fupérieur au poëte latin, qui ne termine pas fon Enéide d'une manière auffi intéreffante qu'il l'avait commencée; ce ne font plus alors que les étincelles du beau feu que le lecteur admirait dans le commencement de ce poëme : on dirait que Virgile en a compofé les premiers chants. dans la fleur de fa jeuneffe, et qu'il a compofé les derniers dans cet âge où l'imagination mourante, et le feu de l'efprit à moitié éteint, ne permettent plus aux guerriers d'être héros, ni aux poëtes d'écrire.

Si le poëte français imite en quelques endroits Homère et Virgile, c'eft pourtant toujours une imitation qui tient de l'original, et dans laquelle on voit que le jugement du poëte français eft infiniment fupérieur à celui du poëte grec. Comparez la defcente d'Ulyffe aux enfers avec le feptième chant de la Henriade, vous verrez que ce dernier eft enrichi d'une infinité de beautés que M. de Voltaire ne doit qu'à lui-même.

La feule idée d'attribuer au rêve de HENRI IV ce qu'il voit dans le ciel, dans

les enfers, et ce qui lui eft pronoftiqué au temple du Deftin, vaut seule toute l'Iliade; car le rêve de HENRI IV ramène tout ce qui lui arrive aux règles de la vraisemblance, au lieu que le voyage d'Ulyffe aux enfers eft dépourvu de tous les agrémens qui auraient pu donner l'air de vérité à l'ingénieuse fiction d'Homère.

De plus, tous les épisodes de la Henriade font placés dans leur lieu; l'art est si bien caché par l'auteur, qu'il eft difficile de l'apercevoir; tout y paraît naturel, et l'on dirait que ces fruits qu'a produits la fécondité de fon imagination, et qui embelliffent tous les endroits de ce poëme, n'y font que par néceffité. Vous n'y trouvez point de ces petits détails où fe noient tant d'auteurs, à qui la féchereffe et l'enflure tiennent lieu de génie. M. de Voltaire s'applique à décrire d'une manière touchante les fujets pathétiques; il fait le grand art de toucher le cœur: tels font ces endroits touchans, comme la mort de Coligni, l'affaffinat de Valois, le combat du jeune d'Ailli, le congé de HENRI IV de la belle Gabrielle d'Eftrées, et la mort du brave d Aumale; on se sent ému à chaque fois qu'on en fait la lecture: en un mot, l'auteur ne s'arrête qu'aux endroits intéreffans, et il paffe légèrement sur ceux

qui ne feraient que groffir fon poëme: il n'y ani du trop ni du trop peu dans la Henriade.

Le merveilleux que l'auteur a employé ne peut choquer aucun lecteur fenfé; tout y eft ramené au vraisemblable par le système de la religion; tant la poëfie et l'éloquence favent l'art de rendre refpectables des objets qui ne le font guère par eux-mêmes, et de fournir des preuves de crédibilité capables de féduire.

Toutes les allégories qu'on trouve dans ce poëme font nouvelles; il y a la Politique qui habite au Vatican, le temple de l'Amour, la vraie Religion, les Vertus, la Difcorde, les Vices, tout eft animé par le pinceau de M. de Voltaire; ce font autant de tableaux qui furpaffent, au jugement des connaiffeurs, tout ce qu'a produit le crayon habile dụ Carache et du Pouffin.

Il me refte à présent à parler de la poëfie du ftyle, de cette partie qui caractérise proprement le poëte. Jamais la langue française n'eut autant de force que dans la Henriade on y trouve par-tout de la nobleffe; l'auteur s'élève avec un feu infini jufqu'au fublime, et il ne s'abaiffe qu'avec grâce et dignité. Quelle vivacité dans les peintures, quelle force dans les caractères et dans les descriptions, et quelle noblesse

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